Gilles ORSELLY
Avril 2024
Plus qu’une nostalgie
Le rocardisme et moi, c’est une histoire qui aurait pu ne jamais commencer. Jeune adhérent au PS en janvier 1981, j’étais tout feu tout flammes pour rompre avec le capitalisme en 100 jours comme on nous l’avait promis. Michel Rocard était pour moi trop modéré. La griserie ne dura pourtant pas. Un an plus tard, nous n’avions pas radicalement changé la vie. Et comme je voyais dans mon parti des luttes féroces pour le pouvoir, je compris que les discours très à gauche ne faisaient qu’habiller des calculs très cyniques. Cette même année 1982, mourait Pierre Mendès France. Je compris que le modèle de la gauche devait se trouver là et que Michel Rocard en était l’héritier.
Je franchis le Rubicon, je rejoignis les rocardiens du Rhône réunis autour de Gérard Lindeperg. C’est Gérard qui m’a propulsé dans le cœur de la rocardie en m’envoyant participer à une rencontre nationale de jeunes rocardiens organisée par la troïka Stéphane Fouks-Manuel Valls-Alain Bauer. Ce fut l’occasion pour moi d’entrer dans cet univers où je prendrais ma place une fois monté à Paris. Ce fut aussi pour moi celle de mon premier échange avec Michel… pour lui dire en public qu’il s’était trompé de date sur la création de l’UNEF. Bien des hommes politiques que j’ai rencontrés par la suite ne m’auraient jamais pardonné le crime de lèse-majesté. Lui me donna raison. L’anecdote est significative : elle montre qu’il n’avait rien d’un de ces nombreux vaniteux pullulant dans ce milieu mais que cet intellectuel engagé en politique aimait les échanges sur un pied d’égalité.
Découvrant la rocardie, je constatai un fait qui n’est bizarrement jamais évoqué : au début des années 1980, Michel agglomérait autour de lui deux générations très différentes de ses partisans, aux cultures radicalement dissemblables. D’un côté les anciens du PSU, venus à lui pour soutenir la décolonisation et impulser une démarche de profonde transformation sociale dans notre pays. De l’autre, des jeunes étudiants souvent surdiplômés qui étaient devenus rocardiens par opposition aux fantaisies économiques de François Mitterrand. Pour résumer : les socialistes les plus à gauche et les socialistes les plus centristes. Il faut admirer que cet amalgame incertain se soit révélé une franche réussite. Jamais la différence de nos origines historiques n’introduisit la moindre fracture entre nous. Certes, des minoritaires doivent toujours se serrer les coudes et le climat de l’après 1981 ne nous était franchement pas favorable au PS. Mais je crois surtout que le projet rocardien était à la fois assez exaltant et assez respectueux de tous pour transcender les différences. Comme il le faisait d’ailleurs dans la société française à en croire les sondages de l’époque.
Monté à Paris, j’intégrai sur le quota de la motion rocardienne l’équipe nationale du MJS, pour constater qu’elle ne servait alors pas à grand-chose. Je militai d’un peu plus loin à Forum. Plus passionnant : je rejoignis à l’automne 1987 le 266 du boulevard Saint-Germain, où une petite équipe préparait les futures échéances. Équipe doublée par la structure secrète des jeunes organisés par Manuel, qui s’activa durant des mois dans une pré-campagne présidentielle « dans tous les cas de figure » sans qu’il n’y ait jamais eu aucune fuite. Nos ainés eux-mêmes n’en savaient encore rien. C’est avec la troïka que j’ai appris l’esprit commando qui m’a servi plus tard en d’autres circonstances ! Si je ne croyais pas un instant que Mitterrand raccrocherait, je n’ai jamais regretté d’avoir partagé les combats de camarades plus optimistes que moi. Juste déploré que l’annonce présidentielle fut tombée au moment où j’étais invité à intégrer le tout petit cercle organisationnel d’une campagne qui ne devait jamais avoir lieu, et dont je persiste à penser qu’elle manqua à l’histoire politique de la France.
Après les présidentielles, j’ai figuré dans l’équipe des rocardiens investissant enfin en force la rue de Solférino. J’ai travaillé avec mon cher ami Pierre Brana sur les sujets de l’urbanisme et de l’environnement. L’écologie n’intéressait alors à peu près aucun hiérarque socialiste mais nous avions le soutien de Michel, qui en avait, parmi les premiers, compris l’importance. En 1988, sortait le rapport Brundtland, qui révélait déjà à l’opinion publique le risque du changement climatique et la nécessité du développement sustenable, que je traduisais de façon prémonitoire par durable, malgré les remarques pertinentes d’un conseiller de Michel me disant que soutenable avait aussi une dimension éthique. Il faut relire le discours de Pierre Brana au congrès de Rennes sur l’écologie. S’il n’avait alors pas marqué des esprits occupés à d’autres considérations, il est aujourd’hui d’une plus brûlante actualité que les calculs d’apothicaires de cet infernal congrès.
Que dire par ailleurs de mes combats sur le terrain à Sarcelles ? En dehors de l’amertume d’une défaite aux municipales, causée par une trahison communiste, j’en conserve le souvenir des procès injustes instruits par les militants socialistes contre le premier ministre Michel Rocard, encore une fois accusé de n’être pas assez à gauche. Quelle cécité ! Si l’on dresse le bilan des gouvernements de gauche, celui de Michel, avec le RMI, la CSG, la paix en Nouvelle-Calédonie, n’a à rougir devant autre à l’aune de ce seul critère « de gauche ».
Quand j’ai quitté la capitale pour aller travailler dans des collectivités fin 1990, je me suis éloigné du cœur nucléaire de la rocardie. Je baignais pourtant encore dans le rocardisme, conseiller de Jean-Pierre Sueur puis chef de cabinet de Michel Destot, auprès duquel j’ai vécu la mise en œuvre concrète de nos idées, en alliant le soutien à l’économie et le progrès social, avec une forte dimension internationale, je dirais même universaliste. Avec Michel Destot, j’ai beaucoup bourlingué à l’occasion de nos coopérations décentralisées, jusqu’au Kosovo, où nous surprîmes nos interlocuteurs en tenant notre promesse d’équiper leur dispensaire de Mitrovica alors que les Serbes tenant l’hôpital en interdisaient d’accès les kosovars. J’ai conservé aussi le souvenir fort d’une de nos missions à Ouagadougou, auprès d’une municipalité attentive à l’amélioration des conditions de vie d’une population pauvre mais enthousiaste. Sans oublier un passage dans le bureau du président burkinabé de l’époque, chez lequel nous allâmes tirés à quatre épingles sur les conseils de Michel Rocard, qui avait dit à Michel Destot que ce serait à la présidence une tenue parfaite exigée. Me fâchant avec l’adjoint aux relations internationales qui renâclait à mettre la cravate que je lui commandai de sortir de sa valise, je dus user de l’argument d’autorité suprême : « C’est Michel Rocard qui m’oblige à le faire ! »
Redevenu provincial, j’avais encore des copains à Matignon et au PS, mais je ne les voyais plus que de loin. Mon engagement se limitait simplement à être un secrétaire fédéral rocardien dans le Loiret, travaillant un peu en binôme avec l’actuel premier secrétaire du PS, puis de participer, mais de loin, à la campagne de Rocard pour les européennes dans notre région.
Je n’ai revu Michel que deux fois. La première, en 1993, à l’occasion des États Généraux de Lyon. Les États généraux ! Une idée bien trop géniale pour avoir une suite ! Alors que le PS semblait entièrement à reconstruire après le désastre absolu des législatives, Michel Rocard nous invitait à ouvrir les portes et les fenêtres en conviant les sympathisants à se joindre à nos travaux. Et plus révolutionnaire encore, il impulsait des débats sur le fond car découplés de tout enjeu de pouvoir.
Ma dernière rencontre avec lui eut lieu l’année suivante, lorsque je le reçus pour les européennes. Ultime et triste rencontre, je l’avais trouvé encore très amer par rapport au souvenir de son éviction de Matignon trois ans plus tôt. Qu’il ait été finalement coulé par un Bernard Tapie instrumentalisé ne figure pas dans les pages les plus glorieuses de l’histoire de la gauche française. Buvant la coupe jusqu’à la lie, ce fut quelques jours plus tard l’inspirateur de cette liste que je dus recevoir toujours à Orléans pour l’inauguration d’une avenue Jean Zay…
Ce lointain passé s’est rappelé à moi un jour où ma fille me trouva en pleurs devant mon téléviseur après l’hommage aux Invalides. Une fois consolé de ma tristesse, bien des questions demeuraient dans mon esprit. L’aventure aurait-elle pu mieux se terminer ou bien la gauche française était-elle culturellement condamnée à rejeter une proposition politique plus proche de la mentalité des pays protestants ? Et si Michel avait été élu président, que resterait-il de son action dans la France actuelle ? Aurions-nous trente ans plus tard mieux échappé que nos voisins aux vents mauvais qui soufflent sur l’Europe ? L’uchronie n’est pas une science. Je suis sûr en tout cas au moins d’une chose : le rocardisme que nous avons partagé est encore aujourd’hui beaucoup plus qu’une simple nostalgie. J’y vois au contraire le témoignage de ce qu’il est possible de faire de plus digne et de plus ambitieux en politique, en respectant ses concitoyens et en prenant le risque de parler vrai. C’est un exemple à méditer à l’heure où nous trouvons des anciens rocardiens tardifs partout dans la majorité et dans l’opposition mais où dans le même temps nous n’observons plus nulle trace de ce que fut le rocardisme. Et je crois que c’est à nous, qui fûmes les acteurs grands ou petits de cette aventure collective, de continuer à en faire vivre la mémoire car elle redeviendra tôt ou tard une source d’inspiration pour de futures générations de militants du progrès.
Gilles ORSELLY
Écrivain, dirigeant d'entreprise. Ancien assistant de Pierre Brana et Michel Destot.