MichelRocard.org

> Recherche avancée

Fondation Jean Jaurès

Catherine TRAUTMANN

Juin 2021

Mon itinéraire de rocardienne a commencé par un moment et un choix. N’ayant pas été membre du PSU, c’est au moment du congrès de Metz que j’ai fait le choix de rejoindre Michel Rocard, ses idées, sa façon de faire de la politique, avec l’espoir de le voir devenir président de la République. Choisir Michel Rocard, quelques camarades bien intentionnés m’avaient prévenue, c’était à coup sûr faire le choix d’une expérience de minoritaire dans le Parti. Je n’ai pas été déçue ! Mais comme femme, je savais qu’être traitées comme une minorité n’empêchait pas les femmes d’être majoritaires et d’avoir envie de le démontrer.

Cela ne m’effrayait pas car pour moi, c’était le choix d’une liberté, celle de renouveler la politique, dans son projet comme dans ses pratiques. Je suis venue à la politique grâce à une double conviction, celle que le temps pour les femmes était venu de jouer tout leur rôle économique et social dans la société, donc de revendiquer la parité politique, et par une conviction anti fasciste qui me venait des années de résistance de mon père et de son évolution vers le soutien à l’indépendance de l’Algérie. Dans mes années lycée, les écrivaines féministes faisaient bon ménage avec Franz Fanon, Aimé Césaire et les écrivains de la négritude !

La décolonisation n’était pas seulement un but nécessaire mais une nouvelle manière d’envisager la coopération, dans une émancipation des préjugés, et dans une pratique de la réciprocité, entre peuples et entre personnes. La manière dont Michel Rocard envisageait la décolonisation comme dynamique de conquête démocratique et aussi comme expérience de l’autonomie tant individuelle que collective, portait sens aussi bien dans l’action politique locale et nationale que dans la mobilisation en faveur d’une politique ambitieuse de développement au plan international. Ce que Rocard n’a cessé de revendiquer, y compris lors de sa présidence de la Commission du développement au Parlement Européen.

C’est dans les années 80 que j’ai rencontré les « bretons » et partagé avec eux le projet d’une France décentralisée qui s’appuierait sur l’initiative locale, une nouvelle répartition des compétences des collectivités. Nous voulions gagner plus de liberté d’action dans l’innovation sociale, dans les politiques de proximité, mais aussi une reconnaissance de la place des cultures et des langues de nos régions, afin que la République sache accueillir les histoires de vie de tous les Français. Il n’était pas question de reconstituer les anciennes provinces pour elles-mêmes, mais de construire la France de la diversité de sa population. C’était un vrai projet de gauche fondé sur la reconnaissance de la dignité de chaque individu et avec une égale attention portée à tous les territoires, de la métropole comme d’outremer, ou aux pays que nous voulions voir comme amis et non plus comme colonies. Notre point de vue, même solidement plaidé avant et après les lois de décentralisation, n’a pas été repris tel quel puisque la décentralisation a été conçue sur le modèle de la départementalisation. Ce sujet est toujours d’actualité, tant dans le périmètre disputé des régions que dans le cas des langues…

Au ministère de la culture je suis revenue sur cette question des langues. Après le rapport demandé à Bernard Poignant, avec la complicité de Pierre Encrevé et l’expertise de Guy Carcassonne pour résoudre l’obstacle constitutionnel, j’ai imaginé de rassembler dans une relation nouvelle le français, langue de la République partagée au sein de la Francophonie, et les langues de France, composées des langues régionales, des langues créoles et des langues originelles disposant de territoires d’ancrage, comme la trentaine de langues kanak, ou non, comme le Yiddish, langue de l’itinérance. Si je rapproche ces deux types d’idiomes, c’est que pour les unes comme pour l’autre, elles auraient pu disparaitre par la colonisation pour les premières et par l’extermination pour la seconde. La diversité culturelle et linguistique prônée par la France au plan international doit être assumée et valorisée sur son propre territoire, cela appartient à son Histoire.

Les accords de Matignon en Nouvelle-Calédonie m’ont permis de mesurer une méthode. Pour réussir un accord de paix, il faut que les adversaires soient placés dans une relation d’équivalence de responsabilité et de réciprocité dans la construction du processus de paix. C’est ce que m’a exprimé un jour Yasser Arafat en parlant de sa relation avec Ytzhak Rabin. La vision de Jean-Marie Tjibaou du rôle de la culture et de la reconnaissance de sa dignité dans le processus a été une chance. Elle a corroboré la réussite de la réconciliation franco-allemande qui avait mis de côté tout risque de regain de confrontation des cultures nationales, qui avaient justifié la guerre et nourri les nationalismes. Aujourd’hui, au Haut Conseil Culturel franco-allemand, comme co-présidente, je poursuis avec mes amis et collègues cette mission de rapprochement de nos cultures.

L’attachement de Michel Rocard au projet européen trouvait écho dans cette définition de l’Europe qui, selon le philosophe Peter Sloterdijk, exige l’abandon de tout désir d’empire de la part de chaque pays qui choisit librement d’associer son destin à celui des autres. Sa déception à l’égard de l’Union Européenne a été largement liée à la faiblesse politique de l’Europe et celle de son influence dans le monde, mais aussi à la dérive multilatérale qui a largement détourné la dynamique d’harmonisation par la convergence des économies, de la conscience partagée du devoir de solidarité. C’est dans ses premières années de mandat européen que nous avons le plus discuté de la possibilité d’anticiper et prévenir les crises, pour éviter d’avoir à les résoudre dans la douleur et la difficulté. Je lui expliquais mon projet de réunir les moyens d’anticiper la reconstruction de Sarajevo grâce à une coopération appuyée par quelques villes européennes pour maintenir les services publics et recréer une action sociale forte en s’inspirant de l’économie sociale et solidaire. Et lui me parlait de son désir de lancer une initiative de prévention des crises. Nous sortions d’une élection européenne où la question de la Bosnie avait été une chausse-trappe politique…Et où la manière de la dépasser ne résidait pas dans l’acrimonie mais dans une nouvelle perspective, celle où une dissuasion civique viendrait annihiler le risque de conflit. 

De crises, il en a été beaucoup question dans nos réunions de courant et dans nos échanges particuliers. Crise économique, crise sociale qui suscitaient analyses et projets comme la création du RMI, le partage du travail, la CSG et j’en passe. J’ai énormément appris auprès de Michel, de sa rapidité et sa dextérité d’analyse, et aussi de ses chemins de traverse qu’il empruntait fréquemment, au risque de perdre l’apprentie politique que j’étais à mes débuts, et pas que moi ! Mais j’ai aussi beaucoup appris des « rocardiens » qui formaient son cercle rapproché et fidèle. J’ai malheureusement aussi appris de la stupidité de certains débats qui visaient surtout à minimiser l’influence de Rocard et sa crédibilité dans l’opinion. Mais ces temps-ci, je relis le discours de Michel Rocard à la rencontre des clubs Convaincre à Chambéry, le 29 août 1991 et celui d’Alain Bergounioux, retraçant l’état de notre réflexion d’alors. Il y est question d’une autre crise qui elle n’en finit pas mais continue de s’approfondir. 

Je cite Rocard, qui évoque dans son discours son silence d’après-Matignon : « J’ai en effet le sentiment que nos compatriotes vivent un moment d’inquiétude profonde que traduisent les manifestations d’indifférence politique. Il y a certes eu déjà par le passé des crises civiques. Mais elles ont toujours correspondu à un événement. Aujourd’hui, nous vivons sans doute quelque chose de plus grave, une crise de l’idée même d’avenir, que nous avons peine à imaginer.

Les difficultés de la vie quotidienne y sont pour une part. L’incertitude que fait peser le chômage, l’irritation que nourrit l’insécurité, la difficulté tout simplement d’avoir des points de repères dans une société et dans un monde qui changent trop vite, tout ceci joue à l’évidence. Mais la désillusion à l’égard des représentations collectives du futur réside tout autant dans le discrédit qui s’est abattu sur les grandes épopées, ces idéologies qui se voulaient porteuses du sens et qui ont nourri la conception d’un progrès linéaire de l’humanité… Les Français sont ainsi à la recherche de réponses nouvelles. Et les partis et mouvements politiques n’ont pas encore réussi à les leur apporter. Leurs réponses sont trop anciennes ou trop partielles. »

Si l’on veut bien observer ce qui se passe depuis 30 ans, la perte de crédibilité des partis et des politiques, quant à elle, aura été linéaire et continue. Et nous sommes au bout de l’itinéraire d’un parti auquel Michel Rocard aura revendiqué d’appartenir malgré tout ! En ce temps électoral, de rares électeurs viennent aux urnes et l’un d’entre eux me disait son regret de l’absence de leaders charismatiques à gauche ! En effet…

L’avenir n’est pas pavé de regrets, Michel nous l’a appris avec sa résilience que nous avons parfois jugé excessive. En ce qui me concerne, elle m’a aussi été reprochée. Mais peu importe, je ne veux pas savoir si c’est un héritage rocardien, je préfère être héritière du futur puisqu’aujourd’hui je m’occupe du réseau européen de transports entre les mers du Nord et la Mer Baltique, et ma tâche est désormais de contribuer à l’extension de ce réseau vers l’Arctique. Tous les chemins mènent vers les Pôles ! Michel a saisi l’opportunité essentielle et parfois incomprise, d’établir la protection du Pôle antarctique, et il a œuvré pour faire de l’enjeu du climat, particulièrement crucial et visible aux Pôles, un sujet prioritaire mondial. Grâce à la mission que la commission européenne m’a confiée, je retrouve le défi de la lucidité progressiste et stratégique qui a été l’une des motivations de ma rencontre avec Michel Rocard !   

Catherine TRAUTMANN

Partager sur