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Fondation Jean Jaurès

Michèle LINDEPERG

Mars 2022

Jusqu’en 1994, je n’avais rencontré Michel Rocard que d’assez loin. Militante de base du PSU, je ne fréquentais guère les congrès nationaux… il fallait bien "que quelqu’un garde les enfants" ! Après notre adhésion au PS, au fil des campagnes électorales, Michel apporta régulièrement son soutien à Gérard lorsque nous militions dans le Rhône. C’est donc à partir du milieu des années 1970 que se nouèrent les premiers contacts, mais des contacts superficiels avec un homme pressé qui courait de meeting en meeting à travers la France, avalant son repas à la va vite entre deux gauloises. Il me fallut attendre la fin des années 1980 pour l’approcher de plus près. J’étais alors déléguée nationale chargée des droits de l’Homme et des libertés et je travaillais régulièrement rue de Solférino. C’est dans ce cadre que j’avais rédigé trois brochures pour aider les militants à lutter contre le Front national, brochures diffusées par le secrétariat à la formation. Après avoir rendu public ce travail à l’occasion d’une conférence de presse avec Laurent Fabius, à l’époque premier secrétaire du PS, j’étais impatiente de rencontrer Michel Rocard. Ce dernier avait été mis dans l’obligation de quitter ses fonctions à Matignon quelques mois plus tôt ; il me reçut dans son bureau situé dans des locaux loués au 63 rue de Varenne. Un bureau mal éclairé et triste, à l’image de la sombre période politique qui allait bientôt déboucher sur la débâcle des législatives de 1993. Alors que je m’attendais à rencontrer un homme abattu et fatigué, je découvris un militant toujours en éveil et combatif. Avant ce premier tête-à-tête, j’avais éprouvé une certaine appréhension qui fut vite dissipée par la simplicité de son accueil et la qualité de son écoute. L’atmosphère fut vite détendue lorsqu’il évoqua les coups de poing qui s’échangeaient avec Le Pen et sa bande, au début des années 1950, lorsqu’il était à la tête des étudiants socialistes. Nous avons également parlé de son action de Premier ministre et de ses rapports avec le Président de la République. Je n’ignorais rien de la nature de ces rapports mais je fus surprise par la virulence des adjectifs avec lesquels il qualifia la personnalité de François Mitterrand. La façon dont ce dernier s’ingénia, deux ans plus tard, à saboter la campagne pour les élections européennes conduites par Michel Rocard justifièrent a posteriori un jugement qui m’était paru trop sévère sur l’instant.

Nous savions que les législatives de 1993 seraient très difficiles, mais pas au point d’envisager une telle déroute : 253 socialistes sortants battus, parmi lesquels Jospin et Rocard. La majorité du comité directeur estima qu’il fallait montrer que le PS avait compris le message des électeurs en changeant rapidement la direction du parti : Fabius fut mis en minorité et Rocard fut élu président d’une direction provisoire jusqu’au prochain congrès qui se tint au Bourget en octobre 1993. Rocard fut élu premier secrétaire par les délégués avec plus de 80% des voix. Il fut ovationné par le congrès debout lorsqu’il déclara : « Je suis d’accord pour conduire la liste des européennes… à condition que cette liste soit composée à stricte égalité de femmes et d’hommes ». La composition de la liste fut un véritable casse-tête car il fallait tenir compte des représentations régionales, des sortants qui n’avaient pas démérité, et surtout de la représentativité des courants du parti dont aucun ne voulait lâcher un pouce de terrain pour faciliter la mise en œuvre de la parité. Un tel choix, qui mettra encore du temps avant de s’imposer à tous, n’avait alors de précédent dans aucun parti et Michel Rocard fut le premier à ouvrir la voie. C’est cette décision novatrice et courageuse qui me permit d’accéder au parlement européen en 1994. Une initiative qui ne fit pas que des heureux chez nos camarades masculins !

J’étais bien consciente que j’allais devoir rapidement faire mes preuves au sein d’une délégation socialiste dans laquelle figuraient plusieurs anciens ministres auréolés de leurs actions passées sous le mandat de François Mitterrand. Je choisis de m’investir principalement dans le domaine qui était le mien au sein du parti : droits de l’homme, immigration, asile, en choisissant une commission où je travaillais main dans la main avec certains membres de la liste Tapie et des Verts européens. Michel Rocard n’était pas un député européen socialiste comme les autres. Non seulement en raison de sa notoriété d’ancien Premier ministre mais parce qu’il connaissait personnellement tous les leaders, grâce à un engagement de longue date dans l’Internationale socialiste, où il était respecté pour sa rigueur et apprécié pour son parler vrai. Alors que, dans l’attente de retrouver un mandat national, certains députés français promenaient dans les couloirs du Parlement un scepticisme blasé, il arpentait énergiquement les mêmes couloirs, une lourde serviette à la main, avec la fougue d’un jeune militant. Il aimait manifestement se plonger dans les dossiers qu’il abordait à la fois avec une vision large et une attention au plus petit détail. Rapporteur de la Commission des affaires sociales, il défendit une résolution en faveur de la réduction massive du temps de travail pour vaincre le chômage. Président de la Commission du développement et de la coopération à partir de 1997, il consacra beaucoup de temps au partenariat UE/ACP (Afrique Caraïbes Pacifique). Sur un sujet qui lui tenait à cœur, il m’a demandé de m’investir dans l’ « intergroupe économie sociale » dont j’ai assuré successivement le secrétariat, puis la Vice-Présidence ; pour concrétiser ce travail, j’ai organisé en octobre 1998 à Lyon, un colloque intitulé « Les associations et fondations, acteurs de l’économie sociale en Europe », où sont intervenus, entre autres, Michel Rocard, Jean-Pierre Cot, Marie-Claude Vayssade, ainsi que des membres de la Commission européenne et du ministère des affaires européennes.

Au sein de la délégation socialiste française, malgré les nombreuses obligations de sa présidence de commission, il était à la fois cordial, disponible, à l’écoute et d’une grande simplicité. Cette ouverture aux autres s’ajoutant à de multiples responsabilités n’allait pas sans quelques distractions. Alors que nous arpentions la gare de Bruxelles Midi avant de nous rendre au Parlement, je le revois s’arrêter brutalement et s’exclamer : « j’ai oublié ma valise dans le train » ! Toujours absorbé par la préparation d’un texte ou d’une intervention, ce même genre d’étourderie pouvait se produire en plénière, au moment des votes (des journées entières à appuyer mécaniquement sur pour, contre, abstention !!!). Son fauteuil étant exactement placé devant le mien, je m’autorisais souvent, par une légère tape sur l’épaule, à lui rappeler d’exprimer son vote ou de lui faire rectifier un vote non conforme à la liste des décisions arrêtées par le groupe PSE.

A mi-mandat, j’avais informé Michel que, pour des raisons personnelles et familiales, je ne solliciterai pas de reconduction, ce que j’ai confirmé en 1999 à François Hollande lors de l’élaboration de la liste socialiste pour les Européennes. C’est donc au titre d’ex-députée que j’ai participé à la campagne dans ma région, en espérant pour la liste socialiste un bien meilleur résultat qu’en 1994, moment où la concurrence avait été rude en raison du « missile Tapie » comme Michel l’avait baptisé au cours d’une réunion. Après les 15 sortants, 22 socialistes français ont rejoint en 1999 le groupe du PSE. Ainsi s’est interrompu mon « parcours rocardien » effectif. Pour autant, l’état d’esprit rocardien, lui, ne m’a pas quittée. Dans la dramatique période politique que vit la gauche en 2022, je ressens un terrible manque. Nous aurions tellement besoin de la voix de Michel.

Michèle LINDEPERG

Ancienne députée européenne

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