Pierre BOURDEREAU
Décembre 2023
Itinéraire en rocardie
Je suis né à la fin des années 50 et j’ai baigné dans une culture politique familiale très mendésiste, mes premiers souvenirs politiques sont les saillies anti-gaullistes de mes parents, leur opposition au régime de la Ve République et leur hostilité à l’élection du Président de la République au suffrage universel ! Mais surtout j’entendis parler très tôt de Michel Rocard, qui incarna la figure d’une gauche renouvelée et plus en phase avec les enjeux de la fin des années 60. Évidemment, je suivis sa campagne présidentielle de 1969 (juste après un référendum dont le résultat fut célébré avec ferveur..), sa première réelle apparition dans le paysage politique français ! Mais ce n’était qu’un avant-goût car peu après, se déroula la fameuse législative partielle d’octobre 1969 au cours de laquelle Michel Rocard l’emporta sur Couve de Murville. Et j’étais aux premières loges, puisqu’habitant d’une des communes de la 4ème circonscription des Yvelines ! Ce fut pour moi un moment fondateur et je revois encore mes parents avec quelques amis et voisins sabrer le champagne.
Déjà actif au sein du lycée (délégué de classe, meneur durant quelques grèves..), je fis la connaissance de plusieurs militants PS (souvent de fraîche date) durant la campagne présidentielle de 1974 et j’adhérais dans la foulée à la section cantonale du PS de Rambouillet dont le CERES avait pris le contrôle, mais où nos amis issus des Assises ont eu très vite un rôle déterminant, agrégeant nombre de nouveaux adhérents (des sabras, comme l’on disait à l’époque) et avec plusieurs d’entre eux je soutins la démarche de Gilles Martinet lors du congrès de Pau (le premier d’une longue liste..) en votant son « amendement». J’ai gardé un excellent souvenir des débats de mon « premier » congrès et je fis connaissance à cette époque de camarades qui deviendront des amis comme Arturo Oliveras, hélas parti trop jeune. Nos réunions de sensibilité (terme couramment employé à l’époque) se tenaient souvent dès 1977 à Conflans-Sainte-Honorine, où nous avions parfois la chance d’écouter Michel Rocard, et plus souvent Jean-Paul Huchon et quelques tacticiens affûtés comme Daniel Frachon. Dès 1976, j’avais participé activement à des campagnes électorales et mon intérêt soutenu pour les sujets électoraux, la géographie et la cartographie électorales, l’historique des scrutins commença à prospérer et je suis resté depuis un analyste passionné de ces sujets.
En 1977 je filais en auto-stop à Nantes pour assister au congrès et le discours de Michel Rocard (les deux cultures) fut fondateur et traça pour moi les points les plus saillants de ce que sera ma colonne vertébrale politique. Et il me fallait être armé politiquement pour aborder la phase suivante de ma vie militante : arrivé à Grenoble pour mes études à l’Institut d’Études Politiques, je participais aux débats épiques des années 1978-81 marquées par le fameux congrès de Metz et la préparation des présidentielles de 1981. Car dans cette fédération de l’Isère « contrôlée » par Louis Mermaz et ses affidés, les militants grenoblois -,rocardiens en majorité - avaient parfois le sentiment de constituer le village gaulois encerclé par les légions romaines (basées à Vienne en l’espèce..). Ce fut aussi une belle période de rencontres et de solides amitiés, puisque j’ai d’emblée côtoyé Michel Destot (avec qui je travaillerai quand il deviendra Maire de Grenoble) mais aussi des personnalités très marquantes et charismatiques comme Kléber Gouyer ou Jean Verlhac - pour ne citer qu’eux - auprès de qui j’apprendrai beaucoup. Outre les débats homériques préparatoires au congrès de Metz, j’ai aussi beaucoup appris des acteurs de la politique municipale de Grenoble, dont Hubert Dubedout évidemment, qui passé par les GAM était culturellement rocardien mais avait fait d’autres choix internes au PS (se plaçant aux côtés de Pierre Mauroy) pour des considérations tactiques qui, selon moi, ne seront pas «récompensées» puisqu’il resta à quai lors de la composition des gouvernements en 1981 – mais ceci est une autre histoire.
L’université réservait aussi à cette époque de belles joutes oratoires et des confrontations fécondes et enflammées me permirent de travailler mon corpus politique comme mon argumentation, car se revendiquer d’une social-démocratie très pro-européenne et d’une volonté réformiste n’était pas toujours un chemin bordé de roses dans des enceintes où les multiples familles trotskistes régnaient, mais avec mes amis du MAS (syndicat étudiant qui à Grenoble comptait nombre de rocardiens) nous avons marqué bien des points aux élections universitaires comme dans certaines AG. Mon intérêt toujours passionné pour la chose publique sous son angle local - à l’échelle d’un territoire dirais-je à présent - a trouvé sa source à Grenoble où j’ai appris et me suis enrichi auprès des acteurs de politiques municipales pionnières, dont l’enseignement m’accompagnera tout au long de ma vie professionnelle.
Laquelle vie professionnelle prit un tournant original en 1980 puisque je rejoignis l’Ambassade de France aux Comores, pour y effectuer mon service au titre de la coopération comme attaché culturel : et cette fabuleuse expérience créa malgré tout une frustration puisque je vécus les grandes heures de 1981 à très grande distance, avec toutefois quelques satisfactions comme la création d’un ministère de la mer dévolu à un certain Louis Le Pensec, avec qui je travaillerai par la suite, la nomination de Michel Rocard ministre d’État et l’arrivée de Jean-Pierre Cot au ministère de la Coopération alors même que j’exerçais une mission dans un pays concerné par une nécessaire régénération de la politique extérieure française : hélas on connaît la suite, la Françafrique avait encore de beaux jours devant elle !
De retour dans l’hexagone en 1982, je plongeais à nouveau dans la politique enchaînant campagnes électorales douloureuses mais riches d’enseignement et où transparaissait déjà le désintérêt pour la chose publique de certains quartiers (municipales de 1983 à Grenoble), et différents emplois qui amorcèrent véritablement mon itinéraire professionnel. Après avoir été assistant parlementaire, je rejoignis un rocardien haut en couleurs, Robert De Caumont, alors député-maire de Briançon, pour être son directeur de cabinet. Un fonceur très proche de Michel Rocard (il aimait rappeler leur compagnonnage chez les scouts au sein des Éclaireurs unionistes) avec qui j’ai participé à mille travaux, car Robert était un créatif, un bourreau de travail jamais à cours de projets souvent très fertiles, parfois plus utopiques ! Mais passé par les GAM et le PSU; «Bob» était un meneur d’hommes, un aménageur dans l’âme qui apporta beaucoup au développement de cette région de montagne assez enclavée. Et quand il n’avait pas eu gain de cause, très coriace, il pouvait se mettre dans des colères subites (mais fondées) ou même entamer une grève de la faim... Dans ce département alpin, aller à n’importe quelle réunion demandait des heures de route et sa voiture était un véritable bureau ambulant dans lequel nous refaisions le monde et affûtions nos tactiques car la (modeste) fédération des Hautes-Alpes était l’objet de luttes de pouvoir et de guerres de positon assez soutenues : les rocardiens vus comme des « néos », voire des pièces rapportées, étaient combattus par des militants de tradition politique plus classique ; ce département a longtemps été un fief radical et nos camarades du sud autour de Daniel Chevalier cultivaient cette tradition. Cela n’empêcha pas notre courant de marquer des points et Robert accompagna l’émergence de jeunes responsables politiques et développa le PS dans nombre de terres de conquête.
C’est à cette période que fréquentant les universités d’été des clubs Forum (d’abord aux Arcs) j’eus l’occasion de nouer des liens d’amitié et de militantisme avec nombre de membres de notre courant qui devinrent pour certains des responsables d’importance dont un futur Premier ministre, Manuel Valls. Ces rencontres étaient extrêmement riches et nous y étions à bonne école, en particulier lorsque Michel Rocard nous rejoignait pour des échanges politiques et stratégiques de haute volée. Le mot d’Université prenait alors tout son sens. En y repensant, je mesure combien la « matrice rocardienne » a été fertile mais aussi, au vu des trajectoires de certains, comme elle a été la mère de parcours politiques, voire philosophiques, très éclectiques. Je ne ferai pas ici l’inventaire de toutes les familles politiques, avec leurs cousinages variés, que ces rocardiens des années 80-90 ont pu essaimer. En matière de formation, ce fut aussi une intense période de lecture avec les ouvrages de Rocard comme « Parler vrai » ou « Le cœur à l’ouvrage » ou encore celle de l’excellente revue « Faire », dont j’ai conservé précieusement la collection. 1988, année charnière : De Caumont n’est pas réélu député (ce qui montre combien la politique peut être injuste, Robert aurait été un député de très haut vol et très utile durant les années Rocard à Matignon) et pour moi une nouvelle aventure au cœur de la rocardie démarra avec mon recrutement comme conseiller parlementaire puis chef de cabinet et en charge du Parlement par Louis Le Pensec au ministère des DOM-TOM.
Rue Oudinot, ce furent cinq années palpitantes et extrêmement riches car les sujets traités par mon ministre en liens constants avec Michel Rocard (de 88 à 91) ne pouvaient attendre, leur issue était décisive pour la paix en Nouvelle-Calédonie bien sûr, mais aussi dans tous les autres territoires où Louis impulsa une politique novatrice qui revisita en profondeur les relations entre Paris et les « confettis de l’empire ». Impossible ici de rapporter l’exhaustivité des questions traitées et des avancées les plus marquantes. Je retiens surtout de ces cinq années à « MEDETOM » que bien des acteurs de l’outre-mer, toutes sensibilités confondues, disent encore aujourd’hui que "le Grand Louis" (surnom du Ministre dans son fief breton) a sans doute été le ministre de l’Outre-mer le plus marquant et au bilan le plus riche de toute la Ve République. L’immense atout de Louis à ce poste était sa longue pratique du terrain acquise dans sa terre de Cornouaille, son appréhension subtile des dossiers dans toute leur complexité, sans à priori mais avec toujours une grande attention aux acteurs. Il sut rapidement se faire accepter et respecter dans tous les territoires par son immense sens de l’écoute et sa capacité à faire travailler ensemble une infinité d’interlocuteurs. Et bien sûr l’attention jamais démentie de Rocard aux questions ultramarines contribua beaucoup à la réussite de Le Pensec à ce poste : il y était soutenu en haut lieu car le cabinet du Premier Ministre, en particulier grâce au conseiller chargé de l’outre-mer Jean-François Merle, avait intégré cette question comme prioritaire.
Ces cinq années sont riches de souvenirs et d’expériences, il serait vain d’en dresser ici l’inventaire. Mais comment ne pas repenser aux longues séances de nuit à l’Assemblée nationale durant lesquelles le vote de chaque parlementaire ultramarin avait une singulière importance car nous étions, on s’en souvient, en majorité relative. Et comment ne pas évoquer Guy Carcassonne, avec qui j’ai modestement fait équipe quand il s’agissait de désamorcer quelques risques de votes hostiles, voire de motions de censure à l’issue funeste. J’ai beaucoup appris à ses côtés et mes connaissances en droit constitutionnel comme en droit parlementaire ont progressé à son contact. Ces cinq années aux cotés de Louis m’ont aussi permis une fréquentation soutenue des socialistes bretons et j’en ai tiré de fertiles leçons de travail politique ; les rocardiens ont en effet été la locomotive dans cette région où la progression électorale de notre famille politique a été constante et régulière depuis le début des années 70, jusqu’à devenir un bastion. Le travail politique sur le long terme, sur un territoire, avec des projets identifiés et un réseau serré de militants et d’élus locaux, ça paye ! J’eus d’ailleurs le plaisir d’accompagner Louis sur quelques questions bretonnes : réflexion stratégique comme campagnes électorales.
Durant cette période, je militais dans la section du Xe arrondissement parisien, et ce moment politique avait quelque chose de fondateur puisque Tony Dreyfus commençait à s’y implanter, j’ai donc eu le privilège de l’y côtoyer et de mener un travail politique sur un territoire qui à cette époque paraissait être un fief chiraquien inexpugnable. Il n’empêche que Tony et ses proches pointaient déjà une mutation sociologique de cet arrondissement, et celle-ci fut favorable puisque dès 1995 la mairie d’arrondissement était conquise. 1995 justement marqua un autre tournant dans mon itinéraire rocardien puisque le retour du PS avec un maire rocardien à Grenoble, Michel Destot, m’offrit l’opportunité de retourner œuvrer dans la capitale des Alpes comme directeur de la communication. Une nouvelle aventure fort riche là encore, aux côtés d’amis de notre sensibilité, tels Bernard Soulage, Jérome Safar ou des tenants de la démarche initiée dès 1965 par Hubert Dubedout via les GAM, et qui savaient articuler, dans leur travail politique, problématiques de quartier et vision plus large de la chose publique, du local au global… Et en effet Grenoble sut rester un laboratoire de cette « deuxième gauche » dans laquelle nous nous retrouvions, et qui alliait savamment, malgré l'évolution des conjonctures et du contexte, une politique économique et de recherche visant l’excellence comme la lutte contre les inégalités entre quartiers par exemple, une politique sociale volontariste mais aussi la recherche d’un positionnement reconnu à l’échelle internationale. Savoir tenir ainsi les deux bouts de la chaîne est à mon sens éminemment d’essence rocardienne, et avec le recul je pense que c’est un « en mème temps » avant l’heure qui ne manquait ni de sens ni de réussite. Bien des collectivités pilotées par des amis de notre sensibilité ont connu des destinées singulières et des transformations remarquables. Cependant, la fin des années 90 puis le changement de siècle coïncidèrent avec une évolution de notre famille. Non pas pour ce qui est de ses soubassements et de la forte identité d’une culture politique au sein de la gauche, qui perdurent, mais parce que l’évolution du PS et le renouvellement des générations ont modifié à la fois les positionnements individuels mais aussi les jeux d’alliance. Et bien sûr, le retrait progressif de Michel Rocard changea la donne, soulignant par là même que notre aventure collective avait besoin d’une forte locomotive en liens avec des institutions dont par ailleurs nous pouvions être à juste titre fort critiques.
A l’image du rocardisme qui avait tendance à s’éparpiller en moult chapelles et à emprunter des chemins variés, mon itinéraire professionnel devint au fil des années moins marqué du sceau de la famille politique dans laquelle j’ai évolué depuis mes premiers engagements. Cependant, ayant œuvré par la suite aux cotés de Jean-Marc Ayrault à l’Assemblée nationale, auprès de plusieurs maires de grandes villes puis longuement en entreprise ensuite, je ne me suis jamais départi des repères et balises que ma longue fréquentation des sphères rocardiennes m’avait inculqués. Plus profondément, je reste convaincu que les fondamentaux du rocardisme demeurent d’une pertinente actualité et que ce qu’ont été les piliers de mon engagement sont toujours des ferments pour une social-démocratie revisitée. A ce titre, le rocardisme n’est vraiment pas selon moi un vestige du XXe siècle politique mais peut plutôt nous aider à réinventer une vraie « deuxième gauche du XXIe siècle » qui se départisse de vieilles pratiques restées funestes, qui enfin sache à nouveau se colleter au réel et PARLER VRAI.
Pierre BOURDEREAU