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Fondation Jean Jaurès

Guillaume GONIN

Juin 2022

Notre rubrique "Parcours rocardien" est là pour rappeler que le rocardisme a été une aventure collective et un rapport à la politique partagé. Si nous avons jusqu'ici recueilli les témoignages de personnalités qui ont accompagné Michel Rocard dans ses combats politiques ou dans ses fonctions ministérielles, comment rendre compte du fait qu'aujourd'hui encore, des jeunes gens qui n'ont pas connu Michel Rocard ou qui ne l'ont côtoyé que dans ses toutes dernières années se reconnaissent dans sa pensée et dans son message ? Bref, pour paraphraser Malraux, que tout le monde est, a été ou sera un jour rocardien... Parce que la démarche de Michel Rocard en lançant notre association était d'abord une volonté de transmission, nous accueillons aujourd'hui le témoignage de Guillaume Gonin et lançons un appel à d'autres personnes de sa génération pour qu'elles nous fassent part de la façon dont le message de Michel Rocard a façonné leur engagement.

Une lumière aveuglante inonde la cour des Invalides où se massent élus, personnalités et dignitaires étrangers afin de rendre un ultime hommage à Michel Rocard. Je prends place parmi les députés, directement derrière le gouvernement, dont les membres arrivent au compte-gouttes. La chaleur accablante d’un soleil approchant son zénith contribue à l’atmosphère vaporeuse de cette fin de matinée. Au vertige physique s’ajoute l’émotion du nouveau venu et d’un léger syndrome de l’imposteur : conseiller ministériel depuis quelques jours seulement, j’ai l’occasion unique de saluer celui qui, plus que nul autre, a éveillé ma curiosité pour la chose publique lorsque, apolitique, je me mis un peu par hasard à le lire, l’écouter. Combien sont-ils, en ce jeudi 7 juillet 2016, à lui devoir toute ou partie de leur parcours ? 

J’échange quelques mots avec Barbara Romagnan, la députée du Doubs que j’avais interviewée dans le cadre d’autres fonctions, tandis que ses collègues François Lamy et Benoit Hamon jouent des coudes pour entrer dans le champ des caméras. Sur notre droite, Nicolas Sarkozy s’installe aux côtés de Laurent Fabius, Lionel Jospin et Edith Cresson ; quelques instants plus tard, le débit de mitraille des photographes indique l’arrivée d’Alain Juppé puis du ministre de l’Économie, Emmanuel Macron. Face au président de l’UMP, la rigidité et la distance du premier tranche avec la décontraction et la proximité du second ; tout sourire, celui dont les ambitions s’affirment de jour en jour s’attarde ostensiblement avec l’ancien président, lui posant la main sur le bras. A l’entrée de la cour, le Premier ministre Manuel Valls attend l’arrivée du maître de cérémonie, en compagnie de l’inoxydable ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian, et du secrétaire d’État aux Anciens combattants, Jean-Marc Todeschini. 

Juste devant moi, les membres du Gouvernement patientent dans la fournaise, échangeant quelques mots ou pianotant sur leur téléphone pour tromper l’ennui ; parmi eux, Martine Pinville et Matthias Fekl, que j’apprendrai à connaître quelques années plus tard dans les couloirs de l’Hôtel de région, à Bordeaux. Derrière moi, dans l’ombre parmi les anonymes, j’aperçois furtivement Pierre Larrouturou qui prend des notes, avec son habituel air agité. En ce jour si symbolique, le hasard a voulu que je tourne le dos à mon passé d’éphémère chargé de mission au sein de Nouvelle Donne, regardant vers un avenir que je ne devinais pas encore – celui de plume et conseiller d’Alain Rousset. Deux personnalités politiques diamétralement opposées, se reconnaissant pourtant ostensiblement en Michel Rocard. 

La veille, j’avais exprimé à Ericka Bareigts mon envie de l’accompagner lors de cette cérémonie, chère à mes yeux. N’y participant pas, elle me rassura en proposant de l’y représenter avec Nathalie, mon amie et directrice de cabinet. A l’approche de l’élection présidentielle, avec un gouvernement au quasi-complet pour honorer une figure majeure de la gauche, au cœur d’une période agitée pour les socialistes, sur fond de 49.3 et déchéance de nationalité, son absence m’interrogeait cependant. Reste que le Gouvernement se remettrait probablement de l’absence de sa secrétaire d’Etat chargée de l’Egalité réelle. Nommée ministre des Outre-mer dans un mois et quelques, elle n’aura plus le loisir de ce relatif anonymat gouvernemental – mais continuera de moquer ma propension à admirer Michel Rocard. 

Le lendemain, dans la voiture à gyrophares nous menant à l’esplanade des Invalides, j’ai repensé à mon ultime rencontre avec l’ancien Premier ministre, quelques semaines auparavant. Dans le cadre des « cahiers de la présidentielle » du Parti socialiste, autour du député Guillaume Garot, un petit groupe dont je faisais partie préparait 2017 ; à ce titre, j’avais organisé l’audition de Michel Rocard à l’Assemblée nationale. Celle-ci faillit ne jamais avoir lieu : le matin-même de notre premier rendez-vous, notre illustre invité avait oublié son indispensable appareil auditif. Heureusement, le 25 mai, nous l’avons finalement accueilli sans encombre au 101 rue de l’Université avec Guillaume Garot, sa collaboratrice Marie Castagné, et mon ami Henri Landes, alors collaborateur du philosophe Bruno Latour. Si son aspect frêle et sa voix voilée trahissaient d’emblée une évidente fatigue du corps, la fulgurance des analyses et la précision des souvenirs illustraient, elles, la clairvoyance intacte de son esprit. En verve, les cheveux clairsemés en bataille, Michel Rocard nous a dispensé un cours magistral sur l’histoire de la gauche, l’Europe et la démocratie, nous conseillant la lecture d’un ouvrage de Benjamin Barber : « Strong democracy » – qui, depuis, attend toujours d’être lu, sagement installé dans ma bibliothèque. Puis, insistant sur l’aspect non-marchand de nos besoins, il a conclu son exposé en définissant l’humain comme « un animal social doté d’un esprit », qui doit consacrer du temps aux « relations, à l’associatif et à l’artistique, ne coûtant aucune ressource et ne produisant aucun gaz à effet de serre ». Sur ces mots résolument optimistes, nous nous sommes levés. Après avoir évoqué son père, Guillaume lui demanda une photo ; ému, je n’ai pas osé. En lui serrant la main, j’ai simplement dit : « merci, Hamster érudit » – expliquant ensuite à un Henri interloqué qu’il s’agissait de son surnom chez les scouts. Puis sa silhouette familière s’est éloignée à petits pas chancelants, dans le contre-jour des baies vitrées de l’immeuble Chaban-Delmas. 

Quarante-trois jours plus tard, précisément, je me trouve donc aux Invalides. Subitement, toutes les têtes se tournent vers la droite. Le cortège présidentiel arrive. Sortant d’une DS gris foncé, François Hollande salue Manuel Valls et ses deux ministres, puis s’avance d’un pas décidé vers le centre de la cour. Je suis impressionné : c’est la première fois que je vois un président de la République en exercice. Est-ce la pompe de l’hommage, l’accueil de la fanfare républicaine ou la majesté des lieux qui confèrent à cet instant sa solennité ? Toujours est-il que le président de la République dégage une prestance que je ne lui reconnais pas sur écran ; physiquement, avec son mélange de rondeur et d’allant, il m’évoque Georges Pompidou. Stoïque, il passe en revue les troupes et écoute une Marseillaise qui résonne jusqu’au sommet doré du dôme des Invalides. Avant de s’installer pile dans mon axe, entre Gérard Larcher et Claude Bartolone, présidents du Sénat et de l’Assemblée nationale, le président salue les proches de Michel Rocard, dont sa veuve, Sylvie, et son fils astrophysicien, Francis. Une fois en place, le temps parait comme suspendu. Puis, les têtes se tournent cette fois-ci vers la gauche : d’élégants gardes républicains pénètrent dans la cour, un cercueil drapé de bleu, blanc et rouge sur leurs épaules, tandis qu’un tambour bat une cadence lente et grave. Ils le déposent délicatement au centre de la cour, avant de s’éloigner. Alors, Edmond Maire s’avance lentement vers la tribune officielle, escorté par un aide de camp prévenant. Du haut de ses quatre-vingt-cinq années, l’ancien secrétaire général de la CFDT prend la parole en premier ; à n’en pas douter, un clin d’œil aux pratiques scandinaves tant vantées par Rocard.

En effet, quelques années auparavant, Hubert Védrine m’avait demandé de couvrir la projection d’un documentaire sur Olof Palme, premier ministre suédois assassiné en 1986. J’étais stagiaire dans son cabinet. Lors du débat qui avait suivi le film, dans un petit cinéma de Saint-Germain-des-Prés, Michel Rocard avait confié son admiration pour le modèle suédois de démocratie, érigeant en exemple les funérailles de Palme lors desquelles le Roi de Suède n’intervint qu’en troisième position, après l’Internationale socialiste et le parti social-démocrate. D’où cette entorse au protocole de l’hommage national à celui qui confessait être un « social-démocrate suédois égaré en France par hasard ». 

Déjà François Hollande succède à Edmond Maire. A son tour, avec son caractéristique débit saccadé empreint de componction, le président de la République se lance dans un portrait de Michel Rocard qui peut se lire comme un reflet plus ou moins fidèle de sa propre action. Si près de l’élection présidentielle, le parallèle n’échappe à personne. Sur ma gauche, je cherche du regard Nathalie, qui s’est réfugiée à l’ombre depuis le début de la cérémonie. Devant, à droite, Nicolas Sarkozy ne parvient à se défaire d’un étrange rictus, plissant les yeux et remontant son nez pour se protéger de la luminosité ; les mains jointes, se tortillant en permanence, il ressemble à un enfant qui attend l’autorisation de s’en aller. Plus près de moi, Manuel Valls et Emmanuel Macron paraissent les plus touchés par l’évènement, tête basse ou regard dans le lointain – imaginant certainement un avenir où, chacun, reprendrait le flambeau de la deuxième gauche. En dépit des limites de l’exercice, qui veut que l’on retrace immanquablement l’itinéraire du défunt, le locataire de l’Élysée trouve les mots justes pour évoquer la « méthode Rocard ». A l’écouter, je crois parfois déceler la patte de Gilles Finchelstein, l’une de ses plumes occasionnelles ; toutefois, la propension du président à solliciter simultanément plusieurs rédacteurs, puis à mélanger leur prose en y ajoutant sa patte, rend hasardeuse toute paternité éditoriale. Reste que, au-delà du parcours, le discours de François Hollande restitue fidèlement la curiosité foisonnante et la profonde humanité de Michel Rocard, suffisamment rares et sincères pour être remarquées. 

De ces qualités, j’en fus d’ailleurs le témoin direct. Étudiant en relations internationales, j’avais pris contact avec lui de la plus simple des manières : en l’abordant au détour d’une conférence à Saint-Quentin-en-Yvelines, en février 2013. Juste avant qu’il n’entame son propos, j’étais monté sur l’estrade des orateurs et lui avais indiqué que je souhaitais l’interviewer pour un mémoire de recherche sur la dissuasion nucléaire française : comment le contacter ? « Écrivez-moi à michel[at]rocard.fr », m’avait-il répondu tout de go, ne sachant pas s’il m’avait poliment éconduit ou non. Le lendemain, je lui écrivis ; le jour-même, son assistante m’indiqua qu’il me recevrait une heure dans son bureau, avenue des Champs-Élysées. 

Ainsi, trois semaines plus tard, je m’asseyais face à l’ancien Premier ministre, dans son bureau tamisé et capitonné. Tétanisé, je n’eus l’occasion de poser que trois questions : Michel Rocard m’assaillait de souvenirs et analyses sur son rapport à l’arme nucléaire, fumant cigarette sur cigarette, et digressant à propos du Rainbow Warrior, l’ouverture économique de l’Iran et sa relation compliquée avec les mitterrandistes – Laurent Fabius et Paul Quilès en tête. Au bout de deux heures, il me prêta le rapport de la Commission Canberra qu’il avait préfacé – « je ne vous le dédicace pas, c’est mon unique exemplaire » – et accepta de me recevoir à nouveau afin de poursuivre l’entretien. Un mois plus tard, le second entretien ressemblait plus à un dialogue, quoique très déséquilibré ; ses confidences à propos de Robert McNamara et Henry Kissinger sur le rôle de la France pendant la Guerre froide ont donné un poids décisif et inédit aux arguments de mon mémoire. 

Lors de ces deux tête-à-tête, je fus frappé par l’esprit de camaraderie qu’il manifestait à l’égard d’un simple étudiant ; abolir toute distance avec son interlocuteur, sans tomber dans la familiarité, semblait être une constante naturelle chez lui. En cela, sûrement aiguillé par son protestantisme, il incarnait au quotidien la modestie et l’accessibilité des dirigeants scandinaves. En outre, il créait un lien direct par l’humour et son franc-parler, mais aussi par l’intelligence, qu’il savait rendre accessible – pourvu qu’il dispose de suffisamment de temps pour étayer ses raisonnements sinueux. Preuve de cette disposition, au cours des trois années suivantes, il répondra d’ailleurs lui-même à mes emails, même les plus futiles. À la fin de nos trois heures et quelques d’entretien, il s’enquit des échéances de mon mémoire, et m’en demanda « une demi-douzaine d’exemplaires ». Une motivation supplémentaire et une pression bienvenue pour accomplir ce travail. Puis, je lui ai présenté deux livres à dédicacer, « Mes points sur les i » et « La politique, telle qu’elle meure de ne pas être » : l’un pour un ami, l’autre pour moi. « Lequel voulez-vous ? », m’interrogea-t-il ; celui que vous préférez, ai-je répondu. « Les deux n’ont rien à voir. Le premier est un avertissement envoyé à mes amis socialistes, alors que le second est une rêverie politique. » Sans hésiter, j’ai choisi la rêverie. 

Retour en 2016. Le président de la République clôt son discours en laissant une phrase en suspens : « Michel Rocard vivra, par l’exemple », avant de se planter quelques instants face au cercueil, au milieu de la cour. La fanfare entonne une nouvelle marseillaise ; les dernières notes envolées, François Hollande salue d’un signe de tête la dépouille enveloppée des couleurs nationales, avant de reprendre place devant le gouvernement. Dans le silence ému des Invalides, les gardes républicains hissent méthodiquement le cercueil sur leurs épaules, avant de procéder au rythme de la marche funèbre de Chopin. Encadrés par les sombres képis, le drapeau glisse ainsi devant nous ; je le suis des yeux un moment, jusqu’à ce que mes voisins se mettent en branle pour lui emboiter le pas. Nathalie me rejoint, et nous progressons lentement dans la cohue ; un peu ailleurs, je regarde les visages familiers qui nous entourent. Enfin, nous passons l’arche donnant sur l’esplanade, où s’alignent fidèles, aspirants et curieux pour saluer François Hollande et Manuel Valls, maîtres de cérémonie du jour. Me voyant contempler de près les deux têtes de l’Exécutif, Nathalie me lance, taquine : « tu veux serrer la main du président de la République ? » Je décline avec un sourire ; même de la plus modeste des manières, participer à l’hommage national à Michel Rocard m’avait amplement suffi. 

Guillaume GONIN

Conseiller technique au cabinet du président de la région Nouvelle Aquitaine

Guillaume Gonin est également l'auteur d'une biographie de Robert Kennedy, parue en 2017 aux éditions Fayard.

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