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Congrès de Metz (1979) : à quitte ou double

L’année 1979 marque l’acmé de la compétition entre Michel Rocard et François Mitterrand pour le leadership de la gauche socialiste. Depuis le congrès de 1977, à Nantes, Michel Rocard n’a cessé de renforcer ses positions, en gagnant de nouveaux soutiens à l’intérieur du Parti socialiste et en confortant dans l’opinion son profil de meilleur candidat de la gauche à l’élection présidentielle, selon la « stratégie de la tenaille » développée par Christian Blanc, qui était à l’époque son principal collaborateur. Et en même temps, il infléchit son discours politique, de la culture autogestionnaire et décentralisatrice à la rigueur économique nécessaire à la gauche pour gouverner.

A l’été 1977, Michel Rocard parvient à tenir une position d’équilibriste lors des négociations d’actualisation du Programme commun, marquant sa différence en interne sur la question des nationalisations, en particulier celle des filiales des groupes concernés, silencieux ou absent lors des réunions avec les partenaires. L’échec de ces négociations lui évite de rompre publiquement avec la majorité du parti, mais les désaccords accentuent les tensions avec les mitterrandistes. Quelques mois plus tard, pendant la campagne des élections législatives, il refusera de s’associer à l’opération de chiffrage du programme commun proposé par la direction du PS.

Une étape supplémentaire est franchie le 19 mars 1978, au soir du deuxième tour des élections législatives. Dans une intervention télévisée qui marquera les esprits, Michel Rocard prend acte de l’échec de la gauche avec une émotion non feinte. Alors que François Mitterrand rejetait sur la seule direction du Parti communiste la responsabilité de la défaite et soulignait le fait que le PS distançait désormais le PC au premier tour, le nouveau député des Yvelines met en cause une tonalité de la campagne qui a « réduit le programme commun à une plate-forme revendicative » et fait l’impasse sur le fait que « la gauche, c’est la liberté, la responsabilité, la justice ».

A l’été 1978, la garde rapprochée de François Mitterrand passe à la contre-offensive et lance « l’appel des trente », destiné théoriquement à préparer le projet socialiste en vue du congrès de Metz et pratiquement à s’opposer à « toute tentation révisionniste » et à défendre la ligne d’Epinay, celle de l’union de la gauche, c’est-à-dire en clair à faire pièce aux ambitions rocardiennes. Pierre Mauroy, qui voit dans cette opération une tentative de « transformer le congrès de Metz en Assises à rebours », se rapproche de Michel Rocard : ils décident de préparer une contribution commune en vue du congrès.

En septembre, toute une série d’enquêtes d’opinion font de Michel Rocard le candidat de la gauche le plus crédible pour 1981 et le député-maire de Conflans-Sainte-Honorine multiplie les interventions dans la presse écrite et audiovisuelle. Le 17 septembre, au club de la presse d’Europe 1, il déclare : « Sans doute un certain style politique, un certain archaïsme sont-ils condamnés. Il faut probablement parler plus vrai, plus près des faits. » Les amis de François Mitterrand se déchainent, Gaston Defferre allant même jusqu’à comparer les choix économiques de Michel Rocard à ceux de Pierre Laval.

Au début de l’année 1979, la tension s’est exacerbée entre mitterrandistes et rocardiens. Le 15 janvier, lors d’une émission d’Antenne 2, Michel Rocard affirme que Pierre Mauroy, premier signataire de la contribution commune, a vocation à devenir le premier secrétaire du PS. L’intéressé, qui n’a pas été prévenu de cette annonce, proteste et réaffirme sa volonté de parvenir à une synthèse… derrière François Mitterrand. Début février, le comité directeur constate que la synthèse est impossible et sept motions sont soumises au vote des militants.

Après une campagne interne d’une rare intensité, les résultats sont proclamés une semaine avant l’ouverture du congrès le 6 avril : la motion Mitterrand arrive en tête avec 40 % des mandats, celle de Rocard en deuxième position avec 20 %, suivie de celle de Chevènement (14 %) et de Mauroy (13,6 %) . Dès lors, les rapports de force sont établis et le déroulement du congrès lui-même n’est pas susceptible de les modifier – sauf pour déterminer les contours de la majorité qui dirigera le parti jusqu’aux présidentielles de 1981.

Le congrès s’ouvre dans une ambiance électrique. François Mitterrand lui-même, qui contrairement à son habitude décide de parler dès la séance d’ouverture, essuie huées et sifflets des militants rocardiens. Michel Rocard lui succède peu après à la tribune : à la fresque historique du Premier secrétaire convoquant Marx, Jaurès et Blum, il oppose une vision planétaire des menaces qui pèsent sur le monde – guerres, malnutrition, dérives monétaires – et qui seront autant de contraintes pour un gouvernement de gauche. Celui-ci ne pourra les affronter que s’il parvient à surmonter « deux incertitudes centrales ou deux crises : celle de l’Etat […] et celle de la pensée économique ». Et il insiste sur les insuffisances des propositions socialistes : « Avons-nous, nous socialistes, les réponses ? […] Le socialisme a toujours eu […] une pensée très raffinée en ce qui concerne la distribution de la richesse, mais pour ce qui est de la production, c’est une autre affaire. […] Une formule comme “ le pouvoir passe par la propriété, la propriété c’est le pouvoir” ne nous éclaire en rien sur la politique économique que nous aurons à faire, ni sur la manière d’engager la rupture avec le capitalisme sans mettre en cause le revenu moyen des Français, et surtout des plus défavorisés d’entre eux. » Et enfonçant le clou, il ajoute – vivement contesté par les militants mitterrandistes – que « pour mettre des produits ou des services à la disposition du public, il n’y a que deux procédés : le marché ou le rationnement » et « qu’une société où la liberté ne serait plus enracinée dans l’ordre économique » serait une société où la liberté tout court serait « gravement menacée ». Au-delà de ces réaffirmations, rappelant que ce congrès est le premier à se tenir après l’échec de mars 1978, Michel Rocard revient sur l’histoire du socialisme « et de son rapport avec le gouvernement de la France », soulignant que la longue série d’échecs « ne peut être le fruit du hasard » et ajoutant même qu’il en propose « une lecture plus organisée, plus charpentée que vient de le faire François Mitterrand »… Pour contrer la critique mitterrandienne sur la question de l’union de la gauche, il affirme que « le parti communiste [a] culturellement et pratiquement dominé la gauche pendant plus de quarante ans et créé cette situation incroyable que c’est par rapport à ses positions que se décernait le label d’appartenance à la gauche. C’est à cette situation qu’il faut mettre fin. » Pour que la gauche puisse l’emporter, il faut redonner au socialisme « une identité forte et cohérente », prenant pleinement en compte la culture autogestionnaire et décentralisatrice.
Evoquant ensuite les conditions de la synthèse et réclamant « d’enrichir notre parti de cette dimension nouvelle qui fonde l’unité dans le pluralisme et non dans l’orthodoxie », il livre en conclusion sa définition de ce qu’est « être de gauche, aujourd’hui » : reconstruire l’union en s’appuyant fermement sur l’identité retrouvée du PS, proposer au pays « un projet de société enraciné dans le réel, le dessein d’une société nouvelle qui affirmera sa rupture avec l’ordre ancien moins à travers les bouleversements qu’il suscitera que par le progrès équilibré des conditions de vie et de travail et la diffusion simultanée du pouvoir et des responsabilités », parler vrai et faire progresser le socialisme dans l’action militante au même rythme que sur le plan électoral.

Si ce discours n’a pas une dimension fondatrice analogue à celui du congrès de Nantes, il n’en reprend pas moins tous les termes du débat qui structurera l’affrontement entre Michel Rocard et François Mitterrand avant l’investiture pour l’élection présidentielle d’une part, et pendant les deux premières années d’exercice du pouvoir par la gauche d’autre part : sérieux économique, dévolution du pouvoir, équilibre des mesures quantitatives et qualitatives… Mais en même temps, il marque, comme l’a relevé Patrick Viveret, un glissement tactique et sémantique des thématiques de la « deuxième gauche » à celle d’une social-démocratie, certes rénovée, mais en même temps plus classique et plus acceptable par le corps central du Parti socialiste .

Michel Rocard a prononcé un second discours au congrès de Metz, tirant les conclusions de l’échec de la synthèse lors de la commission des résolutions. Ce second discours a probablement été plus commenté que le premier, puisque c’est celui qui comporte le fameux engagement de ne pas être candidat aux élections présidentielles contre François Mitterrand .

Le congrès de Metz devait fixer pour longtemps les rapports de force internes au Parti socialiste, au moins jusqu’au congrès de Toulouse de 1985, et sceller en même temps l’empêchement de la candidature de Michel Rocard à l’élection présidentielle.

Jean-François Merle
(avril 2016)


 


Consulter le premier discours de Michel Rocard


Consulter le second discours de Michel Rocard