Axelle LEMAIRE
Juillet-Août 2023
Alternatives et affranchissements
Qu’est-ce qu’un parcours rocardien, lorsqu’on n’a pas connu Michel Rocard ? Est-ce la conscience d’être condamnée à rester nostalgique d’une époque politique révolue ? Que vaut de se poser cette question, à l’heure où partout les forêts brûlent, les banlieues se soulèvent, les campagnes désespèrent, les contre-vérités se propagent et l’extrême droite est aux portes du pouvoir ? On me dira que Michel Rocard exhorterait, avec son mélange d’idéalisme persistant et de lucidité amère, à créer une réponse politique alternative. Se souvenir de lui aboutit forcément à révéler en creux l’impuissance contemporaine des socialistes à exister politiquement et collectivement. Je tente néanmoins l’exercice puisque confiance m’a été donnée, en dressant le chemin de mon parcours à la lumière de deux traits qui me semblent caractéristiques de la pensée et de l’action de Michel Rocard : alternatives et affranchissements.
J’ai rencontré Michel Rocard, pour la première et dernière fois, il y a 10 ans, en novembre 2013. En tant que députée des Français d’Europe du Nord, très engagée sur les sujets environnementaux en lien avec ma circonscription, je participais à une conférence sur la « Géopolitique du Grand Nord circumpolaire » organisée par le Cercle Polaire au Campus des Cordeliers, rue de l’École de Médecine à Paris. J’étais nerveuse à l’idée de le rencontrer. « Mama Mia », avais-je écrit à mon collaborateur parlementaire en apprenant que je prendrais la parole juste après l’ancien Premier ministre. Une seule rencontre donc, suffisante pour comprendre que l’homme qui s’exprimait à mes côtés était parfaitement identique au personnage politique. Il s’était montré érudit, décrivant l’histoire et la géographie de l’Antarctique, l’anthropologie des peuples autochtones, les enjeux géostratégiques, maritimes, industriels dans cette partie du monde. Il était intarissable, débordant de volontarisme politique. Spécialiste du droit international, je partageais sa passion pour le sujet. J’aurais tant voulu que tous les responsables politiques embrassent cette approche universaliste, avec un sentiment d’urgence analogue et le même souhait de construire des communs de l’humanité, comme Michel Rocard avait aidé à le faire pour préserver la zone arctique ! Il s’agissait de la seule réponse à la fonte des glaces à même d’atténuer les conséquences du changement climatique ! Lorsque Ségolène Royal fut nommée Ambassadeur des Pôles, j’espérais qu’elle honorerait la fonction, rendue si noble par Rocard. Secrètement, je me disais que j’aurais adoré exercer le rôle. Mais j’étais trop novice, et je n’ai rien dit.
Plus jamais mon chemin n’a directement croisé celui de Michel Rocard. Mais je l’ai rencontré autrement, sans qu’il ne le sache.
J’étais très attristée par son décès, survenu quelques mois avant la promulgation de la loi pour une République numérique défendue depuis le banc des ministres. Ce texte consacrait un premier chapitre entier à la libre circulation des savoirs, en ouvrant les données publiques, en introduisant le concept de transparence des algorithmes et en officialisant la promotion du logiciel libre. Celui qui avait été le premier grand défenseur politique des libertés numériques en France et en Europe, au moment de se dresser contre le projet de directive européenne sur la brevetabilité des logiciels, savait-il que la loi lui rendait ainsi une forme d’hommage ? Son combat au Parlement européen était reconnu de la communauté des libristes. Michel Rocard voyait dans les logiciels libres une alternative émancipatrice aux positions dominantes des géants du numérique. Il s’était pris au jeu et avait réfléchi et écrit sur la révolution des technologies. Il pressentait que derrière les combats des titans se définirait l’élaboration sociale de demain. A cet égard, son programme « République 2.0 Bêta – Vers une société de la connaissance ouverte » préparé pour la campagne présidentielle de 2007 était précurseur et visionnaire. C’est dans cette empreinte que la République numérique a été façonnée. Et puis, Michel Rocard savait-il que j’avais bataillé pour faire entrer les « libertés numériques » dans mon portefeuille ministériel ? Plus tard, c’est sur ce fondement de mon décret d’attributions que je me suis opposée au ministre de l’Intérieur en découvrant, dans le Journal Officiel, un décret passé en catimini pour créer un grand fichier national des Français. Le fond comme la manière ne correspondaient pas à l’idée que je me faisais de la politique et de l’équilibre à trouver entre sécurité publique et libertés individuelles.
J’ai aussi rencontré Michel Rocard à coup de découvertes de son œuvre intellectuelle et politique et de compréhensions progressives concernant ma propre vie personnelle et professionnelle. Il avait à peu de chose près l’âge de mon père. Ce dernier, universitaire et philosophe, intellectuel québécois engagé pour la reconnaissance de l’indépendance nationale de la province canadienne, fut comme Michel Rocard prompt à dénoncer, dans les années 60 et 70, les méfaits du totalitarisme soviétique. Il fallait du courage, alors, pour ne pas s’inscrire dans le courant politique dominant. Dans un contexte tout à fait différent, je conclus moi aussi à l’importance d’entretenir une pensée critique sur l’État, et de toujours se soucier de l’existence de contre-pouvoirs solides en démocratie. On peut regretter que les premières années professionnelles de Michel Rocard ne soient pas mieux connues. C’est lui qui, jeune inspecteur des finances, dénonça les camps d’enfermement pendant la guerre d’Algérie, avec la même force que celle d’une Simone Weil s’insurgeant contre les conditions d’emprisonnement inhumaines. Ce sont ces combats qui ont inspiré mon engagement en faveur des droits humains, en tant que Secrétaire nationale du Parti socialiste, ou encore pour introduire, pendant mon mandat de députée, les crimes de mise en servitude et d’esclavage moderne dans le Code pénal.
De l’héritage familial j’éprouve autre chose : un attachement affectif profond à la langue française, dont la richesse infinie me semblera toujours menacée. Il paraît que Michel Rocard partageait cette crainte. Il avait à cœur la protection des identités locales et j’aime à imaginer que dans son action en faveur de la décentralisation et des départements il y avait là une manière, entre autres objectifs, de reconnaître les particularismes culturels et linguistiques locaux. Il entretenait des liens d’amitiés soutenus avec le Québec et avait compris l’importance de cultiver une relation privilégiée avec la belle province. A contrario, mon premier déplacement officiel en tant que députée, aux côtés du Président François Hollande, fut pour moi un déchirement, lorsque je compris que l’avion présidentiel qui nous menait au Canada nous déposerait d’abord en Alberta pour soutenir les producteurs de gaz de schiste, avant de s’arrêter au Québec. C’était là une entorse historique et diplomatique lourde de sens pour les amis du Québec et la cause francophone. Je me sentais bien seule, face aux conseillers du Quai d’Orsay furieux d’entendre mes critiques. J’aurais préféré leur raconter l’histoire de mon cousin capitaine de briseur de glace sur le fleuve Saint-Laurent.
J’ai aussi tiré de mes lectures politiques et de ma courte expérience de députée et de ministre la conviction que la démocratie ne se décrète pas mais s’expérimente au quotidien. En ce sens, l’ingénierie de la concertation citoyenne mise en œuvre autour de la loi pour une République numérique se voulait une expérimentation au sens rocardien du terme, conçue pour tester une méthodologie et des outils afin d’améliorer le fonctionnement des institutions démocratiques. Pour répondre à la désillusion et à l’indifférence, je voulais tester une expérience nouvelle, avec comme ingrédient principal un élément généralement absent du dispositif légistique : la confiance. Il ne s’agissait point de remettre en cause le travail des parlementaires et à travers eux le système représentatif, mais bien de tester les aspects plus directs de la démocratie. La méthode a rempli son objectif : une première expérimentation, destinée à être reproduite dans d’autres contextes, améliorée et amplifiée. Michel Rocard aurait sans doute aimé la manière dont cette loi fut adoptée à l’unanimité après avoir été co-écrite en transparence avec des citoyens. C’est dans cet esprit que, depuis, j’appelle de mes vœux une réforme des institutions visant à renforcer le rôle du Parlement et à impliquer plus directement les citoyens dans la vie politique.
Récemment, à l’occasion d’une conférence organisée par la Fondation Jean Jaurès sur « Michel Rocard et le Parlement », je ressentais une forme de soulagement en apprenant que l’ancien Premier Ministre avait refusé de recourir à l’article 49.3 de la Constitution quand les syndicats étaient unis pour s’opposer à une réforme ou lorsque l’opinion publique se montrait très largement défavorable. Même en temps de crise, le dirigeant politique qu’il fut restait donc à l’écoute et cultivait l’art de la discussion. La méthode appliquée à la situation en Nouvelle-Calédonie s’inscrivait dans une forme de continuum. Je comprenais aussi que Rocard avait imposé, depuis Matignon, la décision (devenue jurisprudence) d’informer le Parlement au moment de l’entrée dans la guerre du Golfe en 1990. Je n’eus pas conçu qu’il en fut autrement et j’avais du mal à intégrer, comme députée, le concept du domaine réservé présidentiel. Il faut dire que j’avais travaillé à la Chambre des Communes pendant cinq ans et observé, depuis le cœur battant de la machine politique britannique, un parlement voter le refus d’entrer en guerre contre la Syrie.
Il paraît que Michel Rocard n’appréciait pas qu’on le pense centriste. De la même manière, j’étais exaspérée lorsque d’aucun estimait que mon expérience au Royaume-Uni et ma double culture nord-américaine suffisaient à faire de moi la parfaite représentante de la 3e voie blairiste. Je n’aime pas les raccourcis faciles et l’absence de nuances, et n’ai pas beaucoup d’égards pour la théorie du ruissellement de la croissance. Un jour, un journaliste a écrit que j’étais restée fidèle à la 3e gauche. Il s’agissait d’une erreur, puisque qu’il voulait parler de la 2e gauche, qu’il avait confondu avec la 3e voie. J’ai bien ri, pensant qu’il était peut-être temps de fonder une 3e gauche. Il n’empêche : comme Michel Rocard, j’ai juré allégeance à la social-démocratie européenne. Rocard a effectué ses mandats de député européen avec une grande rigueur, comprenant peut-être que le pouvoir était à Bruxelles moins voyant mais plus puissant. C’était faire œuvre plus utile d’investir l’espace européen que de laisser la technocratie envahir le vide laissé par les responsables politiques. Il aurait pu écrire, me semble-t-il, que la technocratie s’installe bien dans la vacuité politique. Je me sens aujourd’hui orpheline de cette famille.
Comme Michel Rocard, je crois en la nécessité de doter les acteurs économiques de vertus morales et de responsabilités sociétales qui dépassent la seule recherche de la profitabilité. J’estime que l’auto-régulation par le marché n’est pas (du tout) suffisante pour compenser les inégalités et répondre aux défis posés par les limites planétaires. J’ai étudié le projet autogestionnaire avant-gardiste de Michel Rocard après avoir écouté les errements idéologiques de l’ancien Premier ministre britannique David Cameron autour de la Big Society. J’ai bifurqué professionnellement vers le secteur de l’Économie sociale et solidaire pour le découvrir de l’intérieur, en gardant à l’esprit l’engagement de Michel Rocard comme père politique fondateur de l’alliance entre associations, mutuelles et coopératives. J’ai tenté de disséquer ma propre expérience en tant que directrice de la stratégie et de la transformation de la plus grande association sociale de France pour mieux comprendre les limites du modèle associatif tel qu’il se déploie aujourd’hui, sans pour autant renoncer à voir l’ESS comme une troisième voie crédible et un horizon prometteur. Je continue à penser que le numérique peut aider à donner voix et forces aux sociétaires contributeurs dans les modèles socio-économiques alternatifs. A la Croix-Rouge, j’ai vu le rôle des minima sociaux dans la prévention de la grande pauvreté, et remercié en mon for intérieur Michel Rocard pour sa vision de la solidarité nationale.
Voilà pour le parcours rocardien thématique, fait d’alternatives et d’affranchissements. Reste aussi l’homme et sa méthode. Ceux qui ont bien connu Michel Rocard décrivent des traits de personnalité et des manières de travailler qui m’auraient plus, je pense : les idées avant la tactique, le besoin de comprendre pour démontrer et convaincre, le goût du défi, la maîtrise des dossiers, la croyance en l’émergence de formes de vérité absolue, le recours à l’humour et au bon mot pour prendre du recul, une sincérité directe, parfois maladroitement autoritaire, le besoin de la forme écrite pour développer la pensée, coucher les choses pour qu’elles restent plutôt que de choisir l’oralité qui n’engage pas.
Alors aujourd’hui, comment se situer, quand le pragmatisme a été érigé en programme politique loin des convictions, et les héritiers auto-déclarés sont nombreux ? Le temps qui passe aide à comprendre qu’en politique l’héritage compte plus que les héritiers, que les grands dirigeants sont ceux qui ont réussi à concilier pensée et action, et que les figures de l’affranchissement sont trop rares pour ne pas devenir universelles. Michel Rocard est comme un grand peintre, il est comme la peinture de son ami Pierre Soulages : chacun peut voir en son œuvre ce qu’il vient y chercher. Pour ce qui me concerne, j’ai puisé beaucoup d'inspiration dans le parcours de Michel Rocard, au point de réaliser que je lui dois plusieurs des couleurs de ma palette.
Axelle LEMAIRE
Ancienne secrétaire d'État chargée du numérique, ancienne députée des Français de l'étranger