Gentiane WEIL
Juillet-Août 2020
A côté du « parler vrai », signe emblématique de Michel Rocard, l’homme politique, il y a aussi le « parler large », moins décrit mais tout aussi réel. Cette deuxième caractéristique rendait souvent ardue ma mission d’attachée de presse du ministre du Plan et de l’Aménagement du territoire, puis de l’Agriculture, entre 1981 et 1985. Voici pourquoi :
La « conduite des affaires » se faisait en réunion, sous l’autorité de Jean-Paul Huchon, directeur de cabinet. Michel Rocard était en général absent de ces réunions.
Discussions et controverses, questions plus ou moins pointues au conseiller qui présentait le dossier, demandes d’informations complémentaires, allers-retours vers le Ministre, tels étaient les préalables à toute « sortie publique » de Michel Rocard. Quand le consensus était trouvé, le conseiller technique en charge écrivait le discours du ministre. Il était souhaité et souhaitable que les journalistes en comprennent et en reprennent les éléments les plus importants, bien évidents dans le texte qu’était censé lire le ministre.
C’était évidemment sans compter sur l’impulsivité de Michel Rocard, due certainement à sa faculté d’orateur, mais surtout à sa conviction personnelle sur le sujet, à sa volonté pédagogique de totalement dégager le pourquoi du comment, de retracer l’historique de la problématique, de préciser ses réflexions, bref, de chercher par ses paroles à … « convaincre ».
Le conseiller technique en charge du dossier comme moi-même redoutions donc particulièrement la phrase de Michel Rocard, qui ne manquait pas d’advenir lorsqu’il montait à la tribune, peu après la lecture des premières lignes du texte qu’il avait sous les yeux : «Mes conseillers m’ont dit de dire… », qui annonçait en général une digression totalement imprévisible. Parfois aussi, Michel Rocard reprenait le sens du texte écrit, mais avec ses propres mots et expressions.
L’auditoire, constitué de personnes directement concernées, était galvanisé par le discours, ce qui avait pour effet de galvaniser l’orateur en retour.
D’où quelques problèmes pour les organisateurs et l’équipe qui accompagnait le ministre. Le problème directement perceptible était celui de l’emploi du temps qui se décalait, phrase après périphrase, commentaire après explication.
L’autre problème était celui de la compréhension et de la communication. Si les connaisseurs, parties prenantes, étaient « accros », il arrivait que les journalistes non spécialisés se perdent dans les méandres de la pensée profonde, voire complexe, et même parfois paradoxale, de Michel Rocard. Sa volonté pédagogique pouvait desservir la perception des idées fortes. Or j’avais pour objectif de faire passer via la presse un message précis, univoque si possible, et d’éviter trop d’interviews à la fin du discours, pour ne pas décaler encore plus le programme !
Je pris donc l’habitude d’attendre pour diffuser le discours tel qu’il aurait dû être prononcé. Car tout au long du discours, j’annotais le texte écrit de chaque journaliste présent : je marquais dans le texte photocopié à l’avance où avaient eu lieu les coupures, puis les atterrissages de l’orateur, ce qui demandait une bonne lecture préalable du texte dactylographié. Mon exercice final consistait à souligner ce qui était le plus important dans le texte, et d’y ajouter sous forme de commentaire ce qui avait été dit par Michel Rocard. Dans cette activité laborieuse, que je jugeais relever de ma mission – je devais garder à la fois la confiance du ministre orateur et celle du conseiller technique écrivain. Donc avoir moi-même intégré l’ensemble de la problématique, afin d’éviter l’impact d’une mauvaise interprétation journalistique. En affichant bien sûr une grande sérénité.
La métaphore du puzzle me semble bien reproduire mon activité d’attachée de presse : je disposais de quelques pièces déjà écrites et assemblées depuis quelques jours, auxquelles je devais ajouter en quelques minutes les dernières mais nombreuses pièces orales, pour donner aux journalistes un tableau final, et une image claire se dégageant de l’ensemble.
Je ne suis pas sûre que Michel Rocard ait jamais remarqué mes efforts, puisque le résultat était, je crois, satisfaisant. Il est sûr qu’aujourd’hui, je serai certainement en chômage technique avec ma méthode. Car je ne vois pas comment faire un puzzle à partir d’un simple tweet !
Le candidat à l’élection présidentielle Emmanuel Macron, par sa fréquente expression « en même temps », a tenté de montrer la complexité des grands sujets d’actualité. En cela, je pense qu’il a actualisé la méthode Rocard, pour alimenter le contexte médiatique contemporain d’informations en continu.
Michel Rocard reste pour moi l’homme des phrases longues et des discours larges, l’ennemi acharné de la petite phrase qui piège n’importe quel orateur lorsqu’elle est sortie du contexte par des journalistes peu professionnels, ou du moins qui cherchent le « buzz ». A l’extrême inverse de l’orateur simplificateur qui vise principalement les émotions, Michel Rocard respectait son public, parlant avant tout à son intelligence par des explications, quel que soit le moment.
Gentiane WEIL