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Fondation Jean Jaurès

Louis LE PENSEC

Janvier 2024

Un menhir disparaît

Il y a plus de deux ans, déjà, nous avions sollicité Louis Le Pensec pour qu'il contribue à notre rubrique "Parcours rocardien". Son état de santé s'était déjà trop détérioré pour qu'il réponde positivement à notre demande. Mais il a tellement compté pour Michel Rocard et tous ceux qui l'ont accompagné qu'il n'était pas imaginable de ne pas l'évoquer dans cette lettre, dans toute sa dimension humaine et politique. C'est pourquoi ce "parcours" est malheureusement posthume, empreint de toute l'estime et de l'affection que suscitait "le grand Louis".

Dans le premier gouvernement Rocard, nommé le 12 mai 1988, Louis Le Pensec avait retrouvé « son » ministère de la Mer. Celui qu’il avait créé en 1981, concrétisant ainsi toute une réflexion menée dans les commissions du Parti socialiste avant l’alternance. Celui pour lequel il avait démissionné du gouvernement en 1983, quand ce ministère avait été rabaissé au rang de secrétariat d’État. C’est qu’il était comme ça, Louis Le Pensec : on fait ce qu’on a dit et on ne transige pas sur les convictions. C’est dire que lorsque le 27 juin 1988, au lendemain de la signature des accords de Matignon, Michel Rocard l’appelle pour lui proposer le ministère de l’outre-mer, ce fut un déchirement. Rocard insiste : « Louis, c’est pour la Calédonie. Et il n’y a qu’un Breton qui puisse comprendre les Kanak ». Le Pensec finit par se laisser convaincre. Il était comme ça, le « grand Louis » : un homme de devoir, de défis et d’engagement.

C’est vrai qu’il incarnait presque physiquement la Bretagne : grand et droit comme un menhir, le regard bleu comme l’océan, le visage taillé à la serpe. Né en 1937, à Mellac, près de Quimperlé, dans une famille très modeste – son père était ouvrier agricole puis ouvrier dans une papeterie –, septième d’une fratrie de huit enfants, et le premier à poursuivre des études secondaires, il n’a jamais oublié d’où il venait. Quand, pour entrer dans une case kanak, il devait courber sa grande silhouette et s’asseoir sur des nattes, il lui arrivait de dire que ça lui rappelait la maison familiale, au plafond bas et au sol en terre battue.

Après le baccalauréat, il poursuit des études supérieures à Rennes puis à Paris. Sérieux dans ses études, il anime aussi avec humour la vie étudiante : en lui remettant la Légion d’honneur en 2009, Michel Rocard rappelait qu’il avait été élu « président des sciences hilares de la faculté de Rennes » ! C’est aussi à Rennes qu’il rencontre Colette, qu’il épouse en 1963, et avec qui il formera un couple fusionnel. Licencié en lettres et en économie politique, diplômé de l’institut d’administration des entreprises et de l’institut des sciences sociales du travail, il entre dans la vie active comme attaché de direction à la SNECMA – devenue Safran – puis comme responsable des ressources humaines à la SAVIEM, la branche poids lourds du groupe Renault.

 

Retour au pays et engagement politique

Mais la Bretagne lui manque, et avec elle sans doute la possibilité d’un engagement plus marqué au service du bien public. C’est la lecture de « la Vie ouvrière », l’hebdomadaire de la CGT, auquel son père était abonné, qui a forgé sa conscience politique et sociale dans ses jeunes années. Étudiant, il adhère à l’UNEF et milite contre la guerre d’Algérie et la torture. A Paris, il fréquente le « Club des bonnets rouges », créé par Charles Hernu et associé à la Convention des Institutions Républicaines de François Mitterrand. En 1970, il revient au pays et prend un poste de chargé d’enseignement à l’Université de Rennes.

Très vite, l’aventure politique commence. En 1971, il est élu maire de Mellac à la tête d’une liste d’union de la gauche, mandat qu’il conservera sans interruption jusqu’en 1997. Deux ans plus tard, il conquiert la circonscription de Concarneau et à l’âge de 36 ans, est élu député du Finistère : il le restera – à l’exception de ses passages au gouvernement où il sera remplacé par son suppléant – jusqu’en 1998. En 1976, il est élu conseiller général du canton de Quimperlé et siègera jusqu’en 2008 à l’assemblée départementale. Quand il quitte l’Assemblée nationale en 1998, c’est pour conduire la liste aux élections sénatoriales : il obtient trois sièges et permet ainsi aux socialistes du Finistère d’avoir leur première représentation au Sénat depuis 1958. Il était aussi comme ça, Louis Le Pensec : jamais battu aux élections, fidèle à ses électeurs comme ses électeurs lui étaient fidèles, et toujours attentif à passer le témoin quand il quittait l’un de ses mandats.

Un peu après le congrès d’Épinay, il rejoint le Parti socialiste. Au milieu des années 70, le débat entre François Mitterrand et Michel Rocard devient plus aigu : au congrès de Nantes, en 1977, le discours de Michel Rocard sur « les deux cultures » marque les esprits.

Et pour la Bretagne, décentralisation, reconnaissance des identités culturelles régionales, innovation sociale et économique, ce sont des idées qui résonnent. Avec Charles Josselin, Bernard Poignant, Marie Jacq, Louis Le Pensec va devenir un des mousquetaires de la « deuxième gauche » rocardienne en Bretagne, qui s’affirme notamment lors du congrès de Metz en 1979. Son engagement est dicté par des convictions, par l’adhésion à un projet politique, pas par une allégeance : il conservera des liens avec François Mitterrand empreints d’une estime réciproque.

 

Trois fois ministre

En 1981, sa nomination place de Fontenoy, au ministère de la Mer, est une consécration. Il lui faut d’abord construire ce ministère à partir d’éléments administratifs épars, avec l’aide experte de son directeur de cabinet Jean-Claude Boulard, et parallèlement mener de front plusieurs négociations internationales décisives, sur « l’Europe bleue » et sur la Convention des Nations-Unies sur le droit de la mer, dite de Montego Bay, conclue en 1982. Il a décrit cette aventure dans ses mémoires, « Ministre à bâbord », publiées en 1997. En 1983, il a donc refusé le secrétariat d’État qu’on lui proposait et, comme à cette époque les ministres non reconduits ne retrouvaient pas automatiquement leur siège au Parlement, il a demandé à son suppléant, Gilbert Le Bris, de démissionner et s’est représenté devant les électeurs : malgré la conjoncture globalement défavorable pour la gauche après le « tournant de la rigueur », il est réélu dès le premier tour, avec à peine deux points de moins qu’en 1981…

En juin 1988, il arrive au ministère qui s’appelait encore des DOM-TOM après la conclusion des accords de Matignon mais avec la lourde tâche de les mettre en œuvre. Avec intelligence et sensibilité, dès le mois d’août, il conclut les accords Oudinot, qui parachèvent les accords de Matignon et, avec son directeur de cabinet Alain Christnacht, en conduit avec succès la mise en œuvre pendant cinq ans - un record à ce poste sous la Ve République. Les témoignages venus de Nouvelle-Calédonie après son décès en attestent. Pour Roch Wamytan, indépendantiste, président du Congrès de Nouvelle-Calédonie : « C'était vraiment une personnalité empreinte d'une grande humanité qui écoutait beaucoup, contrairement à ses collègues actuels ». Et pour Pierre Brétegnier, « loyaliste », ancien directeur de cabinet de Jacques Lafleur : « C'était quelqu'un que tout le monde aimait bien, y compris nous, qui étions des loyalistes, de droite. Il s'imprégnait de ce que chacun pouvait dire, aussi bien d'un camp comme dans l'autre, et appliquait la méthode Rocard : négocier non-stop dès le début pour épuiser tout le monde, de manière à se retrouver autour d'une tasse de café. » Mais son action outre-mer ne se limite pas à la Nouvelle-Calédonie : il met en œuvre « l’égalité sociale », c’est-à-dire l’alignement des rémunérations et des prestations sociales outre-mer sur celles de l’hexagone, œuvre pour le développement de la Guyane et celui de Mayotte, gère de manière exemplaire la reconstruction de la Guadeloupe après le cyclone Hugo de 1989, mais se trouve aussi confronté aux difficultés sociales à La Réunion après les émeutes du Chaudron en 1991. Comme le rappelle Claude Lise, ancien député et président du conseil général de la Martinique : « C’est quelqu’un qui avait la fibre Outre-mer et il a été le premier qui a parlé de "différenciation" et la notion de "statuts à la carte", ce qui fait encore débat aujourd’hui. Sur le plan humain, c’était un homme extrêmement sympathique, un humaniste qui avait une fibre sociale, avec des convictions socialistes chevillées au corps. C’était un Rocardien pur jus qui comprenait l’outre-mer, qui avait le respect des différences ». Pas de doute en effet que, pour Michel Rocard, Louis Le Pensec au ministère de l’outre-mer a assurément été the right man in the right place at the right time. En février 1989, quand Claude Évin demande à être déchargé des fonctions de porte-parole du gouvernement, c’est Louis Le Pensec qui reprend le flambeau.

En 1997, Lionel Jospin fait appel à lui pour le ministère de l’agriculture et de la pêche. Il ne restera que quinze mois rue de Varenne avant d’entrer au Sénat, mais – modèle rocardien oblige – c’est à l’unanimité qu’il fait voter une loi d’orientation agricole qui renforce la vocation sociale et environnementale de l’agriculture.

Il faudrait aussi parler de son engagement européen – il était président de l’Association française des communes et régions d’Europe –, de son combat pour les langues régionales, de l’embellissement de sa commune de Mellac et de la région de Quimperlé. Son socialisme à lui n’était pas façonné par l’idéologie mais par l’approche concrète et la volonté opiniâtre de « changer la vie » des plus modestes, de réduire les inégalités, d’élever les consciences. Dans les débats internes des socialistes, il écoutait beaucoup et parlait peu. Toujours avec force et à bon escient. C’est pourquoi sa parole comptait.

A l’occasion des 30 ans de la signature des Accords de Matignon-Oudinot, il disait : « Il n'est pas donné à tout homme politique de rétablir la paix, mais je n'étais qu'un des constructeurs du destin commun pour la Nouvelle-Calédonie. Ce fut une chance inouïe de vivre cela et de s'apercevoir que la parole politique peut parfois faire taire les fusils ». Il était comme ça, le « grand Louis » : humble et fier à la fois. Il nous rendait fiers, nous aussi, de cette façon de faire de la politique. Il suffit de regarder autour de nous pour constater à quel point le vide est immense.  

Jean-François MERLE

Ancien conseiller de Michel Rocard pour l'outre-mer, Vice-président délégué de MichelRocard.org

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