Dorine BREGMAN
Janvier 2024
Quand Pierre-Emmanuel Guigo m’a demandé si j’accepterais de retracer mon parcours rocardien pour la newsletter de l’association Michel Rocard.org, la première question que je me suis posée est la suivante : c’est quoi un parcours rocardien ? J’ai su alors que cela méritait quelques réflexions sur l’engagement politique, à gauche, et j’ai su que je pourrais répondre à cette question.
Un parcours rocardien, c’est une histoire de personnes et de travail collectif. Un parcours rocardien, c’est le plus factuellement, celui que j’ai fait pendant quelques années avec un groupe de chercheurs et d’experts en science politique, parfois engagés au Parti socialiste, mais pas tous, qui s’est déroulé au milieu des années 80 et a trouvé son point culminant au cours des années où Michel Rocard a été le Premier ministre du second septennat de François Mitterrand, de 1988 à 1991.
Étudiante en sciences politiques à Sciences Po Paris, j’ai eu comme enseignants en 3e année Elisabeth Dupoirier et Bernard Manin qui animaient un séminaire dit de « science politique approfondie » au cours duquel je me suis découvert un intérêt marqué pour la construction de l’espace public et de l’opinion dans les démocraties occidentales, notamment les Etats-Unis et la France. Par la suite, par capillarité, j’ai participé à des recherches empiriques sur les élections législatives de 1986 et présidentielles de 1988, ce qui m’a amené à préparer une thèse de science politique intitulée : « La construction des controverses politiques pendant les campagnes électorales en France – 1986 à 1988 ».
Dans le cadre de ces recherches et de cette thèse, j’ai travaillé avec Gérard Grunberg, avec Jean-Louis Missika, co-signataire de plusieurs articles avec moi sur le rôle des médias dans la construction de l’agenda politique des campagnes, des controverses et par là-même, de l’opinion publique sur ces controverses[1].
A partir de la fin de l’année 1988, j’ai rejoint le Service d’information du gouvernement (SIG), appelé alors service d’information et de diffusion du premier ministre (SID). J’y ai travaillé à mettre au point des outils d’analyse des médias et de l’opinion publique, appelée par Jean-Louis Missika, dans la continuation de nos recherches précédentes. Il s’agissait de rendre opérationnelles des analyses politiques afin de faire un retour au gouvernement, et en particulier au Premier ministre, sur la perception de son action et sur sa popularité.
Aujourd’hui, grâce aux outils puissants nés avec internet, des émissions, des outils d’analyse des réseaux sociaux, rendent compte et sondent en permanence cet espace public. Mais à l’orée des années 90, nos outils étaient plus modestes. Néanmoins, l’idée que les gouvernants ont besoin de comprendre la réalité sociale, la façon dont elle est perçue et filtrée par les constituants des identités sociologiques (classe sociale, genre, âge, orientation politique, vote, valeurs, opinions), était déjà très ancrée pour le collectif ainsi constitué entre le SIG et le cabinet du Premier ministre où œuvraient les mêmes personnes.
Le contexte dans lequel Michel Rocard avait été nommé Premier ministre n’était pas étranger à la volonté de déminer le plus possible les débats politiques afin de ne laisser aucune prise à une interprétation de l’actualité politique à l’aune de la rivalité ancienne entre l’occupant de l’Élysée et celui de Matignon. Cela faisait partie du paysage sur lequel s’inscrivait toute analyse politique des médias pendant presque trois ans à Matignon.
J’ai écrit ma thèse pendant que je travaillais au SIG, et je l’ai soutenue le 15 octobre 1991. Edith Cresson était Première ministre, et tout de suite après ma soutenance, je suis partie aux Etats-Unis pour un séjour de recherches post-doctorale. Fin d’un cycle.
Mais un parcours politique est fait de motivations plus profondes, de racines plus anciennes, pas toujours identifiées sur le moment, qui relèvent d’une éducation et d’une socialisation politique.
Je suis née dans une famille juive très marquée par la Shoah, avec des parents qui ont été des enfants cachés. Mon père, Grégoire Bregman, à partir de juin 1942, confié par ses parents internés au camp de Rivesaltes à l’Œuvre de secours aux enfants, ce qui lui a sauvé la vie pendant que Dora et Karl Bregman, mes grands-parents ont été déportés à Auschwitz via Drancy par le convoi n°24 du 26 août 1942. Ma mère a vécu toute la guerre avec ses parents, sous de fausses identités, cachés par des Justes dans un grand quart sud-Ouest de la France : Châlons-sur-Saône, puis Banassac-La Canourgue en Lozère, Cazaubon dans le Gers, Catus dans le Lot. Mon grand-père, Jacques Cahen, résistant dans les FFL, a été assassiné par des miliciens français le 30 mai 1944 sur la route de Cahors, à la sortie du village. Ma mère, Eliane Cahen, et ma grand-mère Sophie Cahen, sont ensuite revenues à Paris à la fin de la guerre, de même que mon père.
Mes parents ont vécu leur jeunesse dans les années 50, et l’élément fondateur de leur socialisation politique, c’est la décolonisation. Ils étaient anticolonialistes, forcément mendésistes, et ont voté à gauche toute leur vie. Et c’est comme ça qu’à la génération suivante, on devient rocardienne. Quand j’ai commencé à m’intéresser à l’histoire politique, il n’y avait pas d’obstacle à cet engagement, au contraire. Mais ce qui m’est apparu différent et très spécifique à ma génération, ce sont précisément ces combats politiques des années 60 et 70, mai 68 bien sûr, et la suite. La lecture de Génération[2] fut très éclairante pour comprendre en quoi la lutte au sein du PSU, le combat syndical pouvait se raccrocher à d’autres combats collectifs par lesquels j’étais fascinée, comme le mouvement bundiste, autrement dit l’Union générale des travailleurs juifs, le mouvement révolutionnaire juif laïc à la fois opposé au bolchévisme et au sionisme.
Après plusieurs décennies consacrées à d’autres aspects de la vie, j’ai rejoint le Parti socialiste en 2013, auquel j’ai adhéré, en particulier pour militer pendant la campagne des élections municipales de 2014. Je suis devenue trésorière de la section du 3e arrondissement, puis co-secrétaire de la section Paris centre, créée en 2018.
C’est en 2018 que la section a reçu Henri Weber pour débattre de mai 68 et des années 70, à la suite de la publication[3] du premier tome de ses mémoires.
Rocard et Fabius, les courants concurrents au sein du PS des années 80 et 90…
En tout cas, je retiens de ces années rocardiennes, qui coïncident avec la période la plus dense de ma formation intellectuelle et professionnelle, un très grand sens du travail collectif, le doute et l’esprit critique comme garde-fous à toute tentation d’hégémonie intellectuelle, et des valeurs humanistes qui me servent toujours de boussole dans mes engagements présents.
Dorine BREGMAN
Maire adjointe de Paris centre, secrétaire nationale adjointe du Parti socialiste
[1] Mars 86, la drôle de défaite de la gauche, sous la direction d’Elisabeth Dupoirier et Gérard Grunberg, PUF, 1986.
[2] Hervé Hamon et Patrick Rotman, Génération, Éditions du Seuil 1987. Tome 1 : Les années de rêve, Tome 2 : Les années de poudre
[3] Henri Weber, Rebelle jeunesse, éditions Robert Laffont, 2018