MichelRocard.org

> Recherche avancée

Fondation Jean Jaurès

Alain BERGOUNIOUX

Décembre 2021

Comment je suis devenu " rocardien "...

Il y a eu plusieurs chemins dans la maison du rocardisme. Je n'ai pas eu la chance d'avoir eu des parents PSU, ni d'y militer moi-même, trop jeune pour avoir pu connaître le parti du Colloque de Grenoble en 1966, déjà trop âgé pour faire mien le gauchisme de l'après 1968. Sans une familiarité avec la vie politique de l’époque, mais guidé par mes études d'histoire, ma première adhésion politique a été pour le Parti socialiste, reconstruit à Épinay, dès l'automne 1971, à l'âge de 21 ans, âge, alors, de la majorité... J'ai eu le sentiment qu'il y avait là un événement susceptible de changer la donne à gauche et de permettre une alternative au « pompidolisme » florissant. Étudiant à Paris, j'ai créé, avec quelques amis, la première section socialiste à l'École Normale Supérieure, dominée, à ce moment-là, par les différents groupes gauchistes ou les Jeunesses communistes, et où existait, déjà, une section active du PSU, avec un certain Jean-François Merle... La fédération de Paris du Parti socialiste était dirigée par l'équipe nationale du C E R E.S. Ce courant exerçait une réelle séduction sur de nouveaux militants passablement inexpérimentés. Il paraissait avoir résolu une équation difficile à gauche, la réunion d'une culture marxiste, une aspiration autogestionnaire, une volonté unitaire qui rapprochait, cinquante et un ans après le congrès de Tours, les socialistes et les communistes. Jean Pierre Chevènement et ses proches avaient, qui plus est, le goût des idées et accordaient une notable importance au travail intellectuel dans la vie de leur courant politique. J'ai été ainsi vite "recruté" pour travailler dans les revues "Frontières" et "Repères", passant sans doute pour "un jeune normalien sachant écrire"...

Les années 1972-1976 ont été, pour moi, une période où je pensais avoir atteint, d'emblée, mon "port" politique. Même si, une fois mes études formelles achevées, le service militaire effectué, avec l'entrée dans une double carrière d'enseignant et de chercheur, le mûrissement de la réflexion aidant, les réalités me sont apparues plus complexes. Et comme souvent, le hasard, sous la forme de deux expériences différentes, mais à peu près conjointes, ont changé le cours de mon engagement - mais dans des limites raisonnables, puisque cela s'est passé dans le cadre du Parti socialiste...

Ayant quitté Paris, je suis venu vivre dans les Yvelines, à partir de 1976. où j'ai vite fait partie de l'équipe départementale du CERES, et exercé des responsabilités dans les instances fédérales. J'ai donc rencontré, directement, Michel Rocard et ses amis proches, dans une fédération dont ils avaient pris la tête. Rappelons qu'en 1977 Conflans Sainte Honorine était devenue la ville phare du "rocardisme". Dans une période d'intenses débats idéologiques et politiques, j'ai été amené à ferrailler dans de fréquentes réunions à tous les niveaux de la fédération. Mais s'opposer, c'est aussi discuter sur toutes les questions qui faisaient débat à gauche. J'ai vite apprécié la qualité de mes "adversaires" rocardiens, entre autres Daniel Frachon, le premier secrétaire fédéral, expérimenté et d'une grande solidité militante, Jean-Paul Huchon, le premier adjoint de la mairie de Conflans, chaleureux et ingénieux, Gérard Grunberg, politologue, un des experts du courant rocardien, avec qui j'ai vite découvert que nous nous posions des questions de même nature et que nous avions la même passion de comprendre l'histoire que nous étions en train de vivre (ce qui est toujours un programme ambitieux et pas sans risque pour ses propres certitudes). La rivalité politique ne m'a pas empêché de voir que les caricatures qui étaient faites des uns et des autres ne correspondaient pas à une vérité.

Au-delà de ce qui était déjà important, une proposition éditoriale a nourri, parallèlement, un choix politique qui est resté le mien jusqu'à aujourd'hui. A Paris, alors que j'étais toujours membre du comité de rédaction de la revue Repères, un journaliste de Témoignage Chrétien, qui y participait également, Pierre-Luc Séguillon, directeur d'une collection des Éditions du CERF, m'a demandé, ainsi qu'à mon ami Bernard Manin, philosophe du politique, qui participait à ce moment aux activités du CERES, de faire un petit livre sur la social-démocratie. Dans son esprit, comme dans celui de Didier Motchane, rédacteur en chef de "Repères", qui avait été à l'origine de cette proposition, il s'agissait de livrer une critique acerbe de la social-démocratie, alors que les tensions au sein du Parti socialiste s'accroissaient fortement, après la rupture de l'union de la gauche et la défaite aux élections législatives de 1978, et que le congrès de Metz se profilait. Mais, tout en partant de cette idée préconçue, nous avons eu le tort de lire beaucoup, de revisiter les grands débats du socialisme, en revenant aux textes, d'analyser précisément les politiques suivies par les gouvernements sociaux-démocrates depuis 1945. Ce travail a changé ma manière de penser. En quelques mots, faire le choix de la démocratie, c'est faire celui du pluralisme, et dans la mesure où on n'a pas l'intention de "détruire" l'adversaire, les compromis sont non seulement inévitables, mais aussi nécessaires. A partir de là, la politique, tirée du "léninisme" évidemment mais également du marxisme, ne peut pas être avalisée. Les politiques concrètes menées montrent que la socialisation de l'économie n'est pas le moyen le plus efficace pour lutter contre les inégalités et qu'elle peut même se retourner en son contraire, alors que l'investissement public, la redistribution sociale, la diffusion des pouvoirs ont permis d'atteindre des résultats pour les populations dans les pays de social-démocratie, sans égal historiquement et géographiquement. Le manuscrit achevé fut refusé par le directeur de collection... Nous l'avons porté aux Presses Universitaires de France, qui l'ont fait paraître, en 1979, sous le titre "La social-démocratie ou le compromis". Il s'est trouvé que, la même année, la revue "Faire" publia un numéro spécial sur la social-démocratie, avec des contributions de Michel Rocard, Gilles Martinet, Jean-Paul Martin, qui développait des analyses proches. La notion de social-démocratie cessait de revêtir une tonalité péjorative - comme l'avaient imposé les communistes, relayés par les socialistes d'Epinay, dans leur majorité, pour se démarquer de l'héritage de la SFIO (qui n'était pourtant pas un parti de nature sociale-démocrate...).

A partir de là, de cette conjonction intellectuelle et militante, je ne pouvais plus partager le fonds idéologique du CERES. La confrontation entre ce qui ne s'appelaient pas encore la "première" et la "seconde" gauche (les termes datent de 1982), me fit penser que la meilleure manière de poser les problèmes du socialisme démocratique était définie par Michel Rocard, pour tenir compte de l'histoire, mais plus encore pour affronter les réalités nouvelles du capitalisme qui commençait une nouvelle "transformation" en cette fin des années 1970. Il m'a fallu encore quelques mois, cependant, pour me joindre effectivement au "courant Rocard". Car, avec quelques responsables départementaux du CERES, Christian Pierret, député des Vosges, Jacques Guyard, maire d'Évry, Hugues Portelli, universitaire (alors chrétien de gauche..), Daniel Lebègue, économiste, nous avions voulu mener le débat au sein du CERES. Une petite scission s'en était suivie, qui avait entrainé le dépôt d'une motion pour le congrès de Metz, la motion "F"(bien oubliée aujourd'hui, même par les historiens...), qui fit, quand même, 4,3% des voix, manquant ainsi la représentation dans le Comité directeur du parti, fixée à 5%. Cette motion avait voulu maintenir un équilibre impossible entre les courants, car tous ses signataires ne tiraient pas les mêmes conclusions de la critique du CERES. Elle ne survécut pas au congrès, et chacun de ses membres fit ses choix. Le mien avait été, en fin de compte, assez longuement mûri, et, c'est peut-être pour cela qu'il est resté constant jusqu'à maintenant.

Alain BERGOUNIOUX

Président du conseil scientifique de MichelRocard.org

Partager sur