Les rédacteurs de Convictions, le bulletin de l'association MichelRocard.org, m’ont demandé un éclairage scientifique sur Michel Rocard, le Rwanda et le génocide des Tutsi. Afin de le réaliser, il convient de s’appuyer sur une documentation la plus exhaustive possible, de manière à fonder des analyses les plus solides possibles, et cela d’autant mieux qu’à ma connaissance, la relation de Michel Rocard avec le Rwanda n’a fait l’objet d’aucune étude des spécialistes du génocide des Tutsi ni des spécialistes de la gauche.
A l’origine de cette invitation à la recherche se tient l’un de ces derniers, Pierre-Emmanuel Guigo me confiant, avec Jean-François Merle et Alain Bergounioux, le soin d’approfondir cette part méconnue de l’engagement politique et moral de Michel Rocard. Historien, Pierre-Emmanuel Guigo est l’auteur en 2020 d’une biographie remarquée de ce leader de gauche et homme d’Etat. Accédant aux archives privées de Michel Rocard, en voie de versement aux Archives nationales, il a découvert un document inédit constitué d’une lettre de ce dernier, en date du 17 septembre 1997, adressée à cinq membres du gouvernement de Lionel Jospin dont le Premier ministre lui-même. La missive est suivie d’un rapport confidentiel voire secret. Dans son biographie, Pierre-Emmanuel Guigo fait l’hypothèse que Lionel Jospin lui aurait confié en 1997 « une mission secrète » […] consistant à étudier les conditions d’un rapprochement avec le Rwanda[1] », en raison de sa particulière connaissance de l’Afrique. En confrontant ce que dit du document le biographe de Michel Rocard avec tous ceux auxquels j’ai pu avoir accès dans les cartons 81 à 84 du fonds privé, investigation nécessaire afin documenter au plus près le mandat de recherche confié par l’association, il s’avère que l’initiative du voyage revient à Michel Rocard. Il s’agit de son déplacement au Rwanda comme député européen et président de la Commission du Développement et de la Coopération du Parlement européen, à l’invitation du Président rwandais Pasteur Bizimungu[2].
De ce voyage, Michel Rocard ramène un rapport qui n’a rien d’inédit même s’il n’a pas fait l’objet d’une publication officielle. Cette note confidentielle au gouvernement français l’est en revanche. Le document ne peut dans l’immédiat être produit à l’appui de cette analyse. Il se trouve bien dans le fonds privé Michel Rocard, conservé dans des cartons annexes en cours d’inventaire par l’archiviste chargée du fonds. Une demande d’accès et de diffusion à usage public a été adressée par mes soins aux Archives nationales le 31 mai 2021. Elle est en cours d’instruction. Pour ne pas retarder la publication de ce dossier sur Michel Rocard et le Rwanda, il a été décidé que cette note confidentielle in extenso serait accessible ultérieurement sur le site de l’association MichelRocard.org[3], dès que l’autorisation de diffusion publique aura été accordée.
Il est à préciser que cette investigation dans les archives privées de Michel Rocard ne relève pas de ma propre initiative. J’aspirais plutôt à un certain repos après le rythme de travail imposé par la présidence de la Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi, laquelle remit son rapport au Président de la République le 26 mars dernier à l’issue de deux années de travail. Les 1200 pages le constituant ont aussitôt été rendues publiques[4]. Huit mille documents d’archives – dont tous ceux cités ou référencés dans le Rapport – sont accessibles à tous depuis le 7 avril, et début juillet plusieurs milliers d’autres encore sont ouverts pour tous les publics, toujours aux Archives nationales.
L’enquête présente découle de l’initiative de l’association MichelRocard.org et elle est totalement indépendante des travaux de la Commission de recherche qui sont achevés depuis la remise son Rapport. L’accès aux archives privées de Michel Rocard s’inscrit dans la démarche d’un chercheur ordinaire aux fins d’une recherche personnelle. Celle-ci ne découle pas seulement d’une compétence acquise sur le Rwanda mais également de la spécialisation d’une partie importante de mes travaux sur l’histoire de la gauche socialiste et mendésiste[5]. Ces recherches passées sur Michel Rocard ont reposé sur deux axes, en direction de la guerre d’Algérie et en direction des recompositions nées de la deuxième gauche. Il y a une forte cohérence de la pensée et de l’action de Michel Rocard, celui-ci faisant reposer la seconde sur la première de la même manière que l’action éveille une réflexion critique venant enrichir la pensée initiale.
La démarche rocardienne fut sans conteste très jaurésienne, sa biographe Madeleine Rebérioux la résumant par la formule : « l’acte et la parole »[6]. Son analyse de la guerre d’Algérie a conduit Michel Rocard à s’engager personnellement, particulièrement au travers de son enquête secrète de 1958 sur les camps de regroupements des populations musulmanes – devenus de terribles mouroirs-. Cette action l’a conduit à dénoncer, comme socialiste et intellectuel, l’aveuglement français en Algérie, particulièrement celui de la SFIO responsable de la radicalisation de la guerre. Comprenant que le parti était définitivement compromis dans la crise algérienne et interdisait toute position lucide sur le sujet, Michel Rocard compris que la seule issue était de retrouver les bases morales du socialisme et de reconstruire une formation qui assumerait le poids du passé, pour s’en libérer et agir au présent. Ce furent le choix de la scission et l’aventure de la deuxième gauche avec le PSA, puis le PSU, et les clubs mendésistes.
La renaissance d’un parti socialiste en 1971 permit de surmonter la division, sans toutefois que la question algérienne n’ait été véritablement résolue. On peut même avancer que la prééminence de François Mitterrand sur la nouvelle formation empêcha qu’un examen de conscience fut conduit. L’impensé algérien des socialistes s’aggrava même dix ans plus tard alors que la gauche était arrivée au pouvoir avec l’élection de François Mitterrand, quand un projet de loi d’amnistie des officiers putschistes fut soumis au gouvernement et à la majorité parlementaire[7]. Dix ans encore, et vint la crise rwandaise. En dépit de sa gravité, aucune fracture ni même tension n’apparurent chez les socialistes, tout au plus des interrogations critiques de députés comme la lettre de Jean-Michel Belorgey adressa au ministre des Affaires étrangères en novembre 1991[8]. En interne, au sein du Parti comme dans le gouvernement, des prises de positions démontrèrent que l’unanimité sur le sujet n’était pas de mise. Membre du bureau international, l’historien Gérard Prunier contesta la politique suivie au Rwanda, critiquant son alignement sur « le peuple majoritaire » hutu qui alimentait tous les risques de racisme anti-tutsi. Au sein du gouvernement de Pierre Bérégovoy particulièrement, le ministre de la Défense Pierre Joxe et son cabinet s’opposèrent, bien qu’en vain, au soutien militaire au régime du général président Habyarimana. La Commission de recherche a constaté dans son Rapport la surdité de l’Elysée à ses alertes et la vigueur des contre-attaques de l’Etat-major particulier du Président de la République dirigées, notamment, sur le ministre de la Défense[9].
Et Michel Rocard alors, connu pour son anticolonialisme depuis la guerre d’Algérie, désormais auréolé par les accords de Matignon dans le conflit néo-calédonien ? Son silence comme chef de gouvernement possède une explication révélée au début de son audition par la Mission d’information parlementaire sur le Rwanda (MIP)[10] le 30 juin 1998 : le dossier rwandais lui échappait totalement quand il était à Matignon. En mars 1993, et alors qu’il n’est plus Premier ministre depuis près de deux ans, il s’en enquiert. Il demande à Marisol Touraine, qui a fait partie de son cabinet à Matignon, une note sur le dossier rwandais. Elle la lui adresse le 15 mars 1993[11]. Elle renverse nombre des affirmations qualifiant cette politique, qui ne serait pas une politique personnelle du Président ni celle de l’Elysée, qui s’appuierait sur des bases solides dont les promesses de démocratisation du régime d’Habyarimana. Marisol Touraine prend aussi le contrepied d’une note du Quai d’Orsay[12] dans la lignée du suivi de la crise rwandaise par le Quai d’Orsay[13].
La demande faite à Marisol Touraine marque le début d’un engagement de Michel Rocard sur la France, le Rwanda et le génocide des Tutsi, et cela à un moment où il est impossible d’aborder de tels sujets si sensibles pour l’honneur des socialistes. Les épreuves se multiplient pour ces derniers. S’enchaînent la lourde défaite du parti aux législatives de mars 1993, le suicide de l’ancien Premier ministre Pierre Bérégovoy, la maladie du premier des socialistes François Mitterrand. Michel Rocard persiste cependant dans le dossier rwandais. Il est probable que cet intérêt, qui va devenir croissant au fur et à mesure qu’il comprend l’affaire, résulte d’échanges avec Jean Carbonare, à l’origine début 1993 d’une mission internationale sur la situation des droits de l’homme et des minorités au Rwanda[14].
Le rapport pour le Parlement Européen[15] du voyage de Michel Rocard au Rwanda, rédigé en moins d’un mois avec l’aide semble-t-il décisive de Michel Levallois[16], alerte sur le risque d’extermination des Tutsi sans méconnaître les exactions auxquelles se livre le Front patriotique rwandais. Des traces de correspondances entre les deux hommes, qui partagent en commun la culture protestante, affleurent dans les archives. Après 1994, Jean Carbonare est parti au Rwanda assister les nouvelles autorités issues du Front patriotique rwandais qui font face à une situation apocalyptique après le génocide d’un million de Tutsi, l’exode d’une population équivalente de Hutu, la menace que fait peser sur le régime et les survivants au moins vingt-cinq mille militaires et miliciens réfugiés dans la région frontalière du Kivu au Zaïre. La mission de Michel Rocard et sa réception par les autorités rwandaises s’expliquent par l’intervention de Jean Carbonare. Le jugement de Michel Rocard sur le France, le Rwanda et le génocide des Tutsi est-il faussé pour autant par l’introduction de son ami ? Toujours est-il qu’il apporte une attention soutenue au sujet au point d’engager un combat personnel, politique, éthique, rehaussé de la dimension européenne et de la problématique du développement.
Grâce aux archives que rassemble le fonds privé aux Archives nationales, on observe par son intensité que cet engagement s’apparente, peu ou prou, à ce que fut pour Michel Rocard celui de la guerre d’Algérie : exigence de vérité, critique conscience politique, discrétion médiatique résultant d’une morale de l’action. Cette méconnaissance du travail de Michel Rocard sur le Rwanda et le génocide des Tutsi s’explique en cela. Car l’ancien Premier ministre s’est refusé, comme pour la guerre d’Algérie, à se saisir du pouvoir de l’opinion pour contrer des institutions que garantit la constitution. Profondément légaliste, soucieux de mesure dans le combat politique, hostile à la culture révolutionnaire et à la violence partisane, Michel Rocard avait cette cohérence de pensée et d’action qui amplifiait la première et fragilisait la seconde. Ainsi le rapport qu’il rédige à l’issue de son voyage au Rwanda de 1997, et qui se révèle à la lecture, sous l’analyse, d’une acuité peu commune, n’est-il pas communiqué à la presse. Son auteur l’envoie à quelques dizaines personnalités politiques, surtout en France[17]. Michel Rocard espère probablement que l’un de ces envois finira par atteindre un grand journal du soir et que celui-ci réédite une couverture comparable à celle du 18 avril 1959 lorsque Le Monde titrait : « Un rapport révèle la situation souvent tragique du million d’Algériens ‘’regroupés’’[18] ». Cette révélation publique avait entraîné la communauté internationale à s’intéresser aux « événements d’Algérie », la définition que les autorités françaises donnaient de la guerre d’Algérie. Le 14 juillet 1959, la France était mise en cause à l’ONU.
La mission Rocard au Rwanda et le rapport qui en ressort passent au contraire largement inaperçus. L’Evénement du jeudi lui réserve certes trois pages dues au journaliste Jean-François Dupaquier, titrant en ouverture : « Sur les traces d’un génocide. Retour du Rwanda[19] ». L’AFP y consacre bien deux dépêches, Marchés tropicaux une brève[20]. Mais l’écho reste très faible. Ou bien l’analyse suscite-t-elle la relance du procès antitutsi comme celle du journaliste Stephen Smith, cité dans un éditorial du Nouvel Observateur, pour qui les rescapés alliés au FPR se seraient ligués afin de commettre des massacres et ériger « leur dictature dans l’ombre portée du génocide…[21] ». Un soutien de Michel Rocard répond par lettre à Jean Daniel, lui signalant « la manière dont Smith traite le problème est politiquement orienté dans le sens du “double génocide” ». On y apprend aussi que le même correspondant a fait parvenir à l’hebdomadaire « une copie du rapport Rocard[22] ». Il adresse à Michel Rocard une copie du courrier, insistant sur la qualité de son rapport, « pièce maîtresse de ce dossier, et ce d’autant plus que par l’intermédiaire du Parlement Européen, il va nourrir toute une pensée sur cette question dans toute l’Europe ». Il ajoute : « Il serait temps que nos compatriotes soient mis au courant de la manière dont a réellement été traitée la question rwandaise en 90-94, et que comme en Belgique, on apure sans tarder cette question en France, sans attendre….50 ans[23] ».
Un second « rapport Rocard » se présente sous la forme de la note confidentielle au gouvernement français déjà mentionnée. Celle-ci ne donne lieu, à notre connaissance[24], à aucune réaction des destinataires ni à aucune communication publique. Sans les recherches de l’historien Pierre-Emmanuel Guigo dans les archives – encore non versées – de Michel Rocard, le document aurait pu demeurer invisible pour de longues années. C’est aussi le cas de la déclaration que Michel Rocard prépare pour son audition du 30 juin 1998 devant la Mission d’information parlementaire et que Paul Quilès, qui la préside, ne l’autorise pas à lire sinon la première page (sur dix-huit pages). Michel Rocard en remet le texte à la Mission, comme le signale le compte rendu de l’audition[25]. Mais la MIP ne l’inclut pas dans le volumineux volume annexe de documents qui accompagne son rapport. Dans le cadre de ses travaux étendus sur deux années (2019-2020), la Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi n’a pas été autorisée à accéder au fonds de la Mission Quilès conservé à l’Assemblée nationale, par décision du bureau de cette dernière[26].
Est-ce pour ne pas révéler ce type de documents, témoignant d’une critique de la politique rwandaise de la France par l’un de ses premiers responsables –théoriques- et figure de la gauche démocratique, que l’accès au fonds Quilès a été refusé ? La question mérite d’être posée[27]. Dans le cadre du mandat de recherche que m’a confié l’association MichelRocard.org, j’ai pu personnellement retrouver le texte de cette « Déposition Rwanda », sous deux formats, manuscrit[28] et dactylographié[29]. Le document provient, comme une large partie des documents cités dans cette étude et accessibles sur le site de l’association, du fonds privé Michel Rocard déposé aux Archives nationales[30].
A l’issue de l’audition avortée de Michel Rocard devant la Mission d’information parlementaire, son action en faveur du Rwanda semble s’éteindre. En revanche, son intérêt pour l’Afrique ne cesse de grandir, comme le démontre en 2001 la publication de son essai, Pour une autre Afrique[31]. Sa période rwandaise s’établit en conséquence sur huit années, de l’intervention militaire française d’octobre 1990 décidée unilatéralement par l’Elysée dans l’ignorance de Matignon, jusqu’en juin 1998 lorsque l’ancien Premier ministre est interrompu dans une audition sans suite ni trace -autre que le compte rendu. Elle s’achève dans le vide et plonge dans l’oubli. Le travail réalisé par les historiens depuis une décennie, et depuis deux ans en ce qui concernent les membres de la Commission de recherche, lui donne aujourd’hui une actualité nouvelle.
Les actes et les écrits qui composent cette période rwandaise distinguent six moments.
1. Lorsque Michel Rocard est Premier ministre et que son action croise l’engagement français au Rwanda à partir d’octobre 1990, lui et son gouvernement sont mis hors jeu par la présidence de la République dans les décisions prises comme dans leur exécution sur le terrain. Le chef de gouvernement et ses ministres sont mis devant le fait accompli de cette politique, à l’exception de Roland Dumas au Quai d’Orsay qui lui est associé et la soutient. Les ministres de la Défense de la période, Jean-Pierre-Chevènement puis Pierre Joxe, sont contraints de l’appliquer bien qu’ils ne la partagent pas. Pierre Joxe manifeste même une forte opposition aux décisions de l’Elysée. Les affrontements avec le secrétaire général de l’Elysée Hubert Védrine, avec le chef de l’état-major particulier le général Quesnot et son adjoint le colonel Huchon, sont vifs. Ils ont été révélés, documents à l’appui, dans le Rapport de la Commission de recherche[32]. Quant au ministre de la Coopération Jacques Pelletier, un proche de Michel Rocard, il subit semble-t-il un recadrage du Président de la République après une lettre à François Mitterrand qui pouvait susciter une certaine inquiétude à l’Elysée[33]. Si le Rwanda n’est pas un sujet pour le chef du gouvernement, c’est en raison de sa marginalisation complète du dossier, lui comme Premier ministre mais aussi tout son cabinet à Matignon. Ecarté de toute décision mais aussi de toute information sur le sujet, Michel Rocard est donc étranger à la politique française au Rwanda comme le Rapport de la Commission de recherche l’atteste sur la base des archives politiques : aucune de celles-ci ne mentionne la moindre intervention du Premier ministre dans le dossier rwandais[34].
2. Après son départ contraint de Matignon le 15 mai 1991, Michel Rocard est, à notre connaissance inactif et silencieux sur le sujet. Toutefois, il est invité à participer, au début de l’année 1993, à un colloque de Médecins du monde. Il semble avoir été interpellé sur la question du Rwanda. Il demande alors – preuve de sa méconnaissance de la question – à son ancienne conseillère à Matignon pour les questions géostratégiques, Marisol Touraine, une note relative au Rwanda. Celle-ci s’informe auprès du Quai d’Orsay. Elle lui transmet une note de deux pages qu’accompagne une synthèse en provenance des Affaires étrangères :
À l’issue de votre intervention au colloque organisé par Médecins du Monde, vous m’avez demandé une note sur le Rwanda. Vous trouverez, ci-joint, l’analyse que m’a transmise le Quai d’Orsay. Il me semble utile d’attirer votre attention sur les quelques points suivants :
- Le Rwanda connaît l’une des situations les plus confuses d’Afrique. Trois problèmes se superposent : le problème ethnique de l’affrontement entre les Hutu et les Tutsi ; le problème démocratique, les Hutu majoritaires ayant accaparé le pouvoir depuis 1959 et le processus d’ouverture politique engagé par le Président Habyarimana en 1990 étant resté des plus limités ; le problème régional, enfin, l’Ouganda anglophone soutenant l’opposition Tutsi contre le régime rwandais francophone, la communauté rwandaise d’Ouganda ayant elle-même largement favorisé l’installation du régime Museveni.
- La France a de facto relayé la Belgique au Rwanda il y a une dizaine d’années. Surtout, F. Mitterrand a eu un « coup de cœur » pour Habyarimana, en qui il a vu un démocrate potentiel : l’avis unanime est qu’il s’agit incontestablement d’un homme « jovial et charmant » (SIC) ; ses sentiments démocratiques, eux, sont davantage mis en doute. L’opportunité de notre engagement politique au Rwanda est très discuté : il n’y a aucun doute que c’est l’Élysée, et lui seul, qui a pesé en ce sens. Cela dit, on ne peut nier qu’en nommant, en avril 1992, un premier ministre d’opposition, Habyarimana a semblé incarner un espoir démocratique, aujourd’hui déçu.
– L’envoi de nos troupes au Rwanda, il y a environ 28 mois, a été décidé par l’Élysée seul. L’objectif initial était la sécurité des ressortissants, français et belges, expatriés. Il est vite devenu le soutien au régime Habyarimana, et des militaires français ont participé aux opérations contre les rebelles. Aujourd’hui, la présence française fait l’unanimité contre elle. C’est pourquoi Paris vient de demander que le relais soit pris par des casques bleus de l’ONU et espère pouvoir se dégager très vite. La Grande-Bretagne est réticente et ne nous aide pas beaucoup.
En bref, le Rwanda est un cas compliqué à la fois par sa situation intérieure et par les motivations de la politique qu’y mène la France. Il n’est pas illégitime d’y déceler, au moins pour une part, les traces de soutien à un régime non démocratique même si celui-ci a la particularité d’avoir incarné, pendant quelques mois, l’espoir d’un progrès démocratique.[35]
Cultivant le « parler-vrai », la note de Marisol Touraine expose la réalité d’une intervention extérieure commandée exclusivement par l’Elysée dans un pays dont le premier dirigeant et partenaire stratégique de la Présidence est jugé peu crédible. Le propos est d’autant plus intéressant qu’il prend le contre-pied du Quai d’Orsay. Son rédacteur n’envisage pour sa part aucune des réserves sur la politique française au Rwanda qu’émet l’ancienne conseillère de Michel Rocard, à l’exception des conséquences du régime Habyarimana ayant « figé, voire accentué, les clivages ethniques, claniques et régionaux[36] ». On ignore quel usage, éventuellement public, Michel Rocard a fait de la note de Marisol Touraine.
3. Michel Rocard s’intéresse plus activement au Rwanda après son arrivée au Parlement européen en juillet 1994, et plus précisément quand il accède à la présidence de la commission de la Coopération et du Développement en 1997. Il aspire à transformer sa commission en une institution de mission et sa présidence en un socle de souveraineté. La thématique du développement croise celle de l’Afrique où la France a de nombreux intérêts résumés dans la sphère dite des « pays du champ ». Or, Michel Rocard n’a pas renoncé à cette époque à revenir sur le devant de la scène politique. Il espère capitaliser sur son action européenne et internationale.
Du développement à l’Afrique, Michel Rocard est encouragé à franchir le pas sur le conseil de son ami Jean Carbonare, déjà conseiller en 1991 de Jean-Michel Belorgey pour son action sur le Rwanda. En 1997, il encourage l’ancien Premier ministre à mettre en pratique « l’idée d’établir aussi prochainement que possible des contacts avec les responsables politiques africains dans la région des Grands Lacs », comme Michel Rocard le lui confirme par une lettre personnelle manuscrite en date du 11 juillet 1997[37]. Les analyses de Jean Carbonare insistent sur l’importance des Grands Lacs, la région apparaissant comme un point d’appui essentiel à « un nouveau dialogue Nord-Sud[38] ».
« L’histoire de l’Afrique bouge, s’accélère dans la région des Grands Lacs, et jusqu’à l’Afrique du Sud[39] ». En raison de la qualité de ses dirigeants, le Rwanda constitue la première des portes d’entrée vers les pays des Grands Lacs. Michel Rocard décide alors d’effectuer une mission au titre de sa présidence de la commission de la coopération et du développement. Il obtient une invitation du Président de la République rwandaise, Pasteur Bizimungu. Jean Carbonare, qui assiste les nouvelles autorités de Kigali pour les questions de développement, aide à l’organisation du voyage comme aux prises de contact au Rwanda. La mission effectuée, il la salue, relevant dans une « Notes. Le Rwanda et l’Union européenne », « les réactions des plus hautes autorités du pays [qui] ont été particulièrement positives, et, d’après les informations, on paraît disposé à poursuivre et à élargir ces premiers contacts[40] ».
D’une durée de cinq jours – du 28 août au 1er septembre 1997-, le voyage de Michel Rocard est réalisé au titre de sa qualité de Président de la commission pour le développement et la Coopération du Parlement européen. Il est accompagné par son ami l’expert Michel Levallois, préfet honoraire, ancien président de l'ORSTOM[41], délégué pour l'Europe de l'organisation internationale Environnement et développement du tiers monde (ENDA)[42]. Dans le pays, il profite de l’aide très importante de Jean Carbonare qui lui facilite déplacements et contacts. Les premières lignes du rapport que Michel Rocard rédige à son retour rendent un vibrant hommage à ce proche[43], « messager tout autant que l'instigateur de cette mission qui lui paraissait nécessaire pour renforcer la confiance entre la France, l'Union européenne et le gouvernement rwandais, et qui répondait à un réel désir de ce dernier de liquider la méfiance mutuelle qui règne sur ces relations et de rechercher les bases d'une coopération renouvelée pour l'avenir[44] ».
Au Rwanda, lors de son voyage, Michel Rocard n’a pu rencontrer le vice-président Paul Kagame, vainqueur militaire en 1994 et depuis homme d’Etat incontournable du nouveau régime. Une crise de paludisme l’a empêché de se joindre à l’audience accordée par le Président Bizimungu. Michel Rocard décide de l’inviter à Bruxelles pour une audition devant le Parlement européen. Il lui écrit personnellement le 10 octobre 1997, exposant les premières « bases » sur lesquelles « se construira la paix à laquelle nous aspirons tous[45] ». Soucieux de la réussite de la visite, Michel Rocard souligne à l’intention du président du Parlement Européen, Gil Robles Gil Delgado, que le Vice-Président et ministre de la Défense du Rwanda « a une grande autorité dans toute l’Afrique », et il sollicite de sa part une audience pour l’invité de sa commission[46].
L’audition de Paul Kagame a lieu le 20 janvier 1998. Il aborde de nombreux sujets et accepte le débat contradictoire, y compris sur le problème du respect des droits de l’homme et de la tenue d’élections générales, non sans expliquer : « On nous demande de résoudre nos problèmes avant de nous promettre une aide. Or, nous avons d’abord besoin de cette aide pour que nous puissions résoudre nos problèmes[47] ». Dans la déclaration liminaire que prononce en anglais Paul Kagame, il explique avoir été particulièrement inspiré (« quite influenced ») par le rapport de Michel Rocard sur son voyage au Rwanda. Cette déclaration très articulée fait forte impression[48].
De cette mission au Rwanda Michel Rocard a ramené en effet un rapport de dix-neuf pages serrées[49], rédigé en moins d’un mois[50]. Il est centré sur le génocide des Tutsi qualifié, pour suivre les travaux de l’historien Jean-Pierre Chrétien, de « tragédie de l’ethnicisme[51] ». Pour ce faire, Michel Rocard a beaucoup consulté durant les cinq jours qu’a duré son voyage. Un bilan est dressé en tête du rapport[52]. Et c’est la connaissance comme la conscience du génocide qui doit éclairer tant « la politique de reconstruction et de réconciliation du gouvernement » qu’« aux responsabilités de la communauté internationale et en particulier de l'Union Européenne ».
Le but que je me suis proposé en le rédigeant a été de rappeler que le génocide rwandais n'est pas un épisode de l'histoire africaine mais qu'il est un drame de l'histoire universelle, de montrer que les démons qui l'ont rendu possible ne sont pas exorcisés, de plaider pour qu'il reçoive un traitement moral, politique, et financier spécifique, en particulier de la part de la France et de l'Union européenne.[53]
Cette approche du génocide des Tutsi reconnu et intégré dans l’histoire mondiale des génocides du XXe siècle est défendue par les chercheurs mais rarement adoptée par l’opinion publique et les décideurs politiques, en France particulièrement. Cette occultation qui s’étendit sur près de trois décennies a découlé d’une volonté explicite de certains acteurs d’occulter la réalité (afin de masquer les responsabilités de la France[54]) Les accusations de complicité de génocide d’autorités françaises lancées par les nouvelles autorités de Kigali après leur victoire sur les génocidaires avaient amené de vives ripostes de Paris. En clôture du sommet franco-africain de Biarritz le 8 novembre 1994, François Mitterrand était revenu sur le massacre des Tutsi qu’il choisit de mettre en perspective d’une certaine histoire de l’Afrique et dont il décida d’en minimiser la réalité.
En vérité, vous le savez, aucune police d'assurance internationale ne peut empêcher un peuple de s'autodétruire, et on ne peut pas demander non plus l'impossible à la communauté internationale, et encore moins à la France tant elle est seule, lorsque des chefs locaux décident délibérément de conduire une aventure à la pointe des baïonnettes ou de régler des comptes à coup de machettes. Après tout, c'est de leur propre pays qu'il s'agit. Cela n'excuse rien, et même aggrave, mais comment serions-nous juge ou arbitre ? Ce n'est pas tant à la communauté internationale que ces fauteurs de guerre doivent rendre des comptes, mais avant tout à leur peuple, à leurs propres enfants, et je crains dans certains cas le jugement de l'histoire.[55]
Au regard de cette vulgate qui installe la thèse du « double génocide » - les Tutsi étant responsables à leur tour d’une extermination programmée des Hutu du Rwanda-, Michel Rocard réalise un saut qualitatif d’ampleur dans la connaissance du génocide des Tutsi. Il aspire à ce que cette nouvelle connaissance soit non seulement produite dans le cadre d’un document officiel émanant de surcroît de la dimension européenne à laquelle il croit, mais de plus portée vers un grand public. Michel Rocard mesure le pouvoir potentiel, en termes d’exposition médiatique et d’affirmation tant intellectuelle que morale de tels documents rompant avec une vulgate officielle, défendant une vérité que peu admette encore. Trois données caractéristiques la définissent.
D’une part, le génocide des Tutsi est l’œuvre d’un régime génocidaire qu’il est possible de qualifier, avec Jean-Pierre Chrétien, de « nazisme tropical[56] ». Avec lui s’est organisé un processus qui appartient plus à l’histoire européenne qu’à l’histoire africaine. De l’autre, l’exigence de le comprendre ne résulte pas uniquement d’un devoir de connaissance mais également d’une nécessité d’éclairer et de prévenir. A ce stade, Michel Rocard introduit les responsabilités de la France, de la solidarité avec un régime raciste à l’impensé sur le génocide en cours :
Le génocide de 1994 au Rwanda n'est pas une de ces péripéties incompréhensibles propres au continent africain. Il est le résultat de l'image que ses premiers colonisateurs allemands, lui ont fabriquée, que ses administrateurs et ses missionnaires belges lui ont appliquée, que ses élites ont adoptée, qu'un pouvoir menacé a transformé en « nazisme tropical ».
Il nous faut comprendre. Comprendre, pour éviter le renouvellement des horreurs qui ont ensanglante le Rwanda depuis 1959 et, qui ont culminé avec les massacres de 1994 ; comprendre ce qui s'est passé chez les Rwandais, mais aussi. comprendre la passivité et la complicité du gouvernement français et les ambiguïtés de l'opération Turquoise2. Comprendre, pour que nous ne risquions pas, Union européenne et gouvernement français, d'être à nouveau manipulés, anesthésiés par le leurre d'une grille de lecture ethnique et de passer a coté d'une chance de reconstruction et de réconciliation de ce pays.
Telles sont les questions auxquelles j'ai essayé de trouver des réponses auprès de mes interlocuteurs pendant cette mission. Les pages qui suivent développent les idées qui se sont progressivement imposées à moi au fil des nombreux entretiens et des rencontres que j'ai eus à Kigali et des deux déplacements que j'ai faits à Butare et dans le nord, à la frontière de l'Ouganda, pendant cinq journées d'une intense quête de sens. Elles doivent également beaucoup à la consultation de la presse et des ouvrages consacrés au génocide rwandais.
Les résultats de cette mission sont de deux ordres. Les premiers sont de l'ordre de la connaissance de ce pays, de sa situation passée et présente, de la compréhension de ce qu'il a vécu, de l'appréciation des forces en présence, à l'intérieur et sur la scène internationale. Les seconds sont de l'ordre de l'action: quels résultats politiques, quelles ouvertures, quelles perspectives pour la coopération européenne, pour les négociations sur l'avenir de l'accord de Lomé, quelles informations donner aux médias, quelles recommandations faire aux ONG ?
Le but que je me suis proposé en le rédigeant a été de rappeler que le génocide rwandais n'est pas un épisode de l'histoire africaine mais qu'il est un drame de l'histoire universelle, de montrer que les démons qui l'ont rendu possible ne sont pas exorcisés, de plaider pour qu'il reçoive un traitement moral, politique, et financier spécifique, en particulier de la part de la France et de l'Union européenne.
D’une réflexion dense mais d’une approche facile, le rapport est conçu par Michel Rocard pour servir d’outil de connaissance. Il décide d’en adresser une copie à une cinquantaine de personnalités[57], celles qui l’ont reçu lors de son voyage au Rwanda, des responsables européens et des dirigeants français dont l’actuel Président de la République Jacques Chirac[58]. La volonté de Michel Rocard d’alerter le continent européen sur le dossier rwandais répond à un sentiment d’urgence et au souci de placer les actions souhaitées à la hauteur du défi que représente la sortie d’un génocide. La justice y occupe une place centrale.
Certains ont appelé un peu vite à l'amnistie, ou è sa version chrétienne, le pardon, estimant que la culpabilité du génocide est partagée par trop de monde pour que la justice puisse être rendue individuellement. L'argument ne peut pas être retenu, car même en Afrique un génocide ne peut pas rester impuni, d'autant que bon nombre d'étrangers en portent une part de responsabilité. Il faut d'abord que la justice passe, que soient jugés et condamnés les responsables, les chefs qui ont préparé et dirige ces massacres, car il faut que le peuple rwandais retrouve des repères et des certitudes. Et il ne pourra les trouver et leur faire confiance, que s'ils sont enracinés dans les principes universels du respect de la vie, du respect de l'autre.
Le rapport de mission, enfin, évoque sans le détailler, le sujet de la responsabilité de la France « dans l'histoire de ces dernières années au Rwanda », que Michel Rocard qualifie de « certaine responsabilité, ne serait-ce que parce qu'elle a toujours considéré que ce pays francophone méritait, à ce titre, un traitement particulier ». Il conclut que la France « doit prendre des initiatives fortes pour rompre avec le cycle infernal dans lequel ce pays a été entraîné et peut se retrouver pris à nouveau[59] ». Dans le rapport officiel de la mission, Michel Rocard ne détaille cependant pas les responsabilités de la France dans la catastrophe.
4. Michel Rocard décide à cette fin de préparer le texte de la note confidentielle au gouvernement de Lionel Jospin et à quatre de ses ministres – qu’il connaît tous personnellement. Le ton de la lettre d’accompagnement, datée du 17 septembre 1997, est d’une singulière gravité[60]. Elle augure du contenu du court rapport qu’elle introduit. L’autorisation de le diffuser publiquement permettra de rendre compte précisément de son importance.
Au gouvernement, Michel Rocard adresse un second texte, destiné plus directement au ministre des Affaires étrangères Hubert Védrine[61]. Le propos est d’amener la France à se rapprocher du Rwanda en acceptant la part des responsabilité qui a été la sienne dans le malheur du peuple rwandais. Il ne défend pas seulement un projet de réconciliation entre les deux pays dont l’originalité – et le courage – réside dans la volonté d’assumer le passé tragique du génocide et des responsabilités françaises. La nécessité d’orienter la diplomatie française vers « le groupe stratégique qui a le commandement des orientations de l’Afrique anglophone » est également posée. Mais Michel Rocard en vient jusqu’à concevoir la mise en œuvre du rapprochement. Il imagine le scénario du « voyage de réconciliation à Kigali ». Il soumet à Hubert Védrine les deux actes à son sens indispensables au succès de la rencontre et qui tous deux concernent la France et le génocide : un « projet de déclaration » du ministre français[62] à son arrivée à Kigali, et un « projet de message sur le livre d’or du [Mémorial] de Gikongoro ». L’ancien Premier ministre se rêve même en émissaire entre les deux parties afin de créer les bases favorables à la réconciliation :
Deux questions.
1.Le gouvernement français accepte-il que j’engage cette négociation ?
2.Le gouvernement français accepte-t-il que les deux textes joints à cette lettre soient les
premiers éléments que je soumettrai à l’approbation rwandaise ? […]
Puis-je faire observer que c’est plutôt urgent. Je vais à Addis Abeba début mars pour voir comment l’OUA peut jouer un rôle pour faciliter les négociations de Lomé V. Ce serait un plus important sur ce dossier si les décisions étaient prises et connues avant.[63]
Nous n’avons pas connaissance d’une réponse que le Premier ministre ou ses ministres concernés -à commencer par Hubert Védrine- aurait adressée à Michel Rocard. Le fonds privé Michel Rocard est muet à cet égard. Une investigation dans les archives de cabinet ou les archives personnelles, ainsi qu’une démarche en direction des intéressés afin de recueillir leur témoignage, permettraient de s’assurer du destin mort-né de l’initiative[64]. On ne constate pas, en tout cas, de rapprochement entre les deux pays à cette période et pas davantage sur les bases suggérées par Michel Rocard. Ni même que celui-ci soit chargé des premiers pas de la négociation comme il le suggère dans sa lettre à Hubert Védrine. Les deux déplacements de ce dernier au Rwanda sont plus tardifs et ne débouchent sur aucune avancée réelle.
Les archives de Michel Rocard attestent d’une troisième démarche en direction des autorités françaises. Une « Note à L. Jospin, H. Védrine, C. Josselin et J. Chirac », non datée, expose une « nouvelle africaine de la France » et souligne combien le Rwanda en serait « un exemple symbolique »[65]. Son auteur propose notamment que le « traitement de toute crise [soit] exclusivement [réalisé] par des procédures internationales[66] ». La condition de cette « nouvelle politique africaine de la France » réside dans la capacité à oser « assumer ces orientations » :
Renouer avec le Rwanda
-reconnaître le passé
-des actes symboliques
-un renouveau dans le contenu de la coopération
-voyage ministériel
-l’Ambassadeur[67]
5. Si mutisme de ses correspondants il y a sur ces propositions d’action diplomatique et mémorielle, ce qui est fort probable, doit-on envisager une possible indignation de Michel Rocard devant le peu de cas accordé à un dossier qui lui est cher ? Ce que l’on constate en tout cas, c’est qu’assez rapidement après de telles démarches confidentielles, Michel Rocard prend la parole publiquement. C’est une première pour lui. Il s’y est préparé.
Le long entretien du numéro de juin-juillet 1998 de la revue Passages est réalisé au printemps compte tenu des délais de publication. Sa sortie intervient au moment même où la Mission d’information parlementaire auditionne Michel Rocard, le 30 juin 1998. Cette parole publique est inédite. Elle est tranchée. Elle représente pour nous le cinquième moment de la période rwandaise de Michel Rocard.
L’entretien donné par Michel Rocard est publié par la revue Passages[68] dans son numéro daté juin-juillet. La couverture propose l’accroche suivante : « La France s’est mal conduite au Rwanda ». Les analyses relatives à la politique française sont d’une rare sévérité. Justifiant le débat qui s’est ouvert et que Michel Rocard estime « parfaitement fondé », il explique :
Au Rwanda, nous nous sommes mal conduits. La France a maintenu en activité un traité d’assistance militaire (comme nous en avons avec une douzaine de pays d’Afrique) beaucoup trop longtemps et bien longtemps après qu’on eut découvert que le régime Habyarimana était, n’était rien de plus qu’une forme jusque-là inconnue de nazisme tropical, un régime raciste et génocidaire. Et de plus nous avions des raisons fortes – qui ont été niées par le pouvoir – de le savoir à temps.[69]
A la question de savoir « à quoi est imputable une telle myopie française ? », il poursuit en désignant les responsables en charge d’une telle politique :
Je ne le sais pas. Je n’étais plus au pouvoir à ce moment-là. Je vous rappelle d’ailleurs que, constitutionnellement, la politique étrangère est faite en direct par le Président de la République (ce qu’aucun d’eux n’a oublié de faire), et que cela ne change un peu que quand il y a cohabitation. C’est institutionnel, je ne vise pas des personnes en disant cela. Seulement, la personne dont il s’agit – qui est François Mitterrand- a peut-être agi pour des raisons linguistiques, puisque le Rwanda est francophone…
Michel Rocard s’applique à ce stade à définir la portée de son propos critique :
Je ne suis ni juge ni magistrat. J’ai le regret que l’honneur de mon pays soit compromis dans cette affaire. Je n’ai pas d’informations qui me permettent de dire qui a fait quoi , ni d’accuser. Je n’ai d’ailleurs pas une stature à porter des jugements au nom de l’Histoire, ce n’est pas mon genre. Simplement, la France est en complicité inconsciente dans quelque que chose qui, au total, a tourné à la mauvaise action, c’est-à-dire au soutien trop long du régime d’Habyarimana. C’est tout ce que je peux dire et c’est suffisamment grave à mes yeux.
Son analyse des responsabilités politiques et la place que Michel Rocard leur accorde dans la compréhension de la « mauvaise action » conduisent l’ancien Premier ministre à dégager l’honneur des forces armées, d’abord au sujet des militaires de l’opération Turquoise. Ils « ont fait leur métier admirablement ». Il ajoute : « ils étaient voués à obéir à des consignes politiques venues trop tard, incomplètes et situées géographiquement dans des conditions qui ont abouti à des catastrophes sans qu’ils n’y soient pour rien. La responsabilité incombe, pour une petite partie à l’ONU dont le mandat a été donné beaucoup trop tard – on a perdu un temps monstrueux – et pour une grande partie aux politiques français qui n’avaient pas une vision suffisante de la situation ».
Au terme de ce long entretien entièrement consacré à l’Afrique, Michel Rocard revient encore sur le Rwanda et la politique que la France y a menée. Il conclut sur deux certitudes qui noircissent encore davantage le dossier rwandais de la France :
En tout cas, une chose est certaine : l’ensemble des colonisateurs –nous y compris- avons au total au total aggravé les clivages ethniques en Afrique. L’Afrique est diverse – comme nous-mêmes d’ailleurs […]. Or, en Afrique, nous avons excité les guerres entre ethnies diverses, alors que, du temps des grands empires africains, l’empire Mossi, l’empire du Bénin, quelques autres, ou le royaume (plus petit) du Rwanda, on se savait différents, mais on ne cohabitait pas trop mal et on ne s’entretuait pas.
Un dernier point : on peut être attaché à sa langue. Je suis personnellement très attaché à la langue française, je crois qu’elle porte des vertus. Mais nous nous ridiculisons quand nous faisons du combat linguistique des ex-colonisateurs une occasion de guerre fratricide en Afrique. C’est ce que nous avons fait au Rwanda, et c’est une honte. Je suis, pour ma part, persuadé que la défense des valeurs que nous portons sera d’autant mieux assurée que notre politique sera plus pacifique et plus pertinente[70].
Michel Rocard est sorti de son silence. Au même moment, il est entendu par la Mission d’information parlementaire sur le Rwanda.
6. Le sixième et dernier moment de la période rwandaise de Michel Rocard se centre en effet sur son audition devant la MIP. Celle-ci a été créée par les deux commissions de la Défense et des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale[71]. Elle fait suite aux débats suscités dans l’opinion publique par la publication des articles du journaliste Patrick de Saint Exupéry dans Le Figaro. Le principe d’une commission d’enquête, aux pouvoirs d’investigation accrus, a été écarté pour des raisons qui n’ont jamais été parfaitement élucidées. Michel Rocard est entendu le 30 juin 1998, à 16h15, en salle Victor Hugo du 101 rue de l’Université, comme l’indique la lettre que lui a adressée Paul Quilès le 25 mai précédent[72].
Une tension, que relèvent des journalistes[73], entoure l’audition. Elle s’explique pour une double raison, structurelle et conjoncturelle. La première résulte de l’opposition historique entre les courants que structurent respectivement le Président de la République et l’ancien Premier ministre Michel Rocard. Après son départ de Matignon, ce dernier a subi une sévère défaite aux élections européennes en raison du surgissement de la liste MRG de Bernard Tapie à laquelle François Mitterrand apporta un soutien officieux. Un journaliste du journal Libération a témoigné en octobre 1994[74] de la solitude de Michel Rocard dans les couloirs du Parlement européen à Strasbourg, conséquence du rejet qui l’entoure. La défaite qu’il incarne a même accentué cet ostracisme, selon une loi tacite en politique qu’un homme ou une femme à terre ne doit pas être épargné.
Proche de François Mitterrand (dont il a été à cinq reprises ministre, en particulier de la Défense et de l’Intérieur), Paul Quilès n’aborde pas nécessairement cette audition avec la plus grande bienveillance. Le député socialiste Bernard Cazeneuve, issu des rangs fabiusiens, est rapporteur au titre de la commission de la Défense. Le second rapporteur, cette fois au titre de la commission des Affaires étrangères, est Pierre Brana, un député socialiste de tendance « rocardienne ». Son travail, et la commission qu’il représente, n’occupent pas une place décisive au sein de la Mission d’information. Dans un courrier du 3 juillet 1998 à Jack Lang qui préside la commission des Affaires étrangères, il demande confirmation de la répartition des tâches au sein de la MIP celle-ci cantonnant « le rapporteur de la commission des Affaires étrangères […] à la région des Grands Lacs hors Rwanda »[75].
Une seconde donnée explique de toute évidence la tension qui entoure l’audition de Michel Rocard, à avoir la teneur de l’entretien donnée à la revue Passages dans lequel, comme on l’a vu, l’ancien Premier ministre est très sévère sur la politique rwandaise conduite par l’Elysée. Une note manuscrite de sa plume, du 15 juin, détaille une série de faits venant à l’appui de son approche divergente. Elle doit préparer l’audition devant la MIP :
Mission Quilès – 40 membres 20 en séance.
Bossent Quilès. Cazeneuve Rapporteur PS Cherbourg Fabius.
Brana Rapporteur pour Comm. AE.
(2 rapports ou 1 seul rapport cosigné).
François Lamy Essonne (ex […]).
A droite. Myard. Galy-Dejean
Ce qu’explique Védrine risque d’être majoritaire.
Vérité officielle = 1990. Une politique de coopération . Une agression extérieure vient de l’Ouganda.
90-93. Stabiliser le Rwanda, défendre ses frontières. Pousser à négociation. Arusha.
93. La France s’en va. On a rempli notre mission.
Ca masque la gestion directe de la relation Mitterrand Habyarimana.
Chaines de commandement non respectées.
-Questions à moi. Le PM vis-à-vis de l’Afrique.
-La nature du régime Habyarimana.
v. Dominique de Combles de Nayves.
La mission est invitée au Rwanda ?
Faut-il qu’elle y aille.
Des massacres il y en a toujours eu…[76]
Ce 30 juin suivant, le témoignage de Michel Rocard est entendu en même temps que celui d’Edith Cresson qui lui a succédé à Matignon, de Roland Dumas, ministre des Affaires étrangères de mai 1988 à mars 1993 (et à l’époque président du Conseil constitutionnel), enfin de celui d’Edwige Avice qui fut ministre de la Coopération et du Développement de mai 1991 à avril 1992. Alors d’autres personnalités de moindre importance sont entendues individuellement, la Mission d’information parlementaire opte pour un format collectif plutôt resserré compte tenu de la qualité des ministres et anciens ministres, et en fin de journée, limitant fatalement le temps d’échange. Michel Rocard ne peut en conséquence développer la seconde partie de son exposé.
Michel Rocard souhaite en effet ne pas seulement témoigner de sa connaissance des faits alors qu’il était chef du gouvernement mais également faire part de son analyse présente « en tant que président de la Commission du Développement et de la Coopération du Parlement européen […] amené à visiter le Rwanda », soucieux de « tenter d’y bâtir une politique européenne avec un regard rétrospectif[77] ». Il propose alors « de donner lecture d’une déposition qu’il avait rédigée ». Le président Quilès demande à l’ancien Premier ministre de « limiter, dans un premier temps, son exposé à la période de trois ans où il avait été Premier Ministre, et de réserver l’autre partie, qui ne relève pas du témoignage mais de l’analyse politique, à un échange ultérieur ».
Si Michel Rocard aspire à consacrer son temps d’audition à l’analyse présente de l’engagement français au Rwanda, c’est qu’au sujet de ses responsabilités de Premier ministre, il en a « pour vingt secondes », selon une journaliste de Libération présente à l’audition publique[78]. L’échange prend toutefois plus de temps, les parlementaires étant soucieux d’approfondir ce constat fait par Michel Rocard de l’absence complète d’autorité de Matignon sur la politique française au Rwanda. Cette mise à l’écart institutionnelle, Roland Dumas la conteste. Toutefois, lui-même comme les ministres de la Coopération sont intégrés au dispositif présidentiel de décision et d’exécution de la politique de la politique française au Rwanda. Bien que membres du gouvernement, ils rendent compte exclusivement au Président, ce que confirme le Rapport de la Commission de recherche[79]. Le résumé des débats proposé dans le volume annexe du rapport de la MIP expose l’état de la discussion sur la mise hors-jeu de Matignon. Ce point est introduit par Michel Rocard qui poursuit en direction du second volet de son témoignage. Il a, dès ses premiers mots à la MIP, « souligné que son approche de la question rwandaise était double [et] proposé de donner lecture d’une déposition qu’il avait rédigée » centrée sur ses projets présents pour le Rwanda.
Michel Rocard a alors souligné qu’il était tacitement admis que l’action diplomatique et militaire de la France en Afrique échappait au Premier Ministre, et que cette restriction de ses compétences faisait partie de règles dont le Président François Mitterrand n’était pas l’initiateur puisqu’elles lui étaient antérieures.
Il a indiqué que le Ministre de la Coopération de son gouvernement, M. Jacques Pelletier, n’aurait pu lui rendre compte de son action sans mettre en cause la confiance du Président de la République et a affirmé qu’il n’avait jamais entendu parler du Rwanda pendant la période où il était Premier Ministre et qu’il avait appris le lancement de l’opération Noroît par la presse.
Soulignant qu’il n’était ni juge, ni historien, ni journaliste, il a relevé que sa tâche, en visitant le Rwanda, sept ans après, n’était pas d’écrire l’histoire ni de porter jugement sur elle, mais de faire la politique européenne d’aujourd’hui, c’est-à-dire de porter des jugements de valeur sur les perceptions des faits, ce qui est un autre problème que celui de l’examen de moralité des décisions de la République française, à l’époque.
L’audition d’Edith Cresson vient en appui du constat de son prédécesseur[80]. Les travaux de la Commission de recherche confirment cette mise hors-jeu de Matignon dans la politique française au Rwanda. Elle s’explique par des rapports de force politiques et des pratiques institutionnelles, et non par la Constitution elle-même, la preuve en est qu’Edouard Balladur devenu Premier ministre obtient un partage de la décision avec le Président de la République. Il s’est appuyé pour ce faire sur l’article 20 de la Constitution : « Le Gouvernement détermine et conduit la politique de la nation ». Roland Dumas conteste cette présentation de l’ancien Premier ministre, expliquant que les conseils des ministres et les conseils restreints de défense abordaient de telles questions comme celle de l’engagement français au Rwanda.
Il a présenté en quelques mots la situation de l’ensemble de l’Afrique en 1990 et les interventions que le ministère avait été amené à entreprendre au Rwanda sous sa direction, étant entendu que cette action avait été menée en parfaite coordination avec les Premiers Ministres successifs et les Ministres de la Coopération. […] M. Roland Dumas a appelé l’attention sur le fait qu’il a été très précisément dit au cours de ce conseil restreint et au cours du conseil des ministres, que la position de la France était de fournir au Rwanda les moyens de se défendre contre une agression étrangère, mais qu’en aucun cas, les forces françaises ne devaient intervenir dans ce combat. Il s’agissait, en effet, évidemment, d’une résistance à une agression étrangère, mais aussi d’un problème intérieur auquel la France n’avait pas à se mêler. Non seulement la France ne s’est pas livrée à une intervention militaire directe mais elle a recherché un rapprochement systématique en s’adressant aux deux parties et à ceux qui apparaissaient à l’horizon comme leur soutien. Cette action s’inspirait du discours prononcé quelques mois auparavant à La Baule, et visait à encourager le Rwanda à s’engager sur une voie démocratique, ce qui pouvait prendre plusieurs formes : premièrement, la mise en place d’un gouvernement de coalition, d’où la pression exercée sur le Président rwandais Habyarimana pour qu’il cède un peu de terrain, change de mentalité et accepte de constituer ce gouvernement ; deuxièmement, des élections et le retour de ceux qui aspiraient à rentrer.
En réponse, Michel Rocard persiste à estimer que Matignon n’était pas associé aux réunions des cellules de crise comme celles instituées après le déclenchement de l’offensive du FPR. Une note infrapaginale du rapport fait référence à un courrier adressé à la mission d’information par lequel Michel Rocard indique « que vérification faite après son audition, ni son conseiller sécurité ni son conseiller diplomatique ni son chef de cabinet militaire n’ont été conviés à ces réunions concernant le Rwanda[81] ». Des documents conservés dans le fonds privés montrent que Michel Rocard a recherché le témoignage de ses proches collaborateurs de Matignon pour confirmer cette mise à l’écart du Premier ministre. Son directeur de cabinet Jean-Paul Huchon n’a « jamais eu à connaître en quoi que ce soit du Rwanda », tandis que le chef de son cabinet militaire, le général Menu, n’a « aucun souvenir non plus[82] ».
« Sans vouloir polémiquer avec son ancien Premier Ministre », avance Roland Dumas, ce dernier se montre « un peu inquiet de constater que ce dernier n’écoutait pas beaucoup son Ministre des Affaires étrangères ». Michel Rocard suggère « que la réciproque avait pu être vraie » et propose « de laisser à la mission sa déposition écrite pour qu’elle soit étudiée ». Il poursuit son analyse des parties en présence dans le conflit, selon le compte rendu qui est fait par les services de l’Assemblée :
Il a récusé complètement la comparaison de la crise rwandaise avec celle du Tchad. Kadhafi était le chef d’un Etat étranger, dont les troupes n’étaient qu’étrangères alors que le Front patriotique rwandais était pour l’essentiel composé de Rwandais tutsis. Il a rappelé que Paul Kagame avait trois ans quand sa famille avait fui les persécutions anti-Tutsis. C’est pour cette raison qu’il était anglophone et qu’il avait fait toute sa carrière en Ouganda.
Au fur et à mesure que le régime Habyarimana se durcissait, un certain nombre de Hutus, dont l’actuel Président de la République rwandaise, Pasteur Bizimungu, rejoignaient le Front patriotique rwandais parce qu’ils estimaient nécessaire de le combattre. L’Ouganda était la base arrière du FPR. Il en avait fourni les cadres, les uniformes, les munitions et des soldats, mais on ne peut pas considérer que l’instrument de combat que constituait le FPR ait été aux mains d’une puissance étrangère.
Michel Rocard a estimé que la France s’était trompée de camp et qu’elle avait soutenu trop longtemps un régime qui devenait indigne. Mais elle était liée par un acte légal de solidarité, qui aurait nécessité beaucoup de solennité et d’effort de collecte d’informations pour être dénoncé à temps.
Michel Rocard récuse la thèse de l’agression extérieure subie par le Rwanda en octobre 1990 et conteste la politique d’alignement sur un régime, celui d’Habyarimana, caractérisé par une violence de haute intensité.
Il a fait un parallèle entre le Front patriotique rwandais qui a mis fin au génocide et peut être considéré comme une armée de libération venue de l’étranger, et la division Leclerc venue d’Angleterre. Il a estimé que sa lecture des événements le conduisait à penser qu’il s’agissait d’une guerre civile, dans laquelle une armée de libération était venue de l’extérieur, parce qu’elle ne pouvait pas se former à l’intérieur, et avait entrepris la reconquête du pouvoir avec l’appui d’un pays étranger selon un schéma très classique dans le monde contemporain.
Pour répondre avec précision à M. Jacques Myard, il a fait valoir que, sur le plan de la moralité, dès les années 1985-1990, le régime Habyarimana était devenu infiniment plus odieux que dans le passé, que le voulaient ses engagements internationaux et, en tout cas, que ce que souhaitaient pour leur avenir les Rwandais en train de créer le Front patriotique rwandais.
Il a convenu qu’il s’agissait d’une analyse politique et non d’un jugement sur le droit et l’honneur. Il a remercié M. Pierre Brana d’avoir précisé cette interprétation, soulignant qu’on était dans l’évaluation politique. L’idée que l’avenir de l’Afrique appartient à des pays plus démocratiques et plus respectueux des droits de l’homme et qu’il n’y a pas de développement sans démocratie, était déjà partagée par les adversaires d’Habyarimana. C’est en ce sens que la France s’est trompée de camp et c’est pour cette raison qu’elle se trouve dans une grande difficulté pour entretenir une relation sérieuse avec l’Afrique de l’Est solidaire de Paul Kagame.
Il est alors interrogé par le président de la MIP qui lui demande si, « avec le recul, il envisageait un seul instant que le Gouvernement français, le sien ou le suivant, aurait pu dans un pays d’Afrique comme le Rwanda défendre le FPR, c’est-à-dire un mouvement qui visait à abattre le régime au pouvoir ». Il est intéressant de souligner que Paul Quilès l’amène vers ce terrain, non du strict témoignage des faits étudiés mais d’une analyse présente sur le passé.
Michel Rocarda rappelé qu’un gouvernement se posait souvent la question de savoir s’il avait raison de soutenir un régime légal, à la moralité un peu incertaine sur le plan des droits de l’homme. Il a estimé que si, en 1990, il avait participé à la chaîne de décision et s’il avait eu l’information que, dès 1990, le régime d’Habyarimana était ce qu’il y avait de plus abominable parmi les pays avec lesquels la France coopérait, il se serait battu pour une autre orientation. Il a affirmé qu’il fallait néanmoins sauver nos ressortissants, ce qui était une autre affaire.
Le Président Paul Quilès a relevé que, même s’il s’agissait d’une autre affaire, il fallait commencer par là.
Michel Rocard a fait valoir que le Front patriotique rwandais n’avait jamais menacé les ressortissants européens.
Au terme de cette séquence, il n’est plus possible d’entendre Michel Rocard sur le second point qu’il a souhaité exposer. Le temps manque. Il quitte la salle des débats tout en laissant le texte écrit de sa déclaration, accompagné de documents sur l’extrémisme hutu de la période étudiée. Le compte rendu de l’audition atteste de sa volonté de remettre cet ensemble préparé à cette fin[83].
Compte tenu de la brièveté de son audition et de la qualité de l’ancien Premier ministre, on aurait pu imaginer ce que ce texte et ces documents figurent dans le volume annexe du rapport de la MIP rassemblant les documents sur le sujet. Cela n’a pas été le cas. Reste, pour en prendre connaissance, la possibilité d’accéder aux archives de la MIP. La Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi n’a pas été autorisée à en prendre connaissance par décision du bureau de l’Assemblée nationale[84], quand bien même sa lettre de mission signée du Président de la République nommait ce fonds parmi les principaux sur le sujet[85]. L’accès aux archives privées de Michel Rocard a permis de retrouver non seulement un texte dactylographié, version probablement remise au président Paul Quilès, mais également l’original manuscrit de la main de Michel Rocard. Cet ensemble est désormais accessible sur le site MichelRocard.org comme l’ensemble des documents cités et référencés dans cette étude.
L’absence de publicité donnée à ce document pourtant remis en audition publique à une mission de la représentation nationale, et son indisponibilité à la connaissance historique jusqu’à sa découverte aux Archives nationales, auraient signifié la perte d’un savoir important. Intitulé « Déposition Rwanda », le texte détaille, après le constat établi en audition d’une absence complète d’autorité de Matignon sur le dossier, le voyage de Michel Rocard et le pouvoir qui a été le sien de « rassembler et confronter les perceptions, les jugements de valeurs, les informations tenues pour vraies même sans preuves, de toutes les parties en présence, gouvernement rwandais, porte-paroles importants de la société civile, Union Européenne, République Française pour essayer d’en faire émerger les lignes de forces d’une politique d’avenir[86] ». Il constate comme les parlementaires, que « bien des questions importants restent sans réponse », et il liste ces dernières :
Quel a été le rôle exact des « conseillers » militaires français de l’opération Noroît ?
Ont-ils ou n’ont-ils pas servi au feu contre le Front Patriotique Rwandais à l’automne 1990 ?
Les autorités rwandaises considèrent comme acquis que le chef du Front Patriotique Rwandais, le Général Fred Rwigyema, à leurs yeux le héros national constructeur de l’armée de libération, a été tué par un obus français tiré par des artilleurs français. Y a t il une certitude, une probabilité que ce soit vrai ?
Quand ont pris fin les dernières livraisons d’armes françaises à Habyarimana ?
Lorsqu’un des éléments de Turquoise en juin 1994, semble-t-il, s’installe dans une ancienne école près de Gikongoro à Murambi, à peine 15 jours après la fin des massacres, ses responsables savent-ils ou ne savent-ils pas que leur cantonnement est à 30 mètres à peine de l’extrémité de la plus grande fosse commune du Rwanda, d’où l’on a retiré ensuite 17 000 cadavres, dont beaucoup restent exposés dans le bâtiment de cette école, donc dans l’ancien, cantonnement de Turquoise ?
Le devoir d’un responsable politique est de rechercher des réponses, d’autant mieux lorsqu’il se trouve en situation de « coopération[87] » et qu’il se donne une méthodologie que Michel Rocard associe à la tâche qu’il connaît bien –comme ancien inspecteur des finances- du « contrôle comptable[88] ». Michel Rocard parvient ainsi à établir une série d’ « éléments essentiels » et de questionnements sur l’engagement de la France au Rwanda entre 1990 et 1994 :
Puisque vous m’avez fait l’honneur de me convier à témoigner, je me sens le devoir d’essayer d’en dire un peu plus sur le jugement auquel je me suis arrêté dans cette affaire. Nous avons en commun, vous, mission d’information, et moi Président d’une commission parlementaire qui a entre autres charges celle d’élaborer et de proposer une politique pour l’avenir, de chercher la vérité. Mais s’agit-il de la même ? […] Les éléments essentiels sont connus. Les Présidents Valéry Giscard d’Estaing et Juvénal Habyarimana signent à l’occasion d’un safari en 1975 un accord d’assistance militaire, fort modeste au demeurant. La France est à l’époque signataire d’une bonne dizaine d’autres accords avec divers pays d’Afrique. On est dans l’air du temps. Le régime Habyarimana affiche déjà à l’époque une référence raciste marquée, mais s’il persécute, il tue encore peu. Et son pays paraît un havre de paix à côté de l’Ouganda voisin où gouverne l’abominable Idi Amin Dada. Dans ce climat les deux Présidents ont les pouvoirs et sont fondés à signer ce premier accord d’où pourtant tout va découler.
Dès à l’époque, divers militants d’ONG, divers experts, et quelques responsables politiques fermement anticolonialistes, catégorie à laquelle j’appartiens, mettaient résolument en cause cette politique africaine à base d’accords d’assistance militaire. Mais ce qui est en cause à l’époque est l’opportunité, l’analyse socio-politique, pas encore l’honneur.
En tout cas dans cet état des relations politiques et juridiques, le président Habyarimana est fondé, quand se produit l’offensive du FPR au Nord-Est, venant de l’Ouganda, en octobre 1990, à appeler la France à l’aide en s’adressant directement au Président de la République par l’intermédiaire de son conseiller spécial pour l’Afrique qui est son fils.
Je ne sais rien des conditions précises d’élaboration de la réponse française Car si l’appel d’Habyarimana est normal, la réponse elle ne va pas de soi. Je suis à l’époque Premier Ministre en débat budgétaire, la guerre du Golfe se prépare ostensiblement, la bataille de la CSG fait rage. Du Rwanda je n’entends pas parler.
A-t-on exécuté mécaniquement un engagement international signé sans se poser d’autres questions ? A-t-on fait une évaluation complète de la situation, je ne sais pas. Qu’était devenu le régime d’Habyarimana ? Quelle était la réalité de ce FPR ? S’est-on posé ces questions ? Tout cela est grave et je fonde les plus grands espoirs sur la lecture de votre futur rapport.
Toujours est-il que l’opération Noroît est décidée. Elle va concerner, ai-je lu dans la presse, plusieurs centaines de parachutistes. Je suis fondé à douter qu’il ait suffi de leur expertise et de leurs avis pour atteindre l’objectif militaire fixé, à savoir l’arrêt de l’offensive du Front Patriotique Rwandais et le passage d’une guerre de mouvement à une guerre de position. Le créateur du Front Patriotique Rwandais, le Général Fred Rwigyema, est tué à cette époque. Par qui, je ne sais, je l’ai dit déjà.
Notre aide militaire, en tout cas, continue jusqu’en 1994 à une date précise dont j’espère vivement que vous pourrez contribuer à l’établir.
Les autorités françaises en charge du dossier, cependant, commencent à sentir que la cause est d’une éthique incertaine. Nous nous associons donc à l’ONU, à l’OUA et à divers autres nations, dont les Etats-Unis, pour pousser à la tenue de la conférence d’Arusha en Tanzanie et à la signature de l’accord du 4 août 1993. Cet accord prévoyait non seulement la paix mais la mise en place d’un gouvernement d’Union Nationale. On sait que l’accord restera pratiquement lettre morte.
Sur le déroulement de la conférence j’ai entendu les deux versions, celle d’une France activement présente et poussant ardemment à la réconciliation, celle aussi d’une France distante et s’engageant peu dans les pourparlers. Des témoignages internationaux multiples seraient nécessaires ici pour savoir le vrai.
En tout cas il est avéré que le régime Habyarimana quand se tient la conférence d’Arusha , était déjà très engagé dans la voie de l’organisation sociale monoethnique persécutrice. C’est d’ailleurs dans cet esprit que Juvénal Habyarimana dira, peu après son retour à Kigali « les accords d’Arusha, c’est un chiffon de papier ». On m’a mentionné ce propos à deux ou trois reprises, je n’avais naturellement aucun moyen de le vérifier ni même de remonter aux sources directes.
Comme indication d’ambiance, il m’a semblé utile de vous ramener une copie du célèbre tract quadripage qui fut distribué par les services de police et de sécurité d’Habyarimana à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires sinon plus d’un million, à partir de décembre 1990. Je n’insiste guère, depuis le temps que vous travaillez, vous devez sûrement déjà avoir eu connaissance d’une copie de ce document. Il m’a fallu répéter plusieurs fois fermement là-bas, et je tiens à le refaire ici, que naturellement aucun homme politique ne saurait être tenu pour responsable de l’usage que l’on fait de ses photos. En revanche les 10 Commandements, publiés donc en décembre 1990, méritent méditation. Je n’ai pas osé demander que l’on me traduise officiellement la première page. Elle semble être une mise en cause des plus modérés des membres du gouvernement Habyarimana de l’époque, mais je ne saurais le certifier.
En tout cas à son retour d’Arusha, Habyarimana, contrairement à ce qu’il vient de signer, durcit son régime.
L’écho m’est parvenu, comme sans doute à vous tous, que c’est dès ce moment, fin août, que commencerait la préparation méthodique du génocide : premières listes de chefs d’escouades de tueurs, premières listes de cibles à abattre. Mes informations se limitent ici à des rumeurs. La seule chose à peu près certaine est que le génocide qui éclate le 6 avril 1994 est d’une efficacité technique suffisamment remarquable pour qu’il soit impossible d’imaginer qu’il n’y avait pas , derrière, une préparation longue et méticuleuse. Qu’en est-il en réalité, qu’en savait on à Paris, jusqu’à quel point les ambassadeurs présents à Kigali , et notamment celui de France, ont-il perçu ce qui se passait et prévenu ? Vous disposez, je crois, des dépêches. Et jusqu’ici personne d’autres que vous.
C’est en tout cas dans une ambiance extrêmement tendue que survient l’attentat qui le 6 avril 1994b abattit l’avion où se trouvaient ensemble les deux Présidents du Burundi, Cyprien Ntaryanira, et du Rwanda, Juvénal Habyarimana. Le dictionnaire encyclopédique d’Histoire de Mourre retient la thèse d’un tir par des extrémistes Hutus hostiles au traité d’Arusha et à toute politique de réconciliation. L’autre thèse , celle d’un tir du FPR paraît mieux assurée aujourd’hui. En tout cas cela est pris comme le signal de déclenchement du génocide.
La suite est connue elle aussi . Vous savez vos travaux très attendus pour percer quelques-uns des mystères qui subsistent sur cette période.
Jusqu’à quand exactement la France a-t-elle militairement aidé le régime devenu monstrueux d’Habyarimana et de son éphémère successeur ?
L’opération Turquoise est incontestablement un grand succès de logique militaire et d’obéissance parfaite aux ordres de l’autorité politique. Je crois nos officiers et nos troupes hors de tout reproche.
Mais à quelles difficultés internationales doit-on qu’elle se soit déployée si tard ?
Son objectif principal était de protéger là où on le pouvait les Tutsis en train de se faire massacrer, ou les Hutus que l’on croyait menacés d’un contre massacre par le FPR vainqueur à dominante Tutsie ? Il a en effet pris Kigali le 4 juillet 1994. Se doutait-on qu’au-delà de l’arrêt de tout massacre dans la zone Turquoise, l’opération permettrait à des dizaines de milliers de tueurs des FAR et des milices d’Habyarimana de s’échapper vers le Zaïre voisin ?
Dire le fait, dire le droit, et dire la morale au milieu de tout cet enchevêtrement d’atrocités ne vous sera pas facile. C’est pourtant absolument nécessaire, et je suis de ceux qui se félicitent de ce que vous l’ayez entrepris, à l’image du Parlement belge qui comme vous le savez a précédé le français dans cette voie.
Après cette évocation rapide et cependant non exhaustive divers éléments sur lesquels l’action de la France appelle jugement en droit et en éthique indépendamment des résultats obtenus, je voudrais pour finir en revenir à ce que j’appelais plus haut mon second angle de vue, celui qui correspondait à la mission que je m’étais donnée pour le compte de la commission que je préside au Parlement Européen, et bien entendu pour le compte de l’Union Européenne elle-même, premier bailleur de fonds de coopération au Rwanda, bien avant le second, la France. Quelle politique faire à l’avenir, et quelle leçons tirer du passé pour que la politique d’avenir se déroule sans entraves, blocages, rejets ?[89]
Dans une seconde partie, la « Déposition Rwanda » de Michel Rocard aborde l’avenir des relations entre la France et le Rwanda tel qu’il l’envisage sur la base de son voyage d’août 1997 au Rwanda. Mais il revient une nouvelle fois sur les faits et les choix pris par la France, ou du moins par François Mitterrand que Michel Rocard tient pour le principal voire l’exclusif décisionnaire en la matière. Il réexamine le conflit « hutu-tutsi » qu’il requalifie politiquement tandis qu’il revient sur l’état du pays au lendemain du génocide de 1994 :
Du point de vue de la légitimité, ou de la moralité internationale, on est en présence d’un régime oppresseur combattu par ceux qu’il persécute, les Tusis, accompagnés d’un nombre significatif de membres de sa propre ethnie, les Hutus qui désapprouvent ses méthodes.
Il n’est pas pour moi de politique qui ne repose d’abord sur des choix moraux. Dans cet enchevêtrement de violences, la cause la plus injuste me paraît celle d’Habyarimana, de son régime et de son idéologie des 10 Commandements. La cause la moins injuste me paraît être celle du Front Patriotique Rwandais.
Le régime Habyarimana va s’effondrer avec le génocide. Il faut noter qu’en se repliant les troupes des FAR vont beaucoup tuer et chercher à détruire jusqu’aux infrastructures du pays. C’est la politique de la terre brûlée. C’est ainsi que les six usines à thé que possédait le pays sont toutes les six dévastées. J’en ai visité une rapidement et superbement reconstruite par l’Union Européenne et divers bailleurs dont la France.
Le FPR vainqueur prend le pouvoir. Il a la sagesse de composer un gouvernement biethnique selon la composition fixée par l’accord d’Arusha de 1993, à la seule exception bien sûr des deux partis génocidaires, celui d’Habyarimana et un petit parti vassal. Les cinq autres sont représentés.
Sur le nombre des victimes du génocide les évaluations varient vous le savez de 500 000 à un million. Le nombre des Hutus refusant de participer au génocide et tués eux-mêmes de ce fait est lui aussi très incertain, entre un quart et un tiers du total peut-être. En tout cas cela s’arrête avec la victoire du FPR et la débandade des FAR.
Mais le pays est dévasté. Il y a eu des tueurs et des tués dans toutes les familles. Les envies et les tentations de vengeance sont partout. Dans son souci de maintenir l’ordre et de travailler à ce que justice soit rendue, le gouvernement a fait emprisonner un nombre considérable de suspects, beaucoup plus de cent mille sans doute. Mais dans ce pays dévasté, très pauvre, ravagé de haines, qui n’a aucune tradition démocratique, où l’armée ni la police n’ont reçu de formation suffisante et ne peuvent être régulièrement payées, les conditions de détention sont terribles. Les autorités sont peu capables d’empêcher les excès. Il y en a beaucoup
En outre quelques milliers de membres des ex FAR, génocidaires pour la plupart, sont revenus au Rwanda clandestinement et continuent à massacrer dans le double dessein de « finir le travail » c’est-à-dire le génocide et de déstabiliser le gouvernement qui les a vaincus. La riposte de ce gouvernement est sans pitié, et souvent excessive. Quelques-uns de ses ministres ont démissionné.
Il est bien clair qu’on ne saurait attendre du Rwanda d’aujourd’hui un strict respect des droits de l’homme correspondant à nos critères. Nous sommes dans le relatif. Il y a même dans les pressions qu’exerce la Communauté Internationale sur le Rwanda d’aujourd’hui pour condamner ses excès, après tout ce qu’il a vécu, une arrogance moralisatrice qui me met quelque peu mal à l’aise.
Enfin, Michel Rocard conclut sur l’importance du rapprochement avec le nouveau régime :
Le choix est franchement géopolitique. Je pense que nous avons eu tort de soutenir trop longtemps un régime indigne.
Je pense qu’il faut desserrer les contraintes économiques et politiques qui pèsent encore sur le Rwanda.
Je pense qu’un grande politique euro-africaine est possible, faite de partenariat économique et culturel, de complicité stratégique dans la gestion des crises et de coordination intelligente dans le traitement des affaires du monde. Une des conditions de cette politique est de notre part la reconnaissance que l’Afrique a vocation à s’unir, qu’il n’y faut plus cultiver les différences linguistiques et que par conséquent il nous faut arriver à dominer et à juger le passé pour établir avec toute l’Afrique de l’Est, et donc avec le Rwanda des relations efficacement confiantes. Et je formule le vif espoir que votre Commission y contribue largement.
L’audition amputée de Michel Rocard n’a pas échappé à Libération qui délègue le spécialiste des questions militaires du journal, Jean-Dominique Merchet, pour interroger Michel Rocard. L’entretien est publié le 9 juillet suivant. Il y confirme comment l’ancien Premier ministre a été « totalement court-circuité » par l’Elysée et explicite les « vérifications » qu’il a conduites après son audition pour fonder ce constat sur des bases solides.
C'est par la presse que j'ai appris le lancement de l'opération « Noroit ». J'ai vérifié auprès de mon ancien directeur de cabinet, Jean-Paul Huchon, de mes deux conseillers diplomatiques, Philippe Petit et Jean-Maurice Ripert et de mon chef de cabinet militaire, le général Menu. Ils ne gardent aucun souvenir d'avoir alors été associé à des réunions sur l'intervention au Rwanda. En fait, c'était la règle tacite. Les affaires politiques et militaires africaines se traitaient directement à l'Elysée. Elles m'échappaient totalement. C'était le domaine du Président avec deux ou trois hommes autour de lui, dont son fils Jean-Christophe. Cette tradition, remontant aux débuts de la Ve République, était renforcée par la faiblesse de la confiance que Mitterrand me prêtait, mais elle était déjà bien établie.
Michel Rocard confirme également le conflit de loyauté qui s’est imposé à « son ami » le ministre de la Coopération Jacques Pelletier : « il n'aurait pu me rendre compte de son action sans mettre en cause la confiance que lui faisait le président de la République ». Enfin, l’ancien Premier ministre tire toutes les conséquences de cette domination très politique sur le dossier rwandais en dédouanant les forces armées de toute responsabilité particulière.
Au-delà d'éventuelles bavures toujours possibles, il est évident qu'ils n'ont fait qu'appliquer les décisions du pouvoir civil. Or, comme les politiques ne veulent pas assumer leurs responsabilités, on va retomber sur les soldats. Il ne faut pas jouer à cela. Il ne faut pas déshonorer l'armée pour le simple fait qu'elle a rempli les missions qui lui étaient confiées par le pouvoir. Ce n'est pas l'armée française qui est en cause.
*
Deux décennies après ce temps d’extrême tension politique et morale que les contemporains n’ont pas perçue mais qu’atteste l’importance des actes et des écrits de Michel Rocard sur le sujet, la publication le 26 mars 2021 du Rapport de la Commission de recherche a réveillé des plaies jamais refermées au sein de la gauche socialiste. Celles-ci n’avaient pas vocation à s’exprimer comme elles avaient disparu vingt ans plus tôt. La force du courant majoritaire devait agir comme à l’époque. Alors que la qualité du Rapport a été reconnue dans une large partie du spectre politique, d’anciens ministres et responsables socialistes s’indignèrent du travail des chercheurs au travers d’une tribune, « Rwanda : de quoi la France et François Mitterrand seraient-ils coupables ?[90] ». Les quatorze signataires rejettent vivement le Rapport de la Commission de recherche, qualifiant de « prétendues » les responsabilités accablantes auxquelles cette dernière aboutit dans ses conclusions. D’autres mise en cause sont prononcées publiquement. Contestant ce rejet des résultats de la recherche comme de ses méthodes, les membres de la Commission de recherche ont réagi publiquement à la tribune collective[91].
Rares mais éloquentes sont les voix socialistes dissidentes à se faire entendre à la sortie du Rapport de la Commission de recherche, celle de Pierre Brana, co-rapporteur de la MIP[92], celle de Jean-Michel Belorgey[93] qui, en tant que président de la Commission des affaires culturelles de l’Assemblée nationale était intervenu auprès de Roland Dumas par lettre le 27 novembre 1991[94], celle de l’ancien ministre de François Mitterrand Bernard Kouchner[95], ainsi que le député européen, tête de liste PS, Raphaël Glucksmann[96]. Le poids des structures mentales, politiques et même cognitives semble dominer, risquant d’interdire aux socialistes, à l’avenir, toute parole crédible sur l’histoire, comme si se répétait la situation de 1958 quand le général de Gaulle, choisissant la voie de l’indépendance algérienne, avait renvoyé à la SFIO à ses contradictions indépassables sur la France et la guerre d’Algérie.
Au terme de cette longue mais nécessaire étude, deux questions finales émergent.
L’affaire rwandaise ne fait-elle pas rejouer ce clivage central chez les socialistes, celui de la guerre d’Algérie (et au-delà, de la colonisation) qui révèle une opposition originelle Rocard-Mitterrand ? Ce clivage n’amène-t-il pas à s’interroger sur la relation à l’engagement éthique et à la critique de l’histoire. Ce n’est pas seulement le face-à-face de deux hommes qui l’incarne. Le Rapport de la Commission de recherche sur la France, le Rwanda et le génocide a révélé, documents à l’appui, l’opposition très ferme du ministre de la Défense Pierre Joxe et de son cabinet à la politique conduite par l’Elysée. Le rejet de cette dernière par la rue Saint-Dominique, siège du ministère, ne résultait pas seulement d’un problème d’institutions mettant la Défense hors-jeu dans ce dossier militaire. Pierre Joxe et François Nicoullaud, son directeur de cabinet, refusaient en même temps les pratiques d’Etat, au mieux irrégulières, au pire délétères, qu’entrainait cette situation institutionnelle. Près de dix ans plus tôt, Pierre Joxe s’était déjà affronté à l’Elysée, en témoigne l’affrontement très vif entre le Président François Mitterrand demandant à son Premier ministre Pierre Mauroy, en septembre 1982, de défendre un projet de loi en faveur de l’amnistie des généraux putschistes[97], et déjà Pierre Joxe (aidé d’Alain Richard et de Jean-Pierre Worms), au parti socialiste, s’y refusèrent absolument. Ces derniers furent finalement défaits.
Par ailleurs, la détermination avec laquelle, au sein des socialistes, furent menées contre Michel Rocard et les rocardiens des entreprises de marginalisation ne résulterait-elle pas de telles positions critiques formulées sur la politique que François Mitterrand décida et appliqua au Rwanda ? Cette hypothèse à ma connaissance n’a jamais été avancée, et elle renforcerait une différence de fond entre les deux hommes d’Etat au regard de la pensée sur l’histoire et du devoir de vérité. Au vu du dossier aujourd’hui présenté, il me semble légitime de s’interroger sur cette donnée historique que mettent en mouvement l’anticolonialisme d’une partie de la gauche et l’adhésion au projet colonial de l’autre.
Compte tenu des positions qu’à l’époque le Premier ministre (1988-1991), puis premier secrétaire du Parti socialiste (1993-1994) enfin député européen (1994-2009) a défendues sur des événements impliquant pour une large part des responsables socialistes à commencer par le Président de la République François Mitterrand, il est légitime d’élargir la réflexion sur Michel Rocard et le Rwanda à la question plus générale de la gauche devant l’histoire, de ses déchirements et de ses fidélités[98]. L’histoire des engagements de Michel Rocard nous y invite. Son opposition à la politique française au Rwanda et son refus des représailles que la France exerça sur le Rwanda dès le sommet franco-africain de Biarritz rappellent une précédente prise de position solennelle, cette fois contre la guerre d’Algérie et la part que les socialistes, dans le parti comme au gouvernement, prenaient à ce conflit colonial.
Dans ses analyses de la France au Rwanda et à travers les conclusions qu’il retient de cette politique, Michel Rocard retrouve des attitudes qui étaient les siennes face à la guerre d’Algérie et tout au long de son itinéraire socialiste, aussi bien le « parler vrai » et le courage d’agir que l’exigence du fond. Celle-ci se traduisait pour lui par l’élaboration de savoirs et la poursuite d’enquêtes. Se découvre aussi une relation critique à l’histoire et au socialisme, impliquant que le second se refuse à tout dogmatisme sur la première et fasse primer des valeurs morales, la liberté, la justice, la vérité, dans l’action. Pour le Rwanda, Michel Rocard applique ces principes comme le démontre le corpus des actes et des écrits qui a été rassemblés. Les pièces de ce corpus sont présentées sur le site MichelRocard.org à vocation documentaire. Tout public peut y accéder et mesurer la posture d’avant-garde que représentèrent, de 1993 à 1998, les actes et les écrits de Michel Rocard. Au terme de cette étude, le lecteur est libre de s’interroger sur la démarche qu’Emmanuel Macron et ses équipes ont conduit en direction des autorités du Rwanda, Paul Kagame, ses conseillers et son gouvernement le ministre des Affaires étrangères Vincent Biruta. Cette démarche, concrétisée par la visite du Président français à Kigali le 27 mai 2021 et le début d’une ère nouvelle entre les deux pays, est faite d’un mélange d’idéalisme et de pragmatisme que l’on retrouve dans la définition d’une politique que Michel Rocard imagina et tenta de mettre en œuvre près d’un demi-siècle plus tôt. L’événement retrouve le temps long de l’histoire.
L’histoire des historiens n’a pas vocation à réhabiliter des engagements ou des personnes. Mais si sa réception individuelle et collective peut y contribuer, l’historienne ou l’historien ne s’en irritera pas dès lors que ses recherches sont achevées et qu’elles sont demeurées étrangères à des préoccupations morales, même élevées. L’histoire des historiens ne s’écrit pas non plus pour amener des examens de conscience présents. Elle n’a qu’un but, l’exactitude des faits et la mesure des interprétations, en d’autres termes, la vérité historique. Elle ne peut accepter à cet égard les entreprises de déni et l’intimidation de ceux qui les conduisent. Mais si s’accomplissent des examens de conscience résultant d’une confrontation individuelle ou collective avec la vérité historienne, alors la recherche peut s’en féliciter. La manière dont l’engagement de Michel Rocard dans la question rwandaise a disparu de la connaissance publique et de la mémoire d’un parti interroge. Eveil de la conscience et réhabilitation présente se conjuguent alors.
Vincent Duclert, CESPRA EHESS-CNRS
Précisions de Lionel Jospin
Dans un courrier à destination d'Alain Bergounioux, Lionel Jospin apporte des précisions suite aux analyses de Vincent Duclert concernant la lettre de Michel Rocard et son rapport officiel sur le Rwanda de septembre 1997, adressés à Lionel Jospin.
[1] Pierre-Emmanuel Guigo, Michel Rocard, Perrin, 2020, p. 294-295.
[2] Parfois orthographié Bisimungu dans les documents de Michel Rocard. Pasteur Bizimungu est un homme politique rwandais, anciennement hutu d’opposition au régime du général président Habyarimana ayant rejoint le Front patriotique rwandais basé en Ouganda jusqu’au 4 juillet 1994, date de la chute de Kigali jusque-là tenu par les Forces armées rwandaises (parmi lesquelles nombre de génocidaires).
[4] Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi (1990-1994), La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi, Rapport remis au Président de la République, vie-publique.fr (https://www.vie-publique.fr/rapport/279186-rapport-duclert-la-france-le-rwanda-et-le-genocide-des-tutsi-1990-1994), et Paris, Armand Colin, 2021.
[5] Je renvoie à la bibliographie de mes travaux sur le site du CESPRA (EHESS-CNRS).
[6] Madeleine Rebérioux, Jaurès. La parole et l’acte, Paris, Gallimard, coll. « Découvertes », 1991.
[7] Voir plus bas.
[8] Sur l’intervention écrite de Jean-Michel Belorgey en date du 27 novembre 1991 et la réponse de Roland Dumas du 10 février 1992, voir La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi, op. cit., p. 707-708 et 949-951.
[9] Ibid. (en particulier, le chapitre 7).
[10] MISSION D'INFORMATION DE LA COMMISSION DE LA DÉFENSE NATIONALE ET DES FORCES ARMÉES ET DE LA COMMISSION DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES, sur les opérations militaires menées par la France, d'autres pays et l'ONU au Rwanda entre 1990 et 1994.
[11] Marisol Touraine, « Note à l’intention de Michel Rocard », 15 mars 1993, 2 pages (DOSSIER 1).
[12] « Note. Politique intérieure du Rwanda », sans date, 4 pages DOSSIER 1
[13] Voir les éléments exposés par le Rapport de la Commission de recherche, La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi, op. cit.
[14] Commission internationale d’enquête (7-21 janvier 1993), « Rapport de la Commission internationale d’enquête sur les violations massives et systématiques des droits de l’homme depuis le 1er octobre 1990 (7-21 janvier 1993) », publié dans la Lettre hebdomadaire de la FIDH, Hors-série, février 1993.
[15] « Rapport de la mission de Michel Rocard au Rwanda, du 28 Août au 1er Septembre 1997 ». Ce document, conservé dans le fonds privé Michel Rocard (680AP/81) est librement accessible sur le site développé par Jacques Morel (http://francegenocidetutsi.org/RocardRwanda28aout1997.pdf) (DOSSIER 5).
[16] Michel Levallois, lettre à Michel Rocard, 25 septembre 1997 (DOSSIER 5 BIS)
[18] France-Observateur publie également des extraits du rapport le 16 avril 1959.
[19] 18-24 septembre 1997 (DOSSIER 4).
[21] Jean Daniel, « Politiquement incorrect… », Le Nouvel Observateur, 4 juin 1998 (la citation de Stephen Smith est issu d’un article de la revue Politique internationale. Sous des dehors mesuré et bienveillant, l’article est cruel pour Michel Rocard tenu pour un béotien sur l’Afrique et un anti-mitterrandien primaire. Jean Daniel a-t-il été chargé d’enterrer à gauche le Rapport Rocard ? Un autre sujet le conduit à ironiser sur les Arméniens après la plainte déposée contre Bernard Lewis au génocide des Arméniens (« Vive les Arméniens ! »). (DOSSIER 4BIS).
[22] P. Dubois, lettre à Jean Daniel, 6 juin 1998 (DOSSIER 4 BIS).
[23] P. Dubois, lettre à Michel Rocard, 6 juin 1998 (DOSSIER 4 BIS).
[24] Comme il a été précisé en introduction de cette étude, il conviendrait, pour s’en assurer le plus précisément possible, d’accéder aux archives des cinq destinataires de la note, et de solliciter leur témoignage.
[25] Assemblée nationale Enquête sur la tragédie rwandaise (1990-1994), 3 tomes, Rapport No 1271 (en ligne sur le site de l’Assemblée nationale). Michel Rocard, audition devant la Mission d’information parlementaire, 30 juin 1998 (DOSSIER 14).
[26] Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi, « Exposé méthodologique », 7 avril 2021, vie-publique.fr., p. 65-70 (https://www.vie-publique.fr/sites/default/files/rapports/fichiers_joints/279186_expose_methodologique.pdf)
[27] Interrogé par la journaliste Maria Malagardis dans les colonnes de Libération qui a publié le texte de cette déclaration, j’ai posé publiquement cette question (« Rwanda : la déclaration censurée de Michel Rocard sur le rôle de la France », 26 mai 2021, https://www.liberation.fr/international/afrique/rwanda-la-declaration-censuree-de-michel-rocard-sur-le-role-de-la-france-20210526_TJB53RG5EBA2LHFMVEWYVNW6JY/)
[28] Michel Rocard, « Déposition Rwanda », 21 pages (DOSSIER 15).
[29] Michel Rocard, « Déposition Rwanda », 30 juin 1998, 18 pages plus 3 pages d’annexes (DOSSIER 15 BIS)
[30] Je dispose pour cela d’une double autorisation de consultation et de reproduction à usage public, sollicitée comme tout chercheur. Je remercie Madame l’archiviste en charge du fonds pour sa grande disponibilité et la précision de son information, ainsi que les ayant-droits de Michel Rocard qui m’ont accordé ces autorisations. Les photographies et les PDF ont été réalisés par mes soins.
[31] Michel Rocard, Pour une autre Afrique, Paris, Flammarion, 2001.
[32] Rapport de la Commission de recherche, La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi, op. cit. (chapitre 7).
[33] Ibid. (chapitre 7).
[34] « Le dépouillement systématique des archives de Michel Rocard, pour la période qu’il passe à Matignon, montre l’absence totale d’une quelconque implication » (ibid., p. 682).
[35] Marisol Touraine, « Note à l’attention de Michel Rocard », 15 mars 1993 (DOSSIER 1).
[36] « Politique intérieure du Rwanda », sans date, p. 2. (DOSSIER 1).
[37] 81 « Il s’agit en effet de déterminer comment les responsables souhaitent que l’Union européenne, notamment à travers la prochaine convention de Lomé, les aide à reconstruire et dynamiser cette région endommagée. » (DOSSIER 3).
[38] « La région des Grands Lacs : vers un nouveau dialogue Nord-Sud », 27 mai 1997, 3 p. (DOSSIER 2).
[40] Jean Carbonare, Dieulefit le 9 octobre 1997, « Notes. Le Rwanda et l’Union européenne », 1 p. (DOSSIER 6).
[41] Institut français de recherche scientifique pour le développement en coopération.
[42] Un officier de police (française) est également du voyage.
[43] « L'initiative de cette mission revient à Jean Carbonare, ingénieur des Arts et métiers, qui a derrière lui une longue carrière de militant anticolonialiste commencée en Algérie avec Germaine Tillon et Robert Buron, poursuivie après 1962 dans la coopération technique internationale pour l'agriculture et la reforestation. S'étant rendu au Rwanda pour la première fois en 1993 avec la mission de la FIDH, il découvrit et dénonça les premières manifestations du génocide qui devait exploser en 1994, ce qui lui valut l'estime et la confiance des autorités du FPR, aujourd'hui les deux plus hautes autorités de l'État rwandais. » (Michel Rocard, « Rapport de la mission de Michel Rocard au Rwanda, du 28 Août au 1er Septembre 1997 », tapuscrit, septembre 1997, DOSSIER 5).
[44] Ibid.
[45] Michel Rocard, lettre au général Paul Kagame, 10 octobre 1997 (DOSSIER 11 BIS).
[46] Michel Rocard, lettre à Gil Robles Gil Delgado, 6 janvier 1998 (DOSSIER 11 TER).
[47] Cité in « Audition de M. Kagame le mardi 20 janvier 1998 » (DOSSIER 11).
[48] « Statement by H.E Major general Paul Kagame, vice-president and minister of defence to the development and cooperation committee of the European Parliament – 20th january, 1998 » (DOSSIER 11).
[49] Michel Rocard, « Rapport de la mission […] », op. cit. (DOSSIER 5).
[50] L’aide de Michel Levallois a été, semble-t-il, décisive pour la rédaction du Rapport. Voir sa lettre à Michel Rocard du 25 septembre 1997 (DOSSIER 5 BIS).
[51] L’ouvrage de Jean-Pierre Chrétien, Le défi de l’ethnicisme (Paris, Karthala, 1997) est notamment cité et exploité dans le rapport (DOSSIER 8).
[52] Michel Rocard a été reçu par « le Président de la République au cours d'une audience à laquelle devait également assister le vice-Président, ministre de la défense, mais il en fut empêché au dernier moment par une crise de paludisme. Par le Premier ministre et les ministres des affaires étrangères, des finances et du plan, en fait par son secrétaire d'État, par le Président et le bureau de l'Assemblée nationale. Le programme officiel avait prévu deux déplacement en province, le premier, dans le Sud, le surlendemain de mon arrivée, pour une visite de l'ossuaire de Murambi et une rencontre avec le recteur et les doyens de l’Université de Butaré, le second, dans le nord, pour la présentation d'une usine à thé réhabilitée avec l'aide de l'Union européenne et d'un village en construction (un shelter programme sur financement européen). Avec l'aide du chargé d'affaires français, en l'absence de l'ambassadeur retenu à Paris par son ministère pour la réunion des ambassadeurs, et celle de Jean Carbonare, j'ai pu compléter et enrichir ce programme officiel. C'est ainsi que j'ai tenu à rendre visite au Procureur adjoint du Tribunal international pour le Rwanda, à la mission d'observateurs des Droits de l'homme des Nations Unies, que j'ai reçu le représentant du PNUD, organisé un déjeuner des ambassadeurs des pays de l'Union Européenne représentés à Kigali, que j'ai eu des entretiens avec une délégation du FPR conduite par son Vice-Président et Secrétaire général, avec le Président du MDR, parti d'opposition mais membre du gouvernement d'union nationale, avec le Vice-Président de l'Alliance réformée mondiale, avec un théologien laïque de Butaré engagé dans une action de formation à la réconciliation, avec un prêtre proche du FPR, fondateur et animateur d'un [sic] agence d'information dissidente par rapport aux organes officiels de l'Eglise rwandaise. Un déplacement sur le terrain là où l'ARDEC, association crée par Jean Carbonare, reconstruit des maisons et appuie le développement agricole, a mis une dernière touche de concret et d'espoir au tableau que j'ai vu du Rwanda d'aujourd'hui. […] Les deux dernières heures de mon séjour à Kigali furent réservées à la presse: une interview à la télévision danoise, à l'Agence France Presse, et une conférence de presse à laquelle ont participé la télévision et la radio rwandaises, ainsi que plusieurs journaux locaux.» (Ibid.).
[53] Michel Rocard, « Rapport de la mission […] », op. cit. (DOSSIER 5).
[54] Des « responsabilités lourdes, accablantes » écrit le Rapport de la Commission de recherche (La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi, op. cit., p. 972).
[55] Discours de M. François Mitterrand, Président de la République, sur la démocratisation de l'Afrique, la proposition de créer une force d'intervention interafricaine pour la prévention des conflits et l'organisation du développement et de la croissance du continent, 8 novembre 1994 (https://www.elysee.fr/francois-mitterrand/1994/11/08/discours-de-m-francois-mitterrand-president-de-la-republique-sur-la-democratisation-de-lafrique-la-proposition-de-creer-une-force-dintervention-interafricaine-pour-la-prevention-des-conflits-et-lorganisation-du-developpement-et-de-la-croissance-du)
[56] Jean-Pierre Chrétien, « Un nazisme tropical », Libération, 26 avril 1994 ; « Un “nazisme tropical” au Rwanda ? Image ou logique d’un génocide », Vingtième siècle revue d’histoire, 1995, n°48, p. 131-142.
[57] Voir la liste des destinataires (DOSSIER 7).
[58] Jacques Chirac, lettre à Michel Rocard, 13 octobre 1997 (DOSSIER 7).
[59] Michel Rocard, « Rapport de la mission […] », op. cit. (DOSSIER 5).
[61] Michel Rocard, lettre à Hubert Védrine, sans date [vraisemblablement février 1998, après la venue de Paul Kagame au Parlement européen le 20 janvier] (DOSSIER 9).
[62] Michel Rocard songe à Charles Josselin, secrétaire d’Etat à la Coopération. « Sous un autre angle, on peut aussi penser à Alain Richard » (ibid.).
[63] Ibid.
[64] Alain Richard a répondu à la demande d’information de Jean-François Merle que cette note avait bien été reçue mais non discutée au sein du gouvernement.
[65] Michel Rocard, « Note. Pour une nouvelle politique africaine de la France. Choisir un exemple symbolique : le Rwanda », sans date (DOSSIER 10).
[66] Ibid.
[67] Ibid.
[68] « Entretien avec Michel Rocard », propos recueillis par Emile Malet, Passages, juin-juillet 1998, n°90, p. 21-26 (DOSSIER 12).
[69] Ibid., p. 24 (et pour les citations suivantes).
[70] Ibid., p. 26 (il est interrogé sur « le point de vue d’un grand historien français qui a dit, à propos de l’Afrique, qu’il fallait maintenant “passer de l’ethnique à l’Histoire” » ; il s’agit de la problématique défendue par Jean-Pierre Chrétien dont il reprend également les thèses sur le « nazisme tropical »).
[71] Voir son rapport sur le site de l’Assemblée nationale : https://www.assemblee-nationale.fr/dossiers/rwanda/r1271.asp
[72] Paul Quilès, lettre à Michel Rocard, 25 mai 1998 (DOSSIER 13).
[73] DOSSIER 16.
[74] Voir le portrait que Jean Quatremer lui consacre depuis Strasbourg, citant de nombreuses personnalités : Bernard Stasi (PPE, démocrate-chrétien) se rappelle qu'en juillet, « il frôlait les murs. Personne ne s'intéressait à lui ». Un autre député centriste raconte : « c'est tragique, cette solitude ». « Dans l'avion de Paris, lors de la session de septembre, les socialistes le saluaient, mais personne ne s'est assis à côté de lui ». « Rocard, il me fait de la peine, de la vraie », dit Yves Verwaerde (PPE). Pierre Moscovici, qui se range parmi les amis de Rocard, juge que l'ambiance au sein de la délégation socialiste française peut difficilement être différente : « elle subit beaucoup le poids des clivages nationaux ». Et, de fait, « les amis de Michel sont rares ». En revanche, un « clan solide de fabiusiens, cultivant la fidélité à François Mitterrand » rend, selon Moscovici, l'atmosphère difficilement respirable. « N'oubliez pas que le meurtre rituel de Rocard est l'une des composantes importantes du mitterrandisme », ajoute-t-il. Un autre eurodéputé PS observe que « ses camarades ne font pas de cadeaux à l'ancien premier ministre. Ils lui font payer ses succès passés, son brillant ». (« Strasbourg, pot au noir de Rocard », Libération, 7 octobre 1994. Voir aussi, à la mort de Michel Rocard le 2 juillet 2016, le texte du Blog « Coulisses de Bruxelles » du même journaliste : « Michel Rocard, l'homme que les socialistes ont humilié », Libération.fr.
[75] Pierre Brana, lettre à Jack Lang, 3 juillet 1998 (Archives privées Pierre Brana. Voir en annexe de cette étude la note que Pierre Brana m’a adressée le 2 juin 2021 au sujet de cette répartition des tâches entre les deux rapporteurs). Au sujet du travail de la MIP tel qu’il a pu l’observer de sa place de co-rapporteur, Pierre Brana expose ceci, dans un article de 2014 : « tout ne lui a pas été dit lors des auditions. La Mission a parfois été confrontée à des témoignages contradictoires sans qu’elle ait disposé ni de temps ni de moyens pour démêler le vrai du faux. Aujourd’hui encore, vingt ans après le génocide, nombre de questions restent sans réponse et des points importants demeurent étrangement obscurs. Au-delà des faits, une interrogation de fond a fait débat en 1998 entre parlementaires : n’est-ce pas affaiblir la France au plan international que de reconnaître publiquement les fautes qu’elle a pu commettre ? A cette question – qui a un caractère permanent – ma réponse personnelle a toujours été non. Je crois qu’un pays se grandit quand il reconnaît ses fautes. Et que rechercher la vérité et la dire constitue une obligation pour le pays qui se veut celui des droits de l’homme. » (Pierre Brana, « Enquête sur les responsabilités de la France », L’Histoire, février 2014, p. 61).
[76] Michel Rocard, note manuscrite, 15 juin 1998 (DOSSIER 13).
[77] Compte rendu in extenso de l’audition des anciens Premiers ministres et ministres, recueilli par les soins de la Mission d’information parlementaire, 30 juin 1998, en ligne sur le site de l’Assemblée (DOSSIER 14).
[78] Propos cité par Marie-Laure Colson dans Libération (1er juillet 1998, DOSSIER 17). Cette remarque ne figure pas dans la restitution de l’entretien.
[79] Rapport de la Commission de recherche, La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi, op. cit., p. 675-677.
[80] « Elle a souligné que, sous la Vème République, sauf, sans doute, pendant les périodes de cohabitation, la gestion des questions africaines relevait de relations directes entre la présidence de la République et les ministères des Affaires étrangères, de la Coopération et de la Défense. Le chef du Gouvernement ne jouait généralement pas un rôle de premier plan en ce domaine, sauf si une situation présentait des éléments annonciateurs d’une crise grave nécessitant la mobilisation de l’ensemble des moyens publics.
Elle a relevé que tel n’avait pas été spécifiquement le cas pour le Rwanda pendant son gouvernement. Au cours du sommet franco-africain de La Baule, en 1990, le Président de la République, François Mitterrand, avait ouvert la voie, de façon pragmatique, à un mouvement politique d’évolution vers la démocratie des pays africains francophones, dont le Rwanda. Par ailleurs, la volonté d’autres puissances, et notamment des Etats-Unis, de peser sur le destin de cette zone du monde est indéniable, même si l’influence américaine s’est surtout affirmée dans une période postérieure à 1992. »
[81] Voir la correction portée manuscritement sur le tapuscrit adressé à Michel Rocard par la MIP (DOSSIER 13).
[82] « Par télé. 4 juillet 1998 » (DOSSIER 13). Récemment contacté par Jean-François Merle, le général Menu a tenu à préciser par écrit : « Bien évidemment je me souviens parfaitement de cette affaire. Michel Rocard, avec lequel j'avais gardé le contact après son départ de Matignon, m'avait appelé au sujet de Noroit sur mon portable dont je lui avais donné le numéro afin qu'il puisse me contacter à tout instant. C'était en juillet 1997 alors que j'avais quitté l'Armée de l'air depuis 1991 pour rejoindre l'Aérospatiale et à cette époque j'étais en vacances sur la Côte d'Azur. Je lui ai confirmé que je n'avais pas été informé de l'opération Noroit, sinon je me serais précipité dans son bureau pour le mettre au courant ! J'ai été très clair dans ma réponse en lui disant que les responsables étaient à l'Elysée et en particulier du côté du fils Mitterrand. » (27 avril 2021). Michel Rocard m'a contacté en juillet 1998 et non en 1997. Je lui ai aussi dit qu'il était scandaleux de chercher à faire porter la responsabilité des erreurs politiques sur notre Armée qui obéissait aux ordres donnés. J'ai oublié de préciser que s'agissant du Rwanda, c'est au retour d'un déplacement du Président Mitterrand dans ce pays, qu'on nous a transmis une demande du Président Habiyarimana qui "souhaitait" que la France remplace la vieille Caravelle qui avait été offerte à son pays par le Président Giscard. J'ai trouvé un Falcon 50 sur le marché de l'occasion, mais il a fallu fournir également un équipage français. C'est cet avion qui a été abattu en courte finale, tuant tous ceux qui étaient à bord dont Habyarimana avec les conséquences sur le génocide. Pour la petite histoire, je n'ai trouvé aucun ministère pour financer l'achat de cet avion et il a fallu utiliser les fonds secrets de Matignon... (2e message, 27 avril 2021).
[83] « Il a communiqué le rapport de mission qu’il avait établi pour la Commission du Développement du Parlement européen, au retour de son voyage au Rwanda, au milieu du mois de septembre 1997 ainsi que la photocopie d’une pièce, les fameux "dix commandements du Hutu", publiés en décembre 1990 ainsi que le texte d’un projet de déclaration plus complet mais que le temps imparti ne lui permet pas de lire en entier. » (Mission d’information parlementaire, audition de Michel Rocard, 30 juin 1998).
[84] Voir les échanges de courriers entre la Commission de recherche et l’Assemblée nationale à ce sujet, annexés au terme de l’ « Exposé méthodologique » de la Commission de recherche, p. 65-70 (https://www.vie-publique.fr/sites/default/files/rapports/fichiers_joints/279186_expose_methodologique.pdf).
[85] Cette lettre de mission figure en tête du Rapport de la Commission de recherche (https://www.vie-publique.fr/rapport/279186-rapport-duclert-la-france-le-rwanda-et-le-genocide-des-tutsi-1990-1994).
[86] Michel Rocard, « Déposition Rwanda » [30 juin 1998], p. 4-5 (DOSSIER 15 ET 15 BIS).
[87] « Faire de la coopération, donc de la politique dans la région consiste à rencontrer des dirigeants qui, eux, considèrent tous que les réponses sont connues, les tiennent pour sûres, et en concluent à une responsabilités lourdes de la France. C’est vous qui m’en direz la mesure. » (ibid., p. 5).
[88] « Pour me faire bien comprendre, je me permettrai une analogie tirée de mon propre métier : la vérification du bon usage des deniers publics. Chacun sait que l’appréciation de ce bon usage doit être fait sous deux angles différents, celui du contrôle comptable et celui de l’évaluation. Il en va un peu de même en matière diplomatique et stratégique. L’équivalent du contrôle comptable, c’est l’examen de la rectitude des opérations : transparence et régularité des décisions, conformité des objectifs poursuivis et des moyens employés avec les principes généraux du droit et les prescriptions des textes en vigueur. L’équivalent de l’évaluation, c’est l’appréciation du résultat obtenu par rapport aux objectifs poursuivis comme par rapport à l’évolution générale de la situation dans la région ou le pays considéré. Ma propre approche s’est résolument située dans le deuxième angle de vue et aucunement dans le premier. De ce point de vue, qui est grosso modo celui de la légalité même s’il est un peu plus large […] » (ibid., p. 6).
[89] Ibid., p. 7-11.
[90] https://www.nouvelobs.com/monde/20210428.OBS43377/tribune-rwanda-de-quoi-la-france-et-francois-mitterrand-seraient-ils-coupables.html. Site de « L’Obs », 28 avril 2021. Signé de Paul Quilès, ancien ministre, président de la mission d’information parlementaire sur le Rwanda en 1998, Hubert Védrine, ancien ministre, secrétaire général de l’Elysée de 1992 à 1995, Jean-Louis Bianco, ancien ministre, Jean-Michel Boucheron, ancien président de la commission de la Défense de l’Assemblée nationale, Laurent Cathala, ancien ministre, Jean Glavany, ancien ministre, Elisabeth Guigou, ancien ministre, Jacques Guyard, ancien ministre, Jack Lang, ancien ministre, André Laignel, ancien ministre, Louis Mermaz, ancien ministre, ancien président de l’Assemblée nationale, Henri Nallet, ancien ministre, Alain Richard, ancien ministre, Michel Vauzelle, ancien ministre.
[91] « La tribune d’un groupe d’anciens ministres ou de responsables socialistes des septennats de François Mitterrand, publiée par « l’Obs » le 28 avril, se félicite que la recherche qui nous a été demandée, en toute indépendance, par le président de la République, sur le rôle et l’engagement de la France au Rwanda entre 1990 et 1994, aboutisse au constat que rien dans les archives consultées ne permet de démontrer que la France a eu la volonté de s’associer à l’entreprise génocidaire dirigée contre la minorité tutsie. Pour autant, cette commission scientifique, à l’issue de ses travaux, a conclu unanimement sur des « responsabilités lourdes, accablantes » de la France dans le processus ayant conduit au génocide des Tutsis. Ce ne sont pas de « prétendues » responsabilités, comme l’écrit cette tribune. Les conclusions du rapport sont fondées sur la méthode de la recherche historique impliquant l’établissement des faits par des sources authentifiées et contextualisées. Elles résultent de l’exploitation systématique, par notre commission de chercheurs, historiens et juristes, des fonds d’archives publiques français. Ces derniers documentent précisément le rôle des partenaires de la France et des organisations internationales. Des centaines d’occurrences renvoient, dans le texte du rapport, à la Belgique, aux Etats-Unis, aux Nations unies, au Conseil de Sécurité, à la Mission des Nations unies pour l’assistance au Rwanda (Minuar), aux Etats de la région des Grands Lacs, à l’Organisation de l’Unité africaine, etc Avant d’en appeler à une nouvelle commission d’historiens – peut-être parce que les vérités établies ne conviennent pas aux signataires de la tribune –, il conviendrait de lire en détail le rapport de la commission de recherche et son exposé méthodologique accessibles à tous sur le site vie-publique.fr.
Les membres de la Commission de recherche : Vincent Duclert, Catherine Bertho Lavenir, David Dominé-Cohn, Isabelle Ernot, Thomas Hochmann, Sylvie Humbert, Raymond H. Kevorkian, Erik Langlinay, Chantal Morelle, Guillaume Pollack, Etienne Rouannet, Françoise Thébaud, Sandrine Weil. » (https://www.nouvelobs.com/monde/20210430.OBS43507/tribune-la-commission-sur-le-rwanda-repond-aux-ministres-ps-il-y-a-bien-des-responsabilites-lourdes-accablantes-de-la-france.html).
[92] Pierre Brana, « Rwanda : “Sur la France et le génocide des Tutsi, bien des points restent encore à éclaircir” », Le Monde, 26 avril 2021 (https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/04/23/rwanda-sur-la-france-et-le-genocide-des-tutsi-bien-des-points-restent-encore-a-eclaircir_6077740_3232.html)
[93] Jean-Michel Belorgey, « Rapport Duclert sur le Rwanda : “Trente ans après le début du drame rwandais, un examen de conscience s’impose” », Le Monde, 5 mai 2021 (https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/05/05/rapport-duclert-sur-le-rwanda-trente-ans-apres-le-debut-du-drame-rwandais-un-examen-de-conscience-s-impose_6079152_3232.html).
[94] Sur l’intervention de Jean-Michel Belorgey en novembre 1991 et la réponse de Roland Dumas de février 1992, voir La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi, op. cit., p. 949 et suiv.
[95] « Bernard Kouchner n'épargne pas Hubert Védrine :"Hubert Védrine, les gens de l'Elysée, le général Quesnot" (chef d'état-major particulier), le général Huchon (alors colonel et adjoint du général Quesnot), ont fait preuve d'une cécité absolue", considère-t-il. […]Pour lui, ce document "apporte un peu de vérité sur une immense faute politique" française pendant le génocide des Tutsi. "Mais c'est tellement tardif, plus de 26 ans après", regrette l'ancien ministre de la Santé et de l'Action humanitaire sous la présidence de François Mitterrand (1992-1993). Comme il l'avait déjà déclaré à la presse, Bernard Kouchner, qui s'est rendu au Rwanda pendant le génocide, assure avoir "appelé deux fois le président François Mitterrand pour le prévenir": "il m'a écouté et m'a dit : vous exagérez". » (relevé par TV5 Monde le 27 mars 2021 : https://information.tv5monde.com/info/rapport-sur-le-genocide-des-tutsi-les-reactions-de-la-classe-politique-francaise-402305).
[96] Raphaël Glucksmann, Lettre au Président de la République, Libération, 26 mai 2021 (https://www.liberation.fr/idees-et-debats/tribunes/raphael-glucksmann-monsieur-le-president-grandissez-nous-demain-a-kigali-20210526_QAXZ3SQ5QBAC3OLZPECXV2EVSA/)
[97] Le 29 septembre 1982, le Premier ministre Pierre Mauroy présente au Conseil des ministres un projet de loi « relatif au règlement de certaines conséquences des événements d’Afrique du Nord ». Ce dernier fait suite à une déclaration de François Mitterrand : « Il appartient à la nation, au bout de vingt ans, de pardonner. »
[98] Vincent Duclert, La gauche devant l’histoire. A la reconquête d’une conscience politique, Paris, Le Seuil, 2009.
ANNEXE
Objet : Lettre du 3 juillet 1998 au président de la commission des affaires étrangères, Jack Lang, à propos de la rédaction du rapport de la Mission d’information sur les opérations militaires menées par la France d’autre pays et l’ONU au Rwanda de 1990 à 1994.
Alors que le principe de la Mission d’information a été voté respectivement le 3 mars 1998 par la commission de la Défense et le 11 par la commission des Affaires étrangères, j’ai envoyé cette lettre le 3 juillet, soit à un moment où, après de nombreuses auditions, s’est posée la question de la rédaction, donc du pilotage du rapport. C’est pourquoi, si cette lettre que j’ai envoyée à Jack Lang est publiée, je tiens à ce qu’elle soit assortie des précisions suivantes, sous la forme qui vous conviendrait.
Votée en mars par les deux commissions de la Défense et des Affaires étrangères, la Mission a commencé par de très nombreuses auditions. Évidemment, chaque député de la Mission était invité à librement questionner les témoins (les auditions ont duré jusqu’au 9 juillet). Une liberté que j’ai utilisée au maximum, d’autant plus que – je l’ai dit à maintes reprises – c’était la première fois qu’une Mission avait pour objet le « domaine réservé » du président de la République. J’ai donc fréquemment interpelé les différents diplomates, militaires, experts ou politiques qui sont venus devant nous et, chaque fois, en tentant de faire préciser des éléments, d’éclaircir des contradictions ou des zones d’ombre. Ce qui fit que Le Monde dans son supplément du 17 décembre 1998, rendant compte des travaux de la Mission, devait me considérer comme « un des plus attentifs aux problèmes des droits de l’Homme et de la justice internationale ».
Toutefois, lors de l’établissement du projet de plan du rapport, je ne fus pas d’accord avec la répartition proposée par Paul Quilès, président de la Mission (et président de la commission de la Défense nationale). Je pensais que, s’il était naturel que chacun des deux rapporteurs traite plutôt de ce qui relevait de sa « spécialité » – Bernard Cazeneuve des affaires militaires, moi-même des affaires étrangères –, l’un et l’autre nous avions en charge, globalement, tous les aspects du rapport. Or le projet présenté par Paul Quilès me cantonnait à la géopolitique de la région des grands lacs, alors que j’entendais bien intervenir sur toutes les aspects de la question, y compris militaires. Je décidai donc d’en appeler à Jack Lang, le président de la commission des Affaires étrangères que je représentais, dans ce courrier du 3 juillet 1998.
Je n’ai pas eu de réponse. Toutefois, si j’allai seul rencontrer des témoins de l’époque au Burundi, en Tanzanie, en Ouganda, c’est à deux, avec Bernard Cazeneuve, que nous allâmes, comme je l’avais demandé, au Rwanda, mais aussi à Bruxelles (le Rwanda avait été une colonie belge), à Washington et à New York au siège de l’ONU. Et, lors de la rédaction du rapport par les administratifs de la Mission (comme c’est l’usage), je ne manquai pas d’exercer mon contrôle, autant qu’il m’a été possible, sur toutes les parties du rapport, même si celui-ci, il faut le rappeler, ne pouvait être qu’un délicat compromis entre les différentes tendances qui s’exprimaient. Il était essentiel en effet que le rapport soit voté majoritairement par les députés composant la Mission, sinon il n’était pas publié et tombait dans l’oubli (la Mission étant composée à égalité de membres de la commission de la Défense et de la commission des Affaires étrangères, avec une représentation de chacun des groupes politiques représentés à l’Assemblée nationale). C’est donc en tenant compte de rapports de force internes, pour le moins complexes, mais aussi de l’ardente nécessité que le rapport, qui établissait une série de faits indéniables, soit publié, que je suis allé au bout de cette mission.
Pierre Brana