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Fondation Jean Jaurès

Pierre-Yves COSSÉ

Avril 2020

Mon « premier Michel Rocard » est le militant de l’UNEF qui se battait contre Le Pen à la corpo de droit et le militant de la paix en Algérie. Décolonisation et attachement à un militantisme pédagogique et démocratique cimentèrent pour la vie notre relation politique. Nous avons oublié les circonstances de notre première rencontre. Ce fut certainement à Sciences Po. J’ai le souvenir d’un Michel pressé traversant le hall de l’École, une vieille sacoche lourdement chargée à la main. Son engagement politique le conduisait à animer tous les week-ends ou presque des séminaires de militants dans une lointaine province sans TGV.

Mon « deuxième Michel Rocard » est le maître de conférences en économie à l’ENA. Il était secrétaire général de la Commission des comptes de la Nation et j’étais son élève. Le maître de conférences était stimulant, original, souvent en retard, déplaçant les dates des conférences et rendant avec retard les copies. A la sortie de l’ENA, sur son conseil, j’adhérai à sa section du PSU (6è arrondissement), où on ne le voyait que pour la reprise des cartes. Ce n’était pas une bonne idée.

Mon « troisième Michel Rocard » est le leader politique national. Nous étions mendésistes et apportâmes un court moment un appui à celui qui allait devenir député de Grenoble. Aux Rencontres socialistes de Grenoble (1966), Michel apparut comme le successeur de PMF, qui le couva des yeux durant son intervention. Il aurait un destin national. Je fus séduit tant par le fond que par la forme (la petite musique rocardienne) et lui écrivis après le colloque pour lui dire que j’étais prêt à travailler à ses côtés. En 1967, il me demanda de me rapprocher de l’UNEF de Jacques Sauvageot, d’abord pour l’assister dans ses difficultés financières et plus largement pour tenter de nouer un dialogue. A cette occasion, je travaillai avec Marc Heurgon.

Mon « quatrième Michel Rocard » est le député des Yvelines. Je participai activement à sa première campagne et rédigeai plusieurs bulletins destinés aux nombreux cadres qui peuplaient la quatrième circonscription, ouvertement réformistes et nullement révolutionnaires. En 1969, j’assistai le nouveau député. Assez rapidement, je supportai difficilement la contradiction entre les discours très modérés (parfois trop, à mon goût) tenus au Palais Bourbon et les discours révolutionnaires du secrétaire national du PSU. Je lui écrivis une lettre en 1971 lui indiquant que j’étais un « social-démocrate » et qu’en conséquence, je démissionnais du PSU. Il garda quelque temps ma lettre, appréciant mes arguments mais indiquant que le mot « social- démocrate » était imprononçable dans le contexte post 68. Nous restâmes en bons termes. Par sa culture protestante, Michel était parfaitement respectueux de la liberté d’autrui et n’exerçait jamais de pressions. C’est par la « troisième composante » que j’adhérai au PS, lors des Assises du Socialisme, second moment fort de mon engagement politique. On attendait un grand discours de Michel Rocard, on eut un grand discours de Robert Chapuis.

Mon « cinquième Michel Rocard » est le candidat à la candidature (1975-81) C’est durant cette période que je fis partie du premier cercle. Je participai aux déjeuners hebdomadaires et à des réunions au PS et rédigeai des notes. Michel me fit nommer par François Mitterrand, après le congrès de Pau, Délégué national au Secteur Public. Je demandai un rendez-vous au Premier Secrétaire, qui ne me l’accorda jamais. J’animai un groupe sur les nationalisations industrielles, qui fit un gros travail mais qui ne servit à rien. Au congrès de Nantes, j’étais dans les coulisses et m’occupai de la mise en forme du discours sur « les deux cultures ». Je fus très engagé dans la querelle ubuesque sur les nationalisations, leur étendue et leurs modalités, qui l’opposait au PC et au CERES, bataille que Michel perdit.  

A cette époque, les chefs d’entreprise, principalement privés, invitaient Michel à déjeuner. Jugé présentable et rassurant, j’étais invité à ces agapes. Par rejet de François Mitterrand et des communistes, les patrons se convertissaient au rocardisme. Michel écoutait, posait de nombreuses questions, disait du mal du Premier Secrétaire (pas trop) et rassurait. Un peu trop à mon goût. Je croyais plus efficace de se situer dans un rapport de forces et de ne pas endormir par des illusions, dont tous seraient les victimes le moment venu. Je me souviens d’un déjeuner avec Pierre Moussa, le nouveau président de Paribas, un des présidents les plus estimables du CAC 40, du fait de ses engagements africains. Il plaida pour une nationalisation limitée à la partie banque de dépôts. Michel sembla donner son accord. En fin de repas, j’intervins pour dire que, dans la mythologie de la gauche, Paribas occupait une place particulière et qu’elle devait être nationalisée dès 1945. Selon toute vraisemblance, c’est tout Paribas qui serait nationalisé avec son cœur, la banque d’affaires. Pierre Moussa blêmit, Michel me lança un regard réprobateur. L’ambiance fut glaciale le reste du déjeuner. Deux ans plus tard, Pierre entreprit de saboter la nationalisation en cédant sa filiale suisse.

Une autre fois, nous fûmes pris à revers par les dirigeants de Saint Gobain. Puisque nous tenions tant à nationaliser, nationalisez la forêt française. La dispersion des exploitations, la multiplicité des petites exploitations entrave le développement de l’industrie du bois et du papier. En 2020, le problème économique subsiste et Saint Gobain a largué son secteur bois-papier.

A cette époque, nous nous voyions l’été en famille, lorsque Michel et Michelle venaient dans le golfe du Morbihan et naviguaient sur l’Epsilon. Après l’échec aux législatives de 1978, mon zèle faiblit. J’avais été incapable de défendre le programme économique du PS. Je constatai avec quelque regret - j’étais naïf - une personnalisation croissante autour de Michel (c’est à cette époque que le terme de « rocardisme » fit son apparition). Les communicants prirent le pouvoir, intervenant pas seulement sur les questions de forme et de présentation mais sur le contenu du message. Ils retoquèrent mon projet d’Appel de Conflans.

J’avais compris que je serai le directeur du ministre du gouvernement Mitterrand. Je le fus trois jours. Il est vrai que je connus une phase d’abattement, épouvanté par les risques que ferait courir au pays l’application du programme économique du candidat, et que la place était convoitée. Je constatai alors l’incapacité de Michel à assumer un face à face avec ses proches, à parler vrai.

Mon « sixième Michel Rocard » est le candidat virtuel à l’élection de 1988. Au cabinet de Jacques Delors, je tentai en vain d’organiser une coopération entre Rivoli et le ministère du Plan, mais je n’essayai jamais d’être un « go-between » entre Michel et Jacques. A la BNP, je coiffai le service économique, ce qui me donnait la possibilité d’envoyer à Michel de courtes notes, notamment sur les problèmes financiers internationaux. Il les lisait et réagissait parfois. Après sa démission du gouvernement, Roger Godino fonda le « Groupe des Arcs » où apparurent de nouveaux rocardiens et auquel je participai activement. Si Michel était rarement présent aux réunions parisiennes, il venait aux week-ends dans la station. Les rapports écrits et les interventions étaient de grande qualité (le « groupe des Arcs » mériterait une thèse). Il écoutait religieusement, prenait des notes et lançait de temps à autre des idées nouvelles qui faisaient mouche. L’après-midi, il skiait et, mauvais skieur, j’avais de la peine à le suivre. Le sport stimulait l’appétit, il dévorait sans qu’à l’époque sa ligne en souffre.

Ce qui me frappait, c’était sa curiosité insatiable et sa capacité à puiser dans toutes les sources d’information possibles. Comme tout homme politique, il simplifiait et répétait souvent le même refrain. Par exemple, dans le domaine monétaire, l’ennemi public numéro un était le monétariste Friedmann. Il était la cause de tous les maux de la financiarisation et de la crise économique. Je lui faisais remarquer qu’il devrait donner plus d’importance à la recomposition du monde, à l’affaiblissement de l’Europe et à la montée de la Chine. Il acquiesçait mais ne changeait pas de discours. Il avait une autre vertu, voir avant les autres. Ses propos sur le marché et la régulation, sur la crise de l’Europe, « une grande Suisse », étaient prophétiques. La formulation, en revanche, était parfois maladroite et inutilement provocante. Le moment choisi était rarement opportun, il n’attendait pas l’occasion.

Mon « septième Michel Rocard » est le Premier Ministre. Je fus sollicité pour entrer dans son Cabinet. Je déclinai l’offre, me souvenant du précédent de 1981. Quelques semaines plus tard, il me fit nommer Commissaire au Plan. Les relations entre le Premier Ministre et le Commissaire furent distendus. Michel n’avait guère le temps de s’intéresser à la préparation du Xème Plan et un ministre chargé du Plan faisait écran. Après mon installation, il vint deux fois rue de Martignac, une fois avec le Président de la République pour lancer le dispositif d’évaluation des politiques publiques, la seconde fois pour me remettre la Légion d’Honneur. Régulièrement, je lui envoyai des notes à caractère économique jusqu’au jour où je me rendis compte qu’elles s’arrêtaient à son Cabinet et ne lui étaient pas remises. Je fis alors porter mes notes à son domicile.

Mon « huitième Michel Rocard » est le Sage de la République et le Citoyen du Monde. Le mot « retraite » a toujours mis en colère le citoyen engagé à vie au service de la République et de la Paix. Je ne fus impliqué directement dans aucune de ses multiples activités. Nous nous voyions de temps à autre et surtout nous correspondions. Je lui envoyais mes notes et des observations - généralement critiques – sur ses propos ou écrits. Je ne partageai pas son empressement à vouloir faire entrer la Turquie dans l’Union Européenne et en faire partir le Royaume-Uni. Je trouvai souvent son catastrophisme économique excessif, notamment l’annonce régulière d’une crise chinoise, pour le moins prématurée. Je le félicitai de ne pas fermer le débat sur la baisse de la durée du travail et l’armement nucléaire.

De plus en plus préoccupé par les désordres internationaux croissants et l’impuissance des organisations internationales, il m’associa, avec son ami jésuite Henri Madelin, que le virus vient de tuer, à un projet de démarche auprès du pape François. Pour lui, c’était l’autorité intellectuelle et morale la plus influente dans le monde actuel. Il considérait qu’une implication plus forte de sa part dans la vie internationale pouvait mobiliser des bonnes volontés et susciter des initiatives en cascade. Des textes furent préparés. Il fallut expliquer à cet ancien protestant l’organisation du Vatican et le rôle du Secrétaire d’État. Sa forte surdité rendait difficile les échanges. Le Nonce à Paris fut informé de ce projet, qui n’aboutit pas du fait de sa maladie.

Pour mes quatre-vingts ans, mes enfants, sans me prévenir, l’invitèrent. Il vint. Dans un éloge improvisé, je repris la qualité attribuée par Mona Ozouf à Jules Ferry : « le courage de la modération ». Courage et modération valaient pour Michel.

Pierre-Yves COSSÉ

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