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Fondation Jean Jaurès

Sylvie HUBAC

Octobre 2020

Lorsque j’étais étudiante, dans les années 75-80, Michel Rocard incarnait pour moi le modèle même de l’homme politique. Les multiples aspects de sa personnalité – haut fonctionnaire, chef de parti, intellectuel - me fascinaient. Même si je n’avais à vrai dire qu’une image floue de son parcours, l’évocation de son nom faisait immédiatement résonner des idéaux : engagement, autogestion, rôle de la société civile, décolonisation de la province, autonomie de la personne quelle que soit sa place dans la collectivité… Il faisait aussi écho à des valeurs : intégrité, justice, vérité (« dire ce que l‘on fait, faire ce qu’on dit »), indépendance, courage, refus du dogmatisme, des petits arrangements et des manœuvres… Bref je me sentais rocardienne avant même de l’avoir été. Aussi, quand il me fut proposé de rejoindre son cabinet à Matignon, j’éclatai de fierté et de joie, sentiments toutefois mêlés d’une certaine anxiété, car c’était là ma première véritable mise à l’épreuve professionnelle après mes années de formation au Conseil d’Etat.

J’étais chargée de suivre au cabinet les questions audiovisuelles. Ces questions, Michel Rocard les tenait à distance. Non pas qu’il ne s’y intéressât point. Mais elles faisaient partie d’un domaine réservé au Président dont les principaux acteurs étaient des historiques, des émissaires ou des proches, comme Jack Lang, André Rousselet, Catherine Tasca ou Serge Moati, ce qui laissait a priori peu d’espace pour le Premier ministre. Il faut ajouter que Michel Rocard avait de ce que l’on appelait alors, « le PAF », le Paysage Audiovisuel Français, une piètre opinion, qui confinait presque au mépris. Dans son discours d’investiture, il n’y avait pas été de main morte, constatant « le délitement de nos moyens de communication audiovisuels » comme « l’accumulation et la répétition des séries américaines et le massacre des films à la tronçonneuse de la publicité ». Enfin Michel Rocard éprouvait, on le sait, une méfiance à l’égard des médias qui lui venait de ses rapports avec les journalistes politiques, auxquels il reprochait la « chasse à la petite phrase », le manque d’approfondissement des sujets, le peu d’appréhension du temps long ou de la complexité du monde. Cette méfiance rejaillissait sur sa vision globale du secteur.

Cette distance prudente n’a cependant pas empêché Michel Rocard de suivre avec attention le dossier audiovisuel. Toutes les notes que je lui adressais sous le couvert du directeur de cabinet me revenaient dans de très brefs délais, soigneusement annotées, avec la validation de la décision à prendre quand il y en avait. Travailler avec lui était un apprentissage permanent de l’écoute, de la recherche de la compréhension d’un sujet et de la solution la plus conforme à l’intérêt général, même lorsqu’elle n’est pas souhaitée par l’opinion majoritaire. Le Premier ministre prenait le temps d’interroger et n’écrasait jamais son collaborateur de sa supériorité intellectuelle, pourtant si manifeste. Il rendait chacun de nous plus exigeant.

Sur le fond, il aura en réalité contribué à façonner la politique publique de l’audiovisuel et je suis frappée de constater, près de trente ans plus tard, que beaucoup des orientations prises entre 88 et 91 demeurent ou reviennent. Le Conseil supérieur de l’audiovisuel, créé par la loi du 17 janvier 1989, a trouvé durablement sa légitimité avec un mode de nomination par les trois autorités constitutionnelles. L’institution d’une présidence commune de la télévision publique par la même loi, a porté ses fruits dans les années qui ont suivi, en termes de redressement financier et d’audience, grâce aussi à la contribution exceptionnelle de deux milliards de francs décidée en 1991 par Michel Rocard lui-même. Ce mode de gouvernance, abandonné dans les années 2000, revient aujourd’hui sur le devant de la scène avec la création d’une holding de l’audiovisuel public dans la réforme dont est saisi le Parlement. Cette réforme en embarque notamment une autre : le transfert de la nomination du patron de la holding, ainsi que des directeurs de chaines composant le groupe, par l’Etat actionnaire, ce que Michel Rocard, adepte de l’adage « qui paie commande », avait appelé de ses vœux déjà à l’époque.

Autre sujet, toujours d’actualité, celui de l’encadrement législatif et réglementaire des entreprises audiovisuelles. Entre les tenants d’une exception culturelle pure et dure et les défenseurs de la vocation commerciale et profitable de l’entreprise, Michel Rocard tenta une voie réaliste : se garder des extrêmes, empêcher les maximalistes de nuire. Il ne fut pas entendu mais là aussi la suite lui aura donné raison : un secteur trop abrité de la concurrence n’innove pas. Le desserrement des contraintes imposées aux chaines, progressivement accepté, est devenu indispensable pour permettre à nos entreprises de trouver leur place dans un espace audiovisuel mondialisé.

La dimension européenne de la politique de l’audiovisuel était, plus que le reste peut-être, vigoureusement portée par Michel Rocard. C’est par une approche combinée de l’économie et de la culture qu’il justifiait l’investissement des institutions communautaires dans la création audiovisuelle. Il savait que les marchés nationaux étaient trop étroits pour permettre de dégager une rentabilité aux produits de cette industrie et que seule la constitution d’un marché européen leur permettrait de rivaliser avec les produits américains. Cette bataille continue d’être urgente.

Et Arte ! En marge d’une note consacrée à la Sept qui devait préfigurer la partie française de la chaîne franco-allemande, je me souviens qu’il avait écrit « J’aime ce projet ». Pour lui donner toutes ses chances, il prit personnellement la décision d’attribuer à la Sept une fenêtre de diffusion hertzienne sur FR3 aux heures de grande écoute. C’était courageux et sans cette décision qui permit de démontrer aux Allemands que nous étions capables de les challenger en termes de capacité d’adresse aux publics, la grande réussite à tous égards qu’est cette chaîne n’aurait sans doute pas eue lieu. Dans le monde de l’Internet, des plateformes en ligne et des réseaux sociaux, sa vision nous manque aujourd’hui pour nous éclairer sur la nouvelle régulation à inventer.

Mon parcours de rocardienne ne s’est pas arrêté au départ de Michel Rocard de Matignon demandé par le président de la République à l’aube de l’été 1991 à un premier ministre sans doute trop populaire. J’ai eu ensuite la chance de travailler aux côtés de Jean-Paul Huchon, premier président de gauche de la région Ile-de-France, comme directrice générale des services et de faire l’expérience de la construction d’un contrat de plan à l’échelle d’un tel territoire, du levier de développement et de réduction des inégalités puissant qu’il constitue, construit dans un dialogue inter-collectivités publiques où chacun doit faire sa part de chemin pour le bien de tous.

Dans mes fonctions ultérieures au service de gouvernements de gauche, je sais que l’on m’a choisie notamment parce que j’étais passée par Matignon sous Michel Rocard. Je m’y suis employée à appliquer comme je l’ai pu les préceptes appris auprès de lui et cela n’a pas toujours été facile. Lorsque François Hollande, élu président de la République, m’a appelée en 2012 pour me proposer de devenir sa directrice de cabinet, la première chose que j’ai faite après avoir accepté, a été de demander un rendez-vous à Michel Rocard. Je l’ai vu dans les vingt-quatre heures dans son bureau des Champs-Élysées, derrière une montagne de livres. Alors que je venais pour le remercier, parce que je pensais que mon passage dans son cabinet était une des raisons pour lesquelles j’étais appelée à servir au plus haut niveau de l’État, il balaya ces paroles d’un mot et m’entretint pendant le temps nécessaire, des questions de la planète et du climat, de son rôle dans des négociations clandestines sur les sanctions iraniennes et d’un sujet qui lui tenait particulièrement à cœur : l’organisation du renseignement dans un État de droit, à l’instar de qu’il avait fait comme premier ministre dans le domaine de la transparence du financement des partis politiques. Ce qui advint trois ans plus tard avec le vote de la loi du 17 janvier 2015 sur le renseignement, dont personne ne dit assez ce qu’elle lui doit.   

Joie et fierté pour le passé, mêlées d’anxiété pour ce qui va advenir, cela reste vrai.    

Sylvie HUBAC

Vice-présidente de l'association MichelRocard.org

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