Martine FRACHON
Mai 2022
Peut-on encore faire de la politique autrement ?
Oui, je le crois encore, et Michel Rocard, il y a soixante ans, nous l’a appris avec un groupe de fidèles politiquement passionnés, financièrement désintéressés et prêts très souvent à sacrifier vies professionnelle et familiale.
Le hasard voulut que ma première expérience professionnelle fût l’UNEF. Avec le recul nécessaire à la réflexion, je ne pouvais pas rêver mieux comme formation. Dans un milieu étudiant un peu fou, mais cependant sérieux, j’ai appris l’indépendance et sa nécessaire responsabilité.
Dès les années 60/70, je quittais mes occupations professionnelles pour me consacrer à l’éducation de mes enfants en bas âge, comme l’on disait à cette époque. Cependant, ce statut social ne me suffisait pas. Je me suis alors investie dans des activités associatives variées. C’était une époque politiquement agitée, mais les offres politiques n’étaient pas satisfaisantes et la SFIO mollétiste existante n’attirait guère les jeunes que nous étions encore ! Cependant, 1968 est passé par là et la rue Mademoiselle à Paris fût pour moi le vrai moment où j’ai rencontré, et surtout mieux connu, Michel Rocard. Ce vieux pavillon était une vraie ruche qui accueillait nuit et jour des centaines de personnes, militants et autres, syndicalistes, étudiants et ouvriers… Les hasards de la vie font que, quarante ans plus tard, je conduisais l’un de mes petits fils en maternelle : le local politique avait laissé la place à une école publique - quel merveilleux message !
Après Mai 68, les évènements se sont accélérés. Nous étions à la fin de l’année 1969, c’était l’époque du PSU. Michel Rocard avait accepté, à la demande de la fédération des Yvelines, d’être le candidat à l’élection partielle du Chesnay après la démission de Pierre Clostermann. La droite présentait alors M. Couve de Murville. Le PSU et la gauche yvelinoises n’avaient aucun élu à l’Assemblée nationale. Nous savions que Michel Rocard pouvait y défendre fort honorablement les idées qu’étaient les siennes et les nôtres. Michel acceptât rapidement, bien que sans moyens financiers, sans local, une vieille Ronéo pour tout outil de reproduction, une vieille machine à écrire, une cave déguisée en bureau de campagne où les biberons des enfants en très bas âge des mamans militantes se mélangeaient à la pagaille matérielle. Maison et jardin avaient été mis à disposition de tous. Ce furent des moments exceptionnels, avec des militants qui devinaient que des moments rares se dessinaient autour de cet homme passionné et rassembleur. C’est certainement à ce moment que sont nées des amitiés qui perdurent encore. Nous avons fait une campagne enthousiaste, parfois dure, car notre département recélait déjà des groupes extrémistes prêts à en découdre. Le GUD aimait bien mon portail, les Yvelines et ses communes coquettes, mais détestait ce que nous représentions. Michel a toujours refusé cette brutalité et tenait à imprégner cette élection des règles de courtoisie et de respect des autres, qui furent toujours les siennes dans sa vie politique, à l’égard de tous, y compris de ses adversaires. Il ne ménageait pas sa peine : marchés, réunions publiques, distributions de tracts, réunions d’appartements. Aucune commune n’échappât à la présence du candidat. Les collages d’affiches étaient délicats et souvent dangereux. Heureusement, nos voitures dégoulinantes de colle ne craignaient pas grand-chose. Elles furent plus d’une fois prises pour cibles, parfois brûlées ; les assureurs bien évidemment ne remboursaient rien, alors, la solidarité militante était mise en route pour une vieille guimbarde et tout le monde repartait.
Cette campagne fût pour Michel Rocard celle qui scella entre lui et les Yvelinois une indescriptible complicité, d’amitié et de respect qui durera au travers de toute sa vie politique. Il aimait ce département, il y vécut dans plusieurs communes pendant plusieurs dizaines d’années. Il aimait revenir à Louveciennes, notamment au mois de septembre, pour une journée de retrouvailles avec les compagnes et leurs enfants qui ont grandi et sont passés de l’âge du biberon à celui des manèges de la Fête des fleurs.
Les électeurs avec finesse et raison savaient que ce candidat n’était pas comme les autres. Ils appréciaient son intelligence, sa force de conviction, sa capacité d’écoute jamais agacée mais toujours vigilante, sa passion pour le débat, sa courtoisie innée et son indéfectible sens du dialogue. Ses propositions très novatrices n’étaient cependant pas faciles à expliquer mais elles faisaient vibrer, elles donnaient une vision à long terme de la société qu’il souhaitait. A la fin d’une réunion, les participants disaient avoir compris et se sentaient totalement investis dans ces projets. Pour beaucoup, l’enthousiasme l’emportait. Michel remportât un véritable succès et fût élu. Une immense Marseillaise fût entonnée par la centaine de personnes présentes dans la maison : ce fût pour tout le monde une joie immense, comme on en éprouve peu dans une vie militante. La télévision, présente sans y avoir été conviée, ayant loupé le moment demanda un bis de la Marseillaise. Beaucoup le firent avec plaisir, d’autres se retirent sur la pointe des pieds. Je restais avec tous les « copains », pendant qu’une dizaine d’autres partaient avec Daniel, alors premier secrétaire fédéral, vers la préfecture pour y accueillir Michel qui devait faire officialiser son élection.
Traditionnellement les soirs d’élections, la préfecture de Versailles invite les élus du département avec un certain nombre de notables. Les représentants de Rocard sont arrivés certainement un peu trop tôt, car visiblement, on ne les attendait pas. Bref, on les introduisit dans un petit salon où se trouvait un buffet un peu étriqué. Étonnés, ils ne font aucune remarque jusqu’au moment où, en ouvrant quelques portes alentour, ils s’aperçoivent qu’elles donnent dans un couloir avec tapis rouge qui conduit vers les magnifiques salons versaillais où se tenait en fait la véritable réception. Le préfet avait anticipé la victoire de M. Couve de Murville. Nos amis ont repris leurs affaires et se sont, comme tout le monde, glissés sous les ors de la République. Michel a pu être accueilli avec les honneurs qui lui revenaient et les félicitations de l’adversaire malheureux.
Nous savions pour notre part que les idées que nous voulions défendre encore plus fort allaient trouver une résonnance nationale au travers de ses interventions à la tribune de l’Assemblée. Il n’y avait pas pour lui de petites causes à défendre mais que de mauvais prétextes pour ne pas le faire. Depuis cette élection, il est resté d’une indéfectible fidélité à ce département. En 1977, il est élu maire de Conflans-Sainte-Honorine : c’était pour lui non seulement un plaisir, mais aussi un immense honneur. Cette ville était pour lui un laboratoire où il mettait en pratique ses idées novatrices pour le bien-être de ses habitants. Il était heureux et disait toujours que c’était son plus beau mandat.
Le Parti socialiste dans les Yvelines a largement bénéficié de sa présence. C’était une période où l’équilibre démocratique de notre département existait : Droite et Gauche étaient représentées dans toutes les instances représentatives (Sénat, Assemblée nationale, Conseil général et municipalités). Michel Rocard y était pour beaucoup, car il n’a jamais ménagé ni son temps ni sa présence. L’Union de la Gauche a toujours existé dans ce département et Michel l’a toujours sollicitée, facilitée, encouragée et respectée. Hélas, ce temps n’est plus ; s’il a fallu une bonne dizaine d’années pour construire un département où chacun trouvait sa place, il n’a fallu que cinq ans pour effacer le PS des Yvelines et donner la totalité des élus nationaux, départementaux et mairies à la Droite de ce département. Enfin, Michel Rocard n’était pas homme à se précipiter à chaque action réussie. Il aimait travailler dans la discrétion, et traitait les dossiers avec le souci du respect de l’administration, estimant avec raison que toute publicité préalablement tapageuse nuisait à la réussite des dossiers souvent difficiles à traiter.
Je terminerai par le moment le plus douloureux de cette bataille politique mais qui a profondément affligé Michel Rocard : c’est la mort de ce jeune militant CFDT tué d’un coup de couteau par l’extrême droite départementale lors d’un collage de panneaux électoraux pour une de ses campagnes. Michel en avait été très marqué. Je sais qu’il est venu plusieurs fois se recueillir discrètement sur sa stèle à Chatou. C’était aussi cette discrétion qui faisait toute la valeur humaine de cet homme. J’ai hélas compris, lors de l’hommage qui lui a été rendu aux Invalides, en regardant de la galerie du premier étage les attitudes des uns et des autres que cette façon de faire était terminée. La page était tournée et celle qui s’est ouverte n’est pas enthousiasmante.
Martine FRACHON
Ancienne Députée des Yvelines