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Fondation Jean Jaurès

Jean LECUIR

Novembre 2023

Rocardien, version syndicale

L'engagement politique a souvent été une affaire de couple. Nous avons déjà fait écho aux parcours de Gérard et Michèle Lindeperg ou encore de Daniel et Martine Frachon. Le mois dernier, nous avons publié le "parcours rocardien" de Marie-France Lecuir, ancienne députée du Val d'Oise. Voici maintenant celui de son époux, Jean Lecuir, centré sur ses engagements dans le syndicalisme.

Rocardien ? Oui, sans nul doute, mais un rocardien des marges, puisque pas vraiment un politique de constitution et de métier. C’est en 1959 que j’ai rencontré en chair et en os, Michel Rocard pour la première fois, dans une petite salle du 94 rue Notre-Dame des Champs à Paris. Cela ne s’oublie pas. Nous devions être une vingtaine d’étudiants et étudiantes – dont Jacques Bourraux et Odile de La Fournière – à l’écouter dans le cadre d’une série de conférences de formation sur le problème algérien, organisée par le Centre Culturel de la Jeunesse Étudiante. Ce lieu modeste, à la riche histoire militante (il accueillit entres autres initiatives l’ADELS et Enseignement 70) avait été créé par de jeunes « anciens » de la JEC et de la SFIO, les dissidents de l’époque. Il publiait alors des « Documents étudiants ». Ce lieu fut un carrefour de rencontres. Robert Chapuis en était l’un des fondateurs et, depuis, nos routes se sont souvent croisées. J’y rencontrai Jean-Claude Pomonti qui m’entraîna au Club Jean Moulin et au PSA pour que sa section accepte le regroupement avec l’UGS que soutenait Michel Rocard, ce qui donna le PSU : c’est ainsi que je devins PSU en 1960, appartenance du reste éphémère.

J’étais avant tout syndicaliste, legs de mes responsabilités syndicales à l’UNEF et des relations nouées en milieu CFTC-CFDT lors de l’organisation des manifestations contre la guerre d’Algérie. Entré dans l’enseignement, à Aix-en-Provence, syndiqué CFDT, je suis de ceux qui s’investissent dans un Groupe d’Action Municipale et qui se retrouvent à Grenoble autour du rapport « Décoloniser la province » de Michel Rocard.

Au gré des avatars des nominations enseignantes, nous voilà, Marie-France et moi, à Pontoise, une des communes de la ville nouvelle de Cergy, pleinement immergés dans le riche Mai-Juin 1968 de cette ville du Val d’Oise. Nous avions rejoint la section du PSU, diverse et active, source d’initiatives : conférences publiques, groupes de contrôle des prix, implantation du planning familial, animation culturelle, action municipale, campagne présidentielle de 1969, campagnes législatives de 1973, avec Georges Le Guelte et Annie Berger (avant celle de 1978 avec Alain Richard). Je n’oublierai pas les réunions fédérales en compagnie du métallurgiste CFDT Charles Sasso, à la salle des Tilleuls d’Ermont où s’étripaient les multiples courants de l’époque. Je devais donner un coup de main à Robert Chapuis en rédigeant la brochure compte-rendu du Congrès de Lille de juin 1971 ! C’est sans état d’âme que plus tard, en 1974, nous avons rejoint le PS, après les Assises pour le socialisme : le mélange ne se fit pas sans tensions et je participai aux instances locales.

Mais pour moi, l’essentiel se jouait sur le terrain syndical, au sein du SGEN-CFDT dont je fus un des secrétaires nationaux à partir de 1972, et au service de la CFDT de l’époque. Cet engagement était incompatible avec toute candidature élective politique. J’y défendis l’opportunité de l’engagement individuel de responsables CFDT dans les Assises pour le socialisme, ce qui dans mon secteur professionnel était vivement contesté.

Je retournai en 1979 à mes fonctions universitaires à plein temps. Mais j’en fus extrait en septembre 1981, en raison de mes références SGEN, CFDT et rocardiennes. Et j’entrai au cabinet de Pierre Mauroy pour mettre en œuvre la politique d’insertion des jeunes, en relation étroite avec le ministre communiste Marcel Rigout. Je ne savais pas que cela me conduirait à travailler dans les cabinets ministériels de Jean Le Garrec, puis de Michel Delebarre, avant de participer à la direction de l’ANPE, puis de pratiquer l’audit social à Air France.

Durant 13 ans, j’accompagnai Marie-France dans ses campagnes électorales et je soutins ses engagements. Investi dans les instances fédérales du PS du Val d’Oise, j’y fus un des animateurs du courant rocardien, aux côtés d’Alain Richard. C’était au temps du Congrès de Metz et nous étions minoritaires (autour de 40 %) dans une fédération dominée par les mitterrandistes, les poperenistes et les chevènementistes, Être militant et responsable rocardien dans ces années-là n’était pas une partie de plaisir dans le PS quand on défendait le « parler vrai » et qu’on tentait de devenir majoritaire[1]. Tout était prétexte à tension. Être bien informé sur la vie interne du parti était dès lors essentiel : j’ai bénéficié du privilège d’être invité aux côtés de Marie-France, aux déjeuners chez Thoumieux et, bien entendu, à toutes les réunions du courant rocardien des années 1979-1990. Parfois, je dois l’avouer, j’avais du mal à saisir toutes les finesses de la pensée stratégique et tactique de Michel Rocard. J’étais évidemment toujours discipliné, sans pour autant être pleinement d’accord.

Associé à la préparation de ce que nous espérions être sa campagne présidentielle de 1988, je rédigeai, avec Jacques Rigaudiat, des propositions sur l’emploi et l’insertion, revenu minimum compris, pour ce qui deviendra le « Cœur à l’ouvrage » (1987). Lorsque Michel devint Premier Ministre, je fus sollicité pour le cabinet de Jean-Pierre Soisson ; Marie-Thérèse Join-Lambert aurait bien voulu que je vienne travailler ave elle à Matignon. Je déclinai, ayant conservé de mon expérience de cabinet des souvenirs pas particulièrement excitants, guère homme de pouvoir et de décision, plus à l’aise dans la militance que dans la mise en œuvre, peu doué à jouer des arcanes de la bureaucratie d’État. C’est la limite de mon rocardisme.

Je conservais, en revanche, la nostalgie des rencontres humaines du milieu syndical des années 70, de ce lieu où l’élaboration de la revendication s’enrichit des expériences collectives : je n’ai jamais regretté d’avoir rejoint Nicole Notat à la direction de la CFDT en 1994 et d’y avoir fini ma vie active auprès de François Chérèque. C’est là l’autre face de mon rocardisme : on oublie que Michel Rocard, en 1956, écrivait avec André Tiano et Hubert Lesire-Ogrel « Expériences françaises d’action syndicale ouvrière ». La dernière fois que je revis Michel, toujours charmeur et amical, ce fut en 2014, à la cérémonie où Christian Forestier fit Robert Chapuis officier de la Légion d’honneur. J’étais fier, deux ans plus tard, que ce soit Edmond Maire qui lui rende hommage dans la cour des Invalides. Mon itinéraire rocardien, comme celui de bien d’autres, s’y retrouvait. J’ai été heureux de découvrir en 2021, grâce à Vincent Duclert et au site www.MichelRocard.org, les démarches, les interrogations et analyses de Michel Rocard à propos de la politique française et du génocide commis au Rwanda en 1994. Son silence m’interrogeait. Me voici rassuré, à l’instar de mon ami et historien Jean-Pierre Chrétien, spécialiste de ces sujets, car Michel Rocard, comme sur le problème algérien, a su choisir son camp. Dans l’exercice de la responsabilité politique, Michel Rocard n’était pas cynique : il alliait réalisme, lucidité et éthique. C’est pourquoi j’étais rocardien.

Jean LECUIR

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