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Fondation Jean Jaurès

Décoloniser la province

GenèseMichel Rocard au congrès de Nantes

Né des rencontres socialistes de Grenoble, le rapport « Décoloniser la province » de 1966 s'inscrit avant tout dans une longue tradition intellectuelle et politique en France. Il fait écho à l'ouvrage de Jean-françois Gravier, Paris et le désert français, paru en 1947, qui avait provoqué une réelle onde de choc dans l'opinion. D'un point de vue politique, le courant girondin de la Révolution française, qui faisait face aux Jacobins, est également visible dans ce texte. S'opposent ainsi deux visions de l'organisation territoriale en France : les régionalistes, qui sont pour une organisation décentralisée de l'Etat, et les partisans du département, qui prônent davantage une uniformité du territoire, sous couvert d'égalité. Dans les années 1960, ce texte permet au Parti socialiste unifié de fonder une doctrine politique, mue jusqu'alors par la lutte contre la guerre d'Algérie et la SFIO de Guy Mollet[1]. Il s'agit d'un texte fondateur à plus d'un titre, en premier lieu il rompt avec le courant jacobin qui prédomine alors dans la Gauche française, qu'elle soit héritière de la SFIO ou du PCF, surtout, le rapport permet l'élaboration d'une nouvelle conception de la France, qui se réalisera d'ailleurs en grande partie grâce aux trois actes de la décentralisation (1982, 2003, 2013). Pour ce qui est de Michel Rocard, l'idée de ce texte lui serait venue à l'occasion d'un contrôle des finances de la ville d'Auxerre, lorsqu'il était jeune haut fonctionnaire de Bercy[2] : il constata avec amertume l'inertie des pouvoirs administratifs locaux et de la non- efficience des circuits de décisions, souffrant d'un va-et-vient incessant entre Paris et la province.

 

Le rapport

Le titre se veut quelque peu provocateur, mais il a le mérite de poser une question de fond sans ambages. En effet, comment caractériser les relations qui unissent la métropole parisienne  du reste du pays ? Le rapport est divisée en trois parties distinctes, la première vise à analyser ces liens à la lumière du concept de colonialisme, la deuxième vise à trouver les conditions d'un développement autonome, la dernière, enfin, explicite les positions que pourraient défendre les socialistes français sur cette question. La notion de « colonialisme » ou de « colonisation » mérite en effet d'être questionnée. Selon Michel Rocard, la réponse est nettement affirmative, dans la mesure où les provinces françaises présentent bien souvent les mêmes traits que des colonies : prééminence du secteur primaire, différence de revenus par rapport à la métropole, absence de centres de décision. Cet état de fait à de nombreuses explications historiques, économiques, administratives et culturelles. En effet, l'Etat français est fortement centralisé depuis le Moyen-âge et il s'est construit dans l'opposition entre les rois de France et les féodaux. Cette opposition a été renforcée par la Révolution française et l'Empire, notamment avec la vision jacobine incarnée par la figure du préfet, haut-fonctionnaire représentant l'Etat français dans les départements, qui fait fonction de tutelle morale et administrative pour les collectivités. Il est par ailleurs notable que l'âge d'or de la colonisation française, à savoir les années 1880, coïncide avec l'imposition d'une culture française dominante aux dépens des langues régionales. La deuxième partie du rapport se veut plus technique, elle insiste d'abord sur le nécessaire renforcement des acteurs économiques locaux, à l'inverse de l'hyper concentration des activités (sièges sociaux, banques) à Paris. Elle vise aussi à montrer que le corps préfectoral doit être supprimé car il est le principal frein institutionnel à l'émancipation des provinces. Enfin, la troisième partie montre en quoi le socialisme doit s'engager dans cette bataille et infléchir ses positions : une plus grande autonomie conférée aux provinces est synonyme de davantage de démocratie et de meilleure gouvernance, le rapport commence d'ailleurs par cette formule équivoque : « Le socialisme est d'abord une lutte contre toutes les formes de domination de l'homme sur l'homme ».

 

La clé de la régionalisation

Dans le rapport, l'idée centrale est de procéder à une refonte de l'organisation territoriale de la République qui passe par une nécessaire régionalisation en évitant ainsi deux écueils. Le premier serait de renforcer les départements, trop nombreux et trop petits, incapables de jouer le rôle de vecteur décisionnel et financier à l'échelle locale ; le second serait de promouvoir un éclatement du territoire et de laisser la porte ouverte aux séparatismes (corse, basque, breton, alsacien), ce qui va à l'encontre de l'article premier de la Constitution de 1958[3], ou de promouvoir un système fédéral à l'allemande peu adapté à notre culture historique. La régionalisation est synonyme d'un nécessaire renforcement des grandes villes françaises : « La clé du problème est l'animation urbaine et non le folklore régionaliste ». En effet, la taille de Paris est comparable aux autres grandes capitales des pays développés (Londres, Tokyo), mais c'est le déséquilibre par rapport aux autres grandes villes qui frappe les esprits et qui fait de la France un cas tout à fait à part. Aux yeux de Michel Rocard, les villes régionales doivent agir comme des métropoles  capables d'assurer à la fois un soutien économique aux campagnes et un cadre administratif pour l'ensemble de l'arrière pays. Les acteurs des décisions doivent être au plus proche du territoire, car ils sont les plus à même de traiter les questions techniques et de fond, tout en garantissant aux citoyens une plus grande proximité et une meilleure transparence.

 

Postérité

Le thème de la régionalisation fut repris d'abord avec peu de succès par le général de Gaulle au sortir de mai 1968. Puis c'est François Mitterrand qui l'utilisa à des fins électorales, et l'arrivée en 1974 d'une partie du PSU au PS suite aux Assises du socialisme permit d'affirmer un courant décentralisateur au sein des socialistes français. Avec l'élection de François Mitterrand en 1981, une nouvelle page de l'histoire de France débute. Michel Rocard devient ministre du Plan et de l'Aménagement du territoire, mais Gaston Defferre est désigné pour mener à bien la réforme territoriale[4]. Le premier acte de la décentralisation procéda certes à la création de la région comme collectivité territoriale, mais le corps électoral resta d'abord départemental[5], tandis que la coopération intercommunale vint s'ajouter au mille-feuilles administratif. Michel Rocard créa néanmoins un outil qui permit de renouveler les rapports entre l'Etat central et les régions, à savoir les « Contrats de plan », qui permettaient aux régions d'être un véritable acteur décisionnel et de ne pas être dans l'obligation de demander des subventions à l'Etat. Surtout, l'acte III de la décentralisation de 2013 présente de nombreux traits évoqués dans le rapport de Michel Rocard : le nombre des régions a été réduit, on dénombre maintenant douze régions métropolitaines, auquel il faut ajouter la Corse et les cinq régions d'outre-mer. Ces douze régions permettent de renforcer le processus de métropolisation. Les grandes villes françaises peuvent désormais agir comme de véritables centre décisionnel (Lille, Strasbourg, Dijon, Lyon, Marseille, Toulouse, Bordeaux, Orléans, Nantes, Rennes, Rouen, Paris). Elles sont dotées d'un préfet de région, ainsi que deux assemblées délibérantes : le conseil régional et le conseil économique, social et environnemental. Les régions ont ainsi des compétences élargies, et jouent un rôle central dans le développement économique, notamment via les fonds européens de développement économique et régional.

Pour conclure, le rapport « Décoloniser la province » est à situer dans le temps long, il s'explique par des préoccupations nouvelles qui émergent dans les années 1960 mais qui réactivent de vieilles questions inhérentes à la République française. Surtout, il est un texte fondateur d'une part grâce à l'émoi qu'il suscite à sa parution et d'autre part, parce qu'il annonce avec acuité la voie de la décentralisation inaugurée en 1982.

 

Benjamin Thibord (juin 2017)
Diplômé de l'Institut d'études politiques de Paris

 

1. Michel Rocard, Georges Gontcharoff, Jean Le Garrec, Décoloniser la province, la vie régionale en France, Cahiers de l'Institut Tribune socialiste, Editions Bruno Leprince, 2013, p. 82.
2. Ibid., p. 89.
3. Article premier de la Constitution de 1958 « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale ».
4. cf note 1, p. 107.
5. Les premières élections régionales au suffrage universel ont lieu en 1986, et depuis 2004, le scrutin s'organise de manière proportionnel à deux tours avec une prime majoritaire.