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Fondation Jean Jaurès

Jean-Maurice RIPERT

Septembre 2022

Parler vrai n’est pas suffisant, encore faut-il avoir quelque chose à dire

J’ai quinze ans, fin 1968, lorsque j’adhère au Parti Socialiste Unifié, dont Michel Rocard est le secrétaire national. Je ne suis pas fasciné par les slogans d’extrême gauche qui ont soulevé la France entière quelques mois plus tôt, mais je veux m’engager à gauche. Pour moi, c’est donc la « deuxième gauche », celle de Pierre Mendès-France et des Clubs, de l’imagination créatrice, du service public et de la réforme de l’État, du « parler vrai », du courage, de l’obstination et de la fidélité en politique.

Cet engagement, j’y reste fidèle au sein du « courant C » du Parti socialiste et je le renouvelle en 1988, lorsque Michel Rocard me propose de le rejoindre au sein de la cellule diplomatique de Matignon. J’y vis alors pendant trois ans, au rythme de cette « bataille pour l’organisation de la planète » qui lui est chère. Nos priorités ? Rien de moins que la réforme de la politique française de coopération, en particulier vis-à-vis de nos partenaires africains, un soutien sans faille aux Nations Unies et au multilatéralisme, la promotion sans concession des valeurs universelles des droits humains, la coopération régionale pour nos territoires ultramarins, l’invention de l’action humanitaire internationale, le lancement d’une ambitieuse diplomatie de l’environnement… Avec le soutien appuyé de Michel Rocard et de Jean-Paul Huchon, aux côtés du regretté Philippe Petit, son premier conseiller diplomatique, de Denis Delbourg, de Marisol Touraine, de Dominique Perreau et de Bernard Cottin, avec le concours de Guy Carcassonne, de Marie Bertin ou encore de Jean-François Merle et Louis Joinet, je participe à tous ces combats passionnants et passionnés. L’Élysée s’y intéresse en réalité peu, en dehors de la politique africaine bien sûr, qui touche au « pré carré ». Michel Rocard a depuis longtemps théorisé les conséquences de la « contrainte extérieure », une évidence niée à l’époque par toute une partie de la gauche, véritable ligne de faille entre François Mitterrand et lui, avant comme après 1981. Premier ministre, il respecte la prééminence en matière diplomatique du chef de l’État, sans pour autant renoncer à infléchir notre politique étrangère. De son action très substantielle je retiens deux initiatives très innovantes.

« L’ingérence humanitaire »

Avec Bernard Kouchner, la France révolutionne les Nations Unies en faisant adopter dès 1988 les résolutions créatrices du devoir d’ingérence : les victimes de catastrophes naturelles ou de crises et de guerres ont des droits, qui préemptent ceux des États, et ces derniers ont l’obligation de leur porter secours. Consacrée depuis 2005, la « responsabilité de protéger » laisse espérer qu’un jour les civils cesseront d’être, toujours et partout, les premières victimes des conflits armés. La France se dote à la même époque des moyens d’intervenir et lance, grâce au soutien absolu de Michel Rocard, des opérations humanitaires de grande envergure partout à travers le monde. Elles sont relayées par des structures que nous portons sur les fonts baptismaux à l’ONU (OCHA) et en Europe (ECHO).

« L'appel de La Haye » (1989) et la conférence de Rio (1992)

Michel Rocard croit en la science, héritage familial sans aucun doute, et il est très attentif aux alertes que divers scientifiques et économistes lancent à partir des années 70 quant aux dégradations causées à l’environnement par le mode de croissance choisi par les pays développés et les grands pays en voie d’industrialisation, tel le célèbre rapport commandé par le « Club de Rome » en 1972 au Massachussetts Institute of Technology. Il croit à l’universalité de certains concepts et aux bienfaits de l’action multilatérale, il plaide donc pour une coopération effective entre grandes économies du Nord et du Sud, qui seule permettra de faire face aux enjeux environnementaux en se fondant sur un double constat : les pays du Nord ne doivent rien imposer aux pays du Sud, et ces derniers doivent renoncer au modèle de développement adopté par les pays industrialisés au courant du XIXème siècle, responsable en très grande partie de la catastrophe écologique en cours. A la fin des années 80, ce qui est devenu une évidence aujourd’hui - l’approche dite « des responsabilités communes mais différenciées » du Nord et du Sud - ne l’était pas. Le concept permettra pourtant le mûrissement d’une prise de conscience mondiale des enjeux climatiques qui conduira, en 2015, à la conclusion des accords de Paris sur le climat.

Le premier ministre se lance donc et la cellule diplomatique se mobilise, avec le soutien timide du Quai d’Orsay. Au premier rang des soutiens reçus à l’étranger figure sans surprise le chancelier allemand, mais surtout la première ministre norvégienne Gro Harlem Bruntland, auteure en 1987 d’un rapport, « Notre avenir à tous », qui consacre pour la première fois la notion de « développement durable ». C’est ensuite Ruud Lubbers, premier ministre des Pays-Bas, qui rallie l’initiative. A eux trois, les dirigeants européens réussissent peu à peu à en convaincre d’autres et leurs efforts débouchent la tenue d’une conférence internationale à La Haye en mars 1989. 24 pays y adoptent un Appel intitulé « Notre pays la planète », qui souligne que « les conditions mêmes de la vie sur notre planète sont aujourd’hui menacées par les atteintes graves dont l’atmosphère est l’objet » et insiste sur le fait que « comme le problème est planétaire, sa solution ne peut être conçue qu’au niveau mondial ». Il est donc « du devoir de la communauté des nations à l’égard des générations présentes et futures de tout mettre en œuvre pour préserver la qualité de l’atmosphère ». Pour y parvenir, les signataires demandent « la mise en œuvre des principes existants, mais aussi une approche nouvelle, par l’élaboration de nouveaux principes de droit international, notamment de mécanismes de décision et d’exécution nouveaux et plus efficaces ». Ils jugent indispensable la création d’une « nouvelle autorité institutionnelle » chargée de préparer et de suivre la mise en œuvre des engagements qui seront souscrits. Malgré l’opposition déclarée des États-Unis, de la Grande-Bretagne et de l’URSS, la coalition des bonnes volontés est en marche. François Mitterrand, qui s’est rallié à l’initiative 2 jours avant la rencontre de La Haye, invite l’humanité « à accepter des délégations partielles de souveraineté dans le domaine limité nécessaire à notre propre survie ». Quel hommage à l’action de Michel Rocard et que de chemin parcouru !

L’Appel lancé, il s’agit de le concrétiser. Au sein des Nations Unies, la France devient un acteur majeur de négociations complexes et intenses, qui portent sur tous les sujets liés au climat et à la biodiversité. L’échéance, c’est le « 3ème sommet de la terre », que le Brésil doit organiser en 1992. Les négociations sont portées par les Nations Unies, ce qui permet de consolider l’acquis de l’Appel de La Haye. Le « groupe des 77 et la Chine », représentant les pays du Sud, s’engagent très positivement. En France, la société civile est mobilisée : une conférence mondiale des ONG est organisée à Paris en décembre 1991. L’Assemblée générale des Nations Unies confie la préparation de la Conférence à un « Comité intergouvernemental de négociation sur le changement des climats », dont Jean Ripert assure la présidence, assisté d’un « Comité international d’experts sur les évolutions climatiques ». Il se réunit souvent et parvient en quelques mois à faire le consensus. Lors du Sommet de la terre, qui se réunit en juin 192 à Rio de Janeiro, 189 pays - dont 120, y compris la France, représentés par des Chefs d’États et de gouvernements - adoptent par acclamation la première « Convention Cadre des Nations Unies sur les changements climatiques », qui établit la nécessité de lutter contre les gaz à effet de serre et conduit à l’adoption en 1997, pour sa mise en œuvre, du Protocole de Kyoto (entré en vigueur en 2005). De même la Conférence adopte-t-elle des conventions sur la protection de la biodiversité et la lutte contre la désertification, ainsi qu’un document qui fera date : « l’Agenda 21 » (« agenda pour le XXIème siècle »), listant priorités et recommandations pour promouvoir un développement durable.

La Convention cadre sur les changements climatiques consacre pour la première fois trois principes fondamentaux, encore valables aujourd’hui : les « responsabilités communes mais différenciées » de l’ensemble des pays du Nord comme du Sud, le principe de précaution, le droit au développement. On le voit, les hypothèses de base de Michel Rocard lors de la préparation de l’Appel de la Haye étaient justes et ont servi de fondement au travail de négociation internationale. Il fut bel et bien un précurseur. Son rôle est en tout cas reconnu à Rio, puisque malgré son départ de Matignon un an plus tôt, il y est l’invité personnel du président brésilien Fernando Collor, qui salue en séance son rôle historique.

C’est aux côtés de Michel Rocard que mon engagement en faveur d’une diplomatie d’action, fondée sur des valeurs, s’appuyant sur une approche multilatérale coopérative et ancrée dans la durée, s’est concrétisé. Je lui en porte une gratitude infinie.

Jean-Maurice RIPERT

Ambassadeur de France (en retraite) , Vice-Président de l’Association Française pour les Nations Unies, Président de l’ONG Plan International France

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