Marie-France LECUIR
Octobre 2023
Hasards et engagement rocardien
Je dédie cet itinéraire rocardien aux militants sans grade restés anonymes. Ils ont pourtant formé le terreau, puis les troupes du « rocardisme ». Anciens résistants à l’occupant nazi qui ont toujours refusé l’idéologie communiste. Ouvriers ostracisés pour refus d’adhérer au PCF. Syndicalistes qui voulaient introduire la démocratie dans l’entreprise. Habitants qui inventaient l’autogestion dans leurs quartiers de Lyon, Grenoble, Nantes, Roubaix, La Garenne-Colombes ou Paris-XIIIème… Socialistes, francs-maçons ou chrétiens qui bravaient les traditions de leurs familles. Ceux qui tentèrent un syndicalisme du logement, du cadre de vie, de la consommation. Trop vieux, ou trop humbles, ou trop femmes pour être élus ou hauts-fonctionnaires dans les années 80. On oublie souvent qu’aux côtés du PSA issu de la SFIO, des organisations populaires, comme le MLO ou le MLP, participèrent à la fondation de l’UGS, en 1957, puis à celle du PSU des années 60.
J’étais donc une de ces militantes de base et je le serais restée sans une série de hasards assumés après coup. J’ai été élevée par une famille provinciale, démocrate-chrétienne et bourgeoise, mais qui m’avait poussée à la JEC dès le collège. J’ai eu la chance d’avoir deux grandes sœurs parisiennes dont les maris venaient d’autres horizons, Gilbert Mathieu, journaliste économique au Monde, et Maurice Badiche, CGT-cadre à la Régie Renault.
Hasard aussi d’arriver à la Sorbonne en octobre 1960 : j’ai donc participé à la fois aux manifestations contre la guerre d’Algérie et à la diffusion d’un bulletin hebdomadaire posté à chaque adhérent d’une UNEF déjà sortie du corporatisme folklorique, grâce à des Georges Danton, Pierre-Yves Cossé, ou Michel de la Fournière. Je militai à la Fédération des Groupes d’Études de Lettres les années où Pierre Gaudez et Dominique Wallon présidèrent l’UNEF. J’y rencontrai mon mari.
Assumer un engagement, c’était mon sens du devoir. Parler vrai : évidemment, je ne savais pas parler autrement. Écouter et accepter d’être minoritaire, c’était dans ma culture. D’ailleurs, je me souviens aussi, comme beaucoup d’autres, d’un sous-sol enfumé, rue Notre-Dame des Champs, où un petit brun volubile en costume cravate enseignait l’économie et l’anticolonialisme à des étudiants … Ce sera plus tard le siège de l’ADELS : nous nous en inspirerons pour créer à Pontoise, en 1971, un bulletin nommé "La Commune".
Entrée au PS en 1974 avec les Assises pour le socialisme, le hasard me fit remporter en 1976 une élection cantonale réputée ingagnable (sinon, des hommes s’y seraient portés candidats et, moi, je n’aurais pas osé m’y présenter).
Ils ne pesaient pas lourds mes engagements au PSU dans un département alors dominé par le RPR et le PC. Ni mon adhésion au SGEN-CFDT face à une FEN hégémonique. Ni les associations de défense de l’environnement et de la consommation que j’avais animées dans un Pontoise déjà chahuté par la ville nouvelle de Cergy. Mais une triangulaire soutenue en sous-main par les giscardiens m’a fait élire à la place du président centriste du département, Adolphe Chauvin. J’ai dû apprendre la fonction d’élue.
Un an plus tard, Alain Richard conquiert la ville voisine de Saint-Ouen-l’Aumône, puis bat à la députation le ministre de l’Intérieur, Poniatowski. Puis, Michel Rocard, qui cherche des femmes à qui faire signer la motion du congrès de Metz, en 1979, me fait appeler dans son bureau par la secrétaire générale de la mairie de Conflans-Sainte-Honorine, Isabelle Massin, future maire de Cergy. Au lancement du courant C, je retrouve Jean Maire, mon mentor du PS du Val d’Oise, premier secrétaire de la Fédération départementale qui s’y était engagé. J’ai donc siégé au Comité Directeur du PS et au Bureau Exécutif de 1979 à 1983 et de 1985 à 1987, aux côtés de Michel Rocard, Robert Chapuis ou Daniel Frachon…
Encore un hasard en juin 1981, avec la désignation express des candidats PS aux élections législatives. Quatre des cinq sièges du Val d’Oise étaient gagnables par la gauche, un sortant PS rocardien, trois sortants communistes, un jeune maire CERES. Donc, la circonscription perdue d’avance, Enghien-Montmorency, fut « réservée » aux femmes. Dans la foulée, le secrétariat national du PS envoya une salariée de la rue de Solférino poser sa candidature. Michel de La Fournière me poussa à poser la mienne, résistant à un chantage exercé sur sa propre candidature dans le Loiret. Les militants PS du Val d’Oise me désignèrent. Puis, Michel Rocard, tout nouveau ministre, vint tenir le meeting enflammé qui me fit gagner les quelques centaines de voix décisives pour l’emporter. Là encore, il m’a fallu assurer, apprendre et transmettre.
Découvrant le Palais-Bourbon, je fus heureuse d’y faire la connaissance de la seule femme PS du groupe socialiste sortant, la Bretonne Marie Jacq, et le seul véritable ouvrier député, le lorrain CFDT Yvon Tondon, tous deux courant C.
Pierre Joxe, président d’un groupe socialiste où les rocardiens minoritaires travaillaient et ne s’imaginaient pas « frondeurs », m’avait désignée pour intervenir 10 minutes dans le premier débat de politique générale, le 9 juillet 1981. Je réunissais trois critères rares : nouvelle élue, femme, rocardienne. C’est avec mon voisin de bureau, Jean-Pierre Worms et quelques autres rocardiens, syndicalistes et associatifs, que j’ai préparé cette intervention pour pouvoir dire un peu autre chose que ceux qui m’avaient précédée à la tribune, Lionel Jospin et Jean Poperen. A la relecture[1], ce texte me semble pouvoir encore exprimer un projet de société…
J’ai ensuite travaillé à la Commission des Affaires culturelles et sociales, avec son président Claude Evin, avec Martine Frachon, ma voisine des Yvelines. Habituée à un milieu enseignant déjà très féminisé, je m’étonnais de voir souvent des réunions de commission ou des séances publiques de nuit occupées par 30 ou 40 % de députées présentes, alors que l’assemblée de la « vague rose » de 1981 ne comportait que 5 % d’élues. Avec Pierre Bourguignon, notre ami normand, nous avons fait améliorer les conditions d’exercice du mandat législatif, qui étaient alors fort injustes pour les non-cumulards comme nous, qui n’avions pas plusieurs collaborateurs en mairie ou au conseil général.
Il me semble que le climat du groupe socialiste à l’Assemblée Nationale laissait plus de marges de liberté aux députés rocardiens que dans les instances du parti. Mais, sur le fond, que d’occasions manquées. Et, puisque, ici je reviens sur ces années 81-82, je ne peux m’empêcher de rêver en 2023 : si Mitterrand et Bérégovoy avaient négocié la retraite à 60 ans au lieu de l’imposer par ordonnance, n’aurait-on pas gagné du temps et de la paix sociale ?
La suite de mon itinéraire verra encore plusieurs hasards saisis au vol. 1986, funeste élection à la proportionnelle qui introduit le Front National à l’Assemblée. En Val d’Oise, les pronostics donnent deux sièges au PS, on me propose la troisième place. Je fais sans hésiter campagne derrière Michel Coffineau (CERES) et Alain Richard et je me retrouve élue, dans un groupe PS dans l’opposition et secrétaire de l’Assemblée nationale.
1988, retour au scrutin à deux tours ; le PS me presse de figurer dans la moins mauvaise des circonscriptions redessinées par Pasqua, 43 % pour la gauche en 86. Je ne connais qu’une partie des communes qui la composent et je pense retourner enseigner le Français dans un collège. Encore une élection gagnée de justesse ! Et, au sein de la faible majorité du second mandat de François Mitterrand, je vais être de nouveau députée de Montmorency, mais aussi d’une moitié de Sarcelles. Mais aussi de la commune de Domont, dont le maire socialiste, Jean Driollet, souhaite arrêter après deux mandats, et me demande de venir prendre la tête de la liste de gauche. Et me voici élue maire de cette ville en 1989. Pas de hasard, cette fois dans le résultat des municipales. Mais encore une nouvelle fonction à apprendre. Du travail d’équipe, des réalisations novatrices.
Et l’échec en 1995, dans la foulée de l’échec plus général, des législatives de 1993. C’est une autre histoire. Le « rocardisme » n’y joue plus aucun rôle. Retraite anticipée, sans amertume. Ainsi se clôturait mon engagement politique, bientôt reconverti dans le développement d’une littérature de jeunesse de qualité, pour tenter de faire grandir les enfants en autonomie.
Marie-France LECUIR
[1]https://archives.assemblee-nationale.fr/7/cri/7-1980-1981-droit1.asp (Séance du 9 juillet 1981, p. 78-79)