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Fondation Jean Jaurès

Tony DREYFUS

Mai 2023

Par exception, nous publions ce mois-ci un "parcours rocardien" posthume. Mais la place tenue par Tony Dreyfus auprès de Michel Rocard, et durant tant d'années, était telle qu'il nous a semblé impossible de ne pas l'évoquer un peu substantiellement. Sa disparition, le 26 avril dernier, a laissé un vide important dans la galaxie rocardienne. Les quelques lignes qui suivent ne le combleront pas mais nous souhaitons qu'elles permettent à chacune et à chacun de les raccorder aux souvenirs personnels qu'il ou elle garde en mémoire.

Né le 9 janvier 1939, Tony Dreyfus est un enfant de la guerre, même s’il restait très taiseux sur ces premières années. Son père, négociant, était issu de la bourgeoisie havraise et sa mère d'une famille de juifs originaires de Smyrne, d'où ils avaient été chassés par Isabelle la Catholique – « comme Balladur », disait Tony en souriant. Quand l’armée allemande envahit la France, la famille se réfugie à Marseille puis, après 1943, en Corse. Sa mère décède lorsqu’il avait trois ans ; son père, qui l’élèvera, et sa sœur joueront un rôle essentiel dans sa vie.

Étudiant en droit à la fin des années 50, son premier engagement est contre la guerre d’Algérie, dans les rangs de l’UNEF, en 1959 : il en devient vice-président dans l’équipe de Dominique Wallon, en 1961. Officiellement chargé de la communication, il est en fait chargé des contacts avec la préfecture de police pour les manifestations et tient, auprès du président du syndicat comme plus tard auprès de Michel Rocard, le rôle d’homme des missions de confiance et des conseils avisés. Dans le prolongement de l’UNEF, le club Jean-Moulin, puis le PSU où, assez vite, il noue avec Michel Rocard des liens personnels et politiques qui résisteront à toutes les épreuves de la vie.

En 1965, il prête serment comme avocat à la Cour d’appel de Paris, et rejoint un cabinet prestigieux, celui de Robert Badinter et de Jean-Denis Bredin. Se voir confier des dossiers relevant du droit de la propriété intellectuelle et de l’édition lui vaut de côtoyer des artistes et des auteurs qui étofferont son carnet d’adresses. Après un passage par le cabinet de Georges Kiejman, il fonde, en 1969, son propre cabinet, avenue Victor Hugo, où il exercera jusqu’à la fin.

En avril 1968, il épouse Françoise Fabre-Luce, avocate elle aussi, issue d’une famille apparentée à celle de Valéry Giscard d’Estaing. Bien des années plus tard, Tony évoquait en plaisantant sa première rencontre avec son beau-père, Alfred Fabre-Luce, écrivain et auteur de théâtre à succès dans l’entre-deux-guerres, dont on peut dire que le comportement sous l’Occupation n’avait pas été exempt de tout reproche et qui restait farouchement antigaulliste : « Un avocat, juif et PSU, ça faisait quand même beaucoup pour lui. Enfin, comme le PSU était opposé à De Gaulle, ça compensait un peu le reste… » Les élections législatives de juin 68 constituent sa première expérience électorale dans le 18ème arrondissement de Paris, où il recueille 7,5 % des voix, un score flatteur pour un candidat PSU à cette époque.

Les excès gauchistes du PSU des années post-68 ne sont pas exactement sa tasse de thé : « On est chez les fous ! » disait-il souvent en écarquillant les yeux derrière ses lunettes en demi-lunes perchées sur l’avant de son nez. Pour autant, ces années sont aussi celles où Tony Dreyfus, qui sera souvent présenté par la suite comme un avocat d’affaires, se lie avec des dirigeants de la CFDT, notamment Edmond Maire et Jacques Chérèque, alors responsable de la fédération de la métallurgie. Ce sont ces liens qui font de lui un acteur important de l’affaire Lip, en 1973, puisqu’il conçoit l’habillage juridique de la « vente sauvage » des montres saisies par les grévistes et en négocie les termes avec le ministère de la Justice.

En 1974, c’est sans états d’âme qu’il suit Michel Rocard au Parti socialiste : c’est d’ailleurs dans les locaux de son cabinet que l’état-major rocardien se réunit pour préparer les Assises du socialisme et l’entrée au PS. Soutenir Rocard dans sa démarche en vue de l’élection présidentielle de 1981 ne l’empêche pas de cultiver de bonnes relations avec certains proches de François Mitterrand comme Georges Dayan ou André Rousselet, dont il restera l'ami.

En 1977, il est candidat aux élections municipales à Troyes, contre Robert Galley, maire sortant, ancien ministre et trésorier du parti gaulliste. Il recueille 40 % des suffrages.

Ce n’est que dix ans plus tard que Tony Dreyfus choisit de quitter les coulisses de l’action politique pour l’avant-scène. Lui qui eût excellé dans « les fausses confidences » de Marivaux – celles que l’on recueille et celles qu’on distille – et qui conseillait à ses clients de préférer un bon arrangement à un procès, nécessairement mauvais, du moins le plus souvent, ne pouvait pas rester à l’écart des projecteurs lorsque Michel Rocard devint Premier ministre. Il est nommé le 13 mai 1988 secrétaire d’État auprès du Premier ministre et figure dans un premier temps sur la liste du gouvernement comme étant « sans attributions », comme il y avait sous la IVè République des « secrétaires d’État à la Présidence du Conseil ». Rapidement, Michel Rocard et lui conviennent que cette absence d’attributions pouvait devenir problématique. Et comme les dignitaires du secteur de l’économie sociale s’étonnaient auprès du Premier ministre qu’il n’ait désigné personne pour être leur interlocuteur, lui qui avait été en 1981 le premier membre d’un gouvernement en charge de ce secteur, la parade fût vite trouvée : j’attache tellement d’importance à l’économie sociale et solidaire, leur répondit en substance Michel Rocard, que c’est l’un de mes plus proches au sein du gouvernement qui aura la charge de ce secteur. Et c’est ainsi que Tony Dreyfus devint secrétaire d’État chargé de l’économie sociale et solidaire.

Il aborde ce « tiers secteur », comme on disait à l’époque, avec circonspection. Cependant, comme l’écrira François Soulage, alors délégué interministériel à l’économie sociale et solidaire, lors de son décès, « son scepticisme face aux grandes réformes dont nous rêvions nous a souvent permis de trouver des solutions réalistes. Avec Tony Dreyfus, nous avons enfin réalisé les promesses préparées dès avant 1981. » Il sera en particulier l’artisan d’une loi permettant aux salariés exerçant des responsabilités dans les associations de bénéficier de congés particuliers pour assurer leur mandat.

C’est en tant que membre du gouvernement qu’il se présente en 1989 aux élections municipales à Paris dans le Xe arrondissement. S’il ne parvient pas à déloger le sortant RPR, il est élu au Conseil de Paris et dispose, avec 35,3 % des voix au second tour, d’un solide capital de départ pour un enracinement qu’il va préparer, à sa manière, avec discrétion et méthode. En 1995, il fait basculer le Xe à gauche – avec cinq autres arrondissements de la capitale – dans une élection triangulaire, préparant ainsi la victoire de 2001. Dans ce mandat de maire, Tony Dreyfus donne la pleine mesure de sa façon de concevoir la politique, axée sur le goût du concret et le sens de l’humain. Serviable et généreux, il veille à conserver un lien de proximité avec les électeurs en arpentant le samedi matin les artères de son arrondissement. Durant ses trois mandats de maire, il est aussi l’homme des choix innovants et courageux : la reconquête du canal Saint-Martin, la réhabilitation de l’ancien couvent des Récollets en lieu d’échanges et d’accueil artistiques, la rénovation du cinéma Louxor, chef d'œuvre du style "néo-égyptien" de l'entre-deux-guerres, la transformation de l'ancien hôpital Saint-Lazare en médiathèque Françoise-Sagan ou encore un centre d’accueil pour toxicomanes…

En 1997, il est élu député du Xe arrondissement, accomplissant d’une certaine façon le destin que lui avait tracé son père qui, lorsqu’il avait de bons résultats scolaires, l’emmenait soit aux courses à Longchamp ou Auteuil, soit à l’Assemblée nationale. Il a sa vie durant continué à s’intéresser aux courses d’obstacle ou de galop, avait une connaissance encyclopédique des chevaux, de leurs jockeys, de leurs entraîneurs ou de leurs propriétaires, qui était loin d’être récompensée par des gains au tiercé ou sur l’hippodrome. Mais l’adrénaline de la course le motivait, au moins autant que celle de la politique. Alors, pouvoir lire Paris-Turf sur les banquettes de velours de l’Assemblée, quelle consécration !

Il fait également trois mandats de député, siégeant à la commission des finances puis à celle des affaires étrangères, à la Cour de Justice de la République (lors du procès Pasqua) et, en 2009-2010, exerce les fonctions de vice-président de l’Assemblée nationale. Les roulements de tambour et la haie d’honneur de la Garde républicaine qui accompagnent l’arrivée du président de séance au perchoir ne le laissaient pas indifférent – émotion perceptible au détachement apparent avec lequel il en parlait…

Au sein de la galaxie socialiste extrêmement clivée de la fédération parisienne du Parti socialiste, Tony Dreyfus est en bons termes avec à peu près tout le monde. Cela lui permet, lors de la campagne de 2001, de jouer un rôle discret mais effectif pour rassembler tout ce petit monde autour de la candidature de Bertrand Delanoë, avec qui il a noué de vraies relations d’amitié.

Tout en menant sa propre barque à partir des années 90, Tony Dreyfus est resté d’une fidélité sans faille à Michel Rocard. Une fidélité personnelle, qui s’est accompagnée d’une présence constante et de conseils avisés lorsque la vie familiale complexe de Michel Rocard le nécessitait. Une fidélité politique tout aussi résolue, sans doute parce qu’il voyait en Rocard le successeur naturel de Pierre Mendès France. Michel Rocard a eu beaucoup d’amis politiques très proches qui l’ont accompagné, s’en sont éloignés, puis sont revenus avec le temps qui passe. Tony Dreyfus a toujours répondu présent. De Michel Rocard, il connaissait les défauts mieux que personne – « tu me connais, je suis un poisson froid » disait-il en tirant sur sa pipe – et aucun historien ne pourra jamais établir la liste des déboires qu’il lui a évités, sur le plan personnel comme sur les questions de financement de la vie politique.

La mort, en 2013, de Guy Carcassonne qu’il avait accueilli dans son cabinet de l’avenue Victor-Hugo, puis celle de Michel Rocard en 2016 l’avaient profondément affecté. Il lui est resté pour se consoler son épouse Françoise et ses cinq enfants – Pauline, Louis, Julien, Kléber et Henri – dont il était si fier. Il était l’élégance et la fidélité, l’humour et le réalisme, la générosité et l’efficacité : comme il nous manque !

Jean-François MERLE

Vice-président délégué de MichelRocard.org

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