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Fondation Jean Jaurès

Elisabeth MOULARD-BOULONNE

Avril 2021

Michel Rocard est entré dans ma vie en 1977, par le truchement de Jean-Paul Huchon avec lequel j’ai participé au lancement du Fonds Social Européen en France, et que je ne remercierai jamais assez. Son action à la mairie de Conflans-Sainte-Honorine et plus encore la pertinence et la profondeur de ses analyses politiques me fascinaient, mais de loin.

Lorsque j’ai été appelée en 1983 à son cabinet de l’Agriculture, comme conseiller technique, j’ignorais dans quelle longue aventure je me lançais avec lui. Il souhaitait réformer le développement agricole afin de faire œuvre de justice, en permettant aux « petits » syndicats de bénéficier équitablement de la manne de la vulgarisation. Ce fut mon baptême du feu : je dus affronter François Guillaume, président de la FNSEA, et Pierre Cormorèche, président de l’APCA. Michel Rocard m’a toujours soutenue pour que cette réforme, qualifiée d’audacieuse à l’époque, aboutisse.

Je garde le souvenir cuisant d’une présentation budgétaire approximative que j’avais faite en réunion de cabinet. Il la présidait toutes les semaines avec ponctualité, intérêt et souci de précision. Il m’a donc « invitée » à le rejoindre dans son bureau pour m’expliquer par le menu pourquoi il n’était pas tout à fait d’accord avec moi… Pédagogie et respect d’autrui l’animaient toujours.

Après sa démission en 1985, je poursuivis ma carrière européenne. Nommé Premier ministre, il me demanda de rejoindre le cabinet de Jean-Pierre Soisson, ministre du Travail, où conseiller Europe, je fus la cheville ouvrière de la Charte des droits sociaux fondamentaux, qui fixa les bases d’une Europe Sociale. Puis, persuadé de la nécessité d’informer en termes clairs les citoyens sur les politiques communautaires, il me nomma pour créer et administrer un grand centre d’information sur l’Europe. Implanté dans le socle de la Grande Arche de la Défense, "Sources d’Europe" fit florès dans les pays de l’Union et en 1998, à la fin de mon mandat, 100.000 visiteurs par an s’y pressaient.

Je l’avais ainsi accompagné sur les réformes et les avancées qui lui tenaient à cœur : développement, justice sociale et nécessité d’une Union Européenne vigoureuse. C’est donc tout naturellement qu’il me demanda, en 1999, de le rejoindre au Parlement européen où il prenait la présidence de la commission des Affaires sociales. Outre le rapport sur l’assurance complémentaire maladie qui lançait -déjà- les bases d’un remboursement des frais d’optique et dentaires pour le plus grand nombre, je participais à ses réunions, rencontres et déjeuners.

Pendant trois années, à une période où seuls ses vrais amis l’entouraient, nous prenions chaque semaine le Thalys pour rejoindre Bruxelles. Nous y croisions parfois Valéry Giscard d’Estaing : « Bonjour Monsieur le Président, bonjour Monsieur le Premier ministre » et leurs échanges portaient sur la politique internationale, l’Inspection des finances, ou furtivement, sur la vie qui passait. En avril 2001, peu de temps avant son assassinat, le commandant Ahmad Chah Massoud, figure de la résistance afghane, nous enthousiasma en exaltant son combat pour la liberté et le droit des femmes. Les échanges avec le Général Philippe Morillon, hanté par le massacre de Srebrenica, étaient toujours chaleureux. Combien d’autres, quel que soit leur positionnement politique, appréciaient sa hauteur de vues et son ouverture au monde.

A la fin de son mandat, les parlementaires européens lui firent une ovation debout. Après des journées souvent harassantes, il recevait stagiaires, thésards et journalistes. Avec un constant souci de replacer les problèmes dans le temps et l’espace, il dissertait entre deux bouffées de cigarettes. En 2004, je rentrais à Paris pour rejoindre la Caisse des Dépôts. Notre improbable compagnonnage du Thalys, qui nous amenait à attendre le départ du train dans le hall de la gare Bruxelles-Midi, lui gardant les valises, moi lui cherchant une menthe à l’eau, s’était transformé en une robuste amitié, faite de confiance et de respect mutuel.

Nous avons gardé l’habitude de déjeuner en tête-à-tête jusqu’à la fin de sa vie. C’est ainsi que j’eus droit à de fulgurantes analyses de géopolitique et, avec un égal enthousiasme, à la description des pingouins macaroni qu’il avait découverts en Antarctique… Je garderai longtemps le souvenir du planisphère inversé qui le suivait dans ses bureaux, symbole de sa curiosité, de sa tolérance et de son besoin de comprendre l’autre, gages du dialogue auquel il tenait tant.

Elisabeth MOULARD-BOULONNE

Administratrice de l'association MichelRocard.org

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