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Fondation Jean Jaurès

Pierre BRANA

Février 2022

J’ai rencontré en tête à tête Michel Rocard pour la première fois le 27 juin 1970.

Bien sûr, j’avais fait à Bordeaux la campagne des présidentielles en 1969 et nous étions plusieurs autour de lui au cours du meeting qu’il tint à Bordeaux. Mais notre première vraie rencontre s’est faite un an plus tard. J’étais président départemental du syndicat d’ingénieurs, cadres et techniciens à la CGT de la Gironde. Un syndicat tout à fait original dont les adhérents, largement hostiles à tout lien de subordination avec un parti politique, étaient résolument indépendants des mots d’ordre de la confédération CGT comme de la fédération de l’énergie et de l’union départementale CGT où pourtant je siégeais, totalement minoritaire. J’avais activement participé à Mai 68 en organisant l’occupation de l’entreprise et y menant de longs et passionnants débats, avec des travailleurs de différentes entreprises et des étudiants, que nous étions quasiment les seuls à recevoir. En septembre 1968, ayant vu lors du mouvement de Mai les limites du syndicalisme, je décidai d’adhérer au PSU dont la création lors de la guerre d’Algérie m’avait plu et dont j’appréciais les positions. Rapidement, je fus élu secrétaire fédéral – alors que je n’étais pas candidat ! – au congrès du 5 octobre 1969. C’est donc en tant que tel que je me rendis au conseil national du PSU les 27 et 28 juin 1970 à Rouen. Dès mon arrivée, Michel Rocard me demanda de le suivre dans un petit bureau et, d’emblée, il se mit à me questionner sur la CGT, mes relations avec les syndicalistes communistes, et surtout l’état d’esprit dans les entreprises. Je compris qu’il connaissait mes responsabilités à la CGT et que cela l’intéressait. On parla ensuite de ma jeunesse dans une famille ouvrière, de mes études de physique, des recherches de son père, Yves Rocard, sur lesquelles j’avais eu l’occasion de travailler. Enfin, j’évoquais mon premier poste d’ingénieur à Saint-Brieuc où j’avais côtoyé le PSU et son leader Antoine Mazier, connu pour avoir apporté son soutien aux jeunes socialistes – dont Michel Rocard était - dans leur opposition à la guerre d’Algérie.

Si je m’attarde sur cette première rencontre avec Michel c’est qu’elle a été fondatrice de notre amitié et qu’y furent abordés trois points sur lesquels nous avons eu l’occasion de revenir maintes fois tous les deux : les entreprises et les salariés, les questions scientifiques, la décolonisation et la guerre d’Algérie.

Elu à la Direction politique nationale (DPN) du PSU à ce conseil de Rouen, j’ai dès lors participé régulièrement à ses réunions, souvent décontenancé par de violents affrontements et surtout par la méconnaissance de l’état d’esprit réel des travailleurs dans les entreprises. Fréquemment, Michel me prenait à part pour échanger sur les luttes sociales et les perspectives d’avenir. Au congrès de Lille, en juin 1971, je signai le texte d’orientation considéré comme le plus proche du parti d’Épinay, plus radicalement en faveur de l’union de la gauche que celui de Rocard, mais nous nous retrouvâmes dans la synthèse finale.

Je continuais, lors des réunions de la DPN, à m’entretenir en tête à tête avec lui. C’est lui qui m’apprit ses ouvertures vers le PS et ses contacts avec son vieil ami Pierre Mauroy. Bien entendu, je fus de ceux qui en 1974 firent le choix du « grand parti des socialistes ». Si le mot fut prononcé par Mitterrand lors des Assises du socialisme, on sait ce qu’il en fut.

Mais, localement, dès la préparation des assises du socialisme et celle du congrès de Pau, j’ai bien perçu la réticence, pour ne pas dire la franche hostilité, de beaucoup de PS devant la perspective de notre arrivée, je décidai de me consacrer à notre implantation locale et renonçai, provisoirement, au poste de membre du Comité directeur que me proposa Michel.

Au niveau de la Gironde, j’étais le seul membre du secrétariat fédéral issu du PSU. J’y cumulais en fait trois responsabilités : le secteur des entreprises, (je devins tout de suite membre de la commission nationale et écrivis régulièrement dès lors dans "Combat socialiste"), le secteur femme que j’avais proposé de créer (il n’y avait aucune femme au secrétariat fédéral) et l’aménagement du territoire (j’avais au temps du PSU mené une campagne d’opinion avec Jacques Ellul sur l’aménagement de la côte aquitaine). Je m’imposais peu à peu dans le paysage politique local et des militants me proposèrent comme tête de liste dans plusieurs communes. Ayant choisi Eysines, j’y fus élu maire. Dans la foulée, je fus désigné par les militants pour être candidat aux législatives de 1978 dans le Médoc. Mitterrand fit alors savoir que cette circonscription était réservée aux radicaux de gauche. La perspective d’un député rocardien en Gironde ne lui convenait manifestement pas.  

Au congrès de Metz du PS en avril 1979, marqué par la déclaration de Michel Rocard annonçant qu’il ne serait pas candidat pour l’élection présidentielle si Mitterrand l’était, je fus élu membre du bureau exécutif du parti. Après l’élection présidentielle de 1981, Michel Rocard devenu ministre d’Etat, ministre du Plan et de l’aménagement du territoire, me prit dans son cabinet comme chargé de mission, ce qui me libérait de mon emploi d’ingénieur à EDF-GDF. Et au congrès de Valence, j’entrais au secrétariat national comme secrétaire adjoint aux relations extérieures, c’est-à-dire les relations avec les partis, les syndicats, les associations, etc. J’eus alors beaucoup de rencontres, tous azimuts, et Michel me recevait régulièrement pour que je lui fasse part des réactions des forces vives du pays.

Toujours maire d’Eysines, conseiller et bientôt vice-président de la communauté urbaine de Bordeaux, je fus élu en mars 1982 conseiller général du canton de Blanquefort, ce qui me donnait une ouverture sur le Médoc. J’étais aussi membre de droit du Bureau fédéral de la Gironde et siégeais à la commission interfédérale d’Aquitaine du PS. Michel de la Fournière devenant conseiller culturel, directeur de la coopération à Alger, je le remplaçais en septembre 1984 au poste de secrétaire national aux droits de l’Homme et aux libertés, ce qui me donnait une responsabilité particulière puisque je me trouvais ainsi le seul secrétaire national parmi les amis de Michel Rocard.

J’ouvris assez largement mon secrétariat sur l’international, encouragé par Michel Rocard, qui aimait parler avec moi de mes rencontres. C’est à partir de cette période, je crois, que je commençais à être reçu chez lui. Il faut dire que j’avais sympathisé avec son épouse Michèle. Ce qui était exceptionnel chez les rocardiens, la « Colonelle » n’étant pas particulièrement appréciée. Mais, je ne sais pourquoi, nous nous sommes toujours bien entendu et nous avons d’ailleurs continué à nous rencontrer après son divorce avec Michel.

Lors du remaniement ministériel du 22 mars 1983, Michel Rocard était passé du ministère du Plan à celui, beaucoup plus exposé, de l’agriculture. Je l’y avais suivi. Contrairement à mes craintes, il s’y plaisait beaucoup et s’en sortait bien au grand dam de ceux qui avaient espéré qu’il serait vite débordé par les virulentes revendications des campagnes.

J’étais là, bien sûr, le matin du 4 avril 1985. Radio et télévision ne parlaient que de l’annonce de sa démission. Nous étions tous un peu secoués par cette annonce dont nous n’avions pas été prévenus. Michel répéta les raisons qui avaient présidé à sa décision : la proportionnelle intégrale allait, disait-il, « ouvrir un boulevard à Le Pen ». Ce fut le cas. Michel n’était plus ministre, mais nous, ses amis, nous nous retrouvions régulièrement autour de lui pour faire le point et préparer l’avenir. Je continuais, de temps à autre, à le rencontrer en tête à tête. J’avais été nommé membre de la section des activités productives, de la recherche et de la technologie au Conseil économique et social et cela me donnait l’occasion d’aborder avec lui les questions scientifiques et techniques dont il était toujours friand.

Aux élections législatives de 1986, avec scrutin de liste, on me mit en quatrième position – Gilbert Mitterrand étant troisième - et il n’y eut que trois élus dans le département. Le Quotidien de Paris avait écrit : « Le cas de Pierre Brana est délicat dans la mesure où sa place en Gironde est en balance avec un certain Gilbert Mitterrand, fils du président de la République ». Et je revois Lionel Jospin, me dire, gêné, dans la cour de Solférino : « Je ne pouvais pas faire ça à Mitterrand ».

Pendant les deux années suivantes – j’étais entré au bureau du conseil régional d’Aquitaine – on prépara activement, tant dans les instances parisiennes qu’en province, l’élection présidentielle de 1988. Pour nombre d’entre nous, c’était le « moment Rocard ». Mais, contrairement à ce que beaucoup de nos amis pensaient, François Mitterrand se représenta et fut élu. Michel devenu premier ministre me prenait dans son cabinet. Mais dans ce scrutin redevenu uninominal, désigné par les militants, je fus candidat sur le Médoc et élu dans cette cinquième circonscription de la Gironde. Peu après, Michel me recevait pour me dire son regret de n’avoir pu me prendre comme ministre, mais Mitterrand avait toujours un regard très attentif sur la Gironde où son fils cadet était maire de Libourne, et député… Michel me proposa alors de conduire une mission de six mois, comme un premier ministre peut en charger un parlementaire. Cette mission sur la maitrise de l’énergie me passionna et ses conclusions eurent un certain retentissement tant en France qu’à l’étranger (j’allais les présenter aux Etats-Unis, au Canada, au Japon…) Le rapport fut d’ailleurs publié par la Documentation française en 1990.

A l’Assemblée nationale, nommé rapporteur du budget de la coopération, je voyageais beaucoup notamment en Afrique et vis moins Michel, lui-même très pris par ses fonctions de premier ministre. Mais Michèle m’invitait à Matignon, pour des concerts (elle connaissait mon amour de la musique), pour des repas, et même pour établir des plans de table ! Elle n’avait nullement besoin de moi mais c’était l’occasion de discussions et même de franches rigolades.

Le congédiement brutal de Michel Rocard par François Mitterrand le 15 mai 1991, me fit mal. Je le trouvais particulièrement injuste. Mais Michel restait le « candidat naturel » du parti socialiste pour la prochaine élection présidentielle comme cela apparut clairement au congrès de Bordeaux du 10 au 12 juillet 1992. Puis vint la Bérézina des élections législatives de 1993 où je perdis mon siège de député comme Michel et tant d’autres. Il fut alors décidé la démission collective de la direction nationale du parti et son remplacement par une direction provisoire que Michel Rocard présida. Ce qui m’inquiéta car il avait toujours une belle cote dans l’opinion publique. Il apparaissait jusqu’alors en dehors des manœuvres partisanes, des combinaisons politiciennes, et là, devenu chef d’un parti – et qui plus est d’un parti largement discrédité par les affaires - il allait changer d’image auprès des Français. Je pensais qu’il ne pouvait qu’y perdre.

États généraux du PS (sorte de défouloir pour les militants), préparation du Congrès du Bourget pour les 22, 23 et 24 octobre, le calendrier s’accélérait. J’eus alors une entrevue orageuse avec Michel Rocard. Je plaidai pour qu’il ne reste pas à la tête du parti, que je connaissais bien. Mes longues années au secrétariat national, le fait que systématiquement, pour les conventions et les congrès, je représentais le courant rocardien au bureau qui organisait les séances et répartissait les temps de parole et les ordres de passage, m’avaient bien fait connaître tous les dirigeants et permis de recueillir nombre de confidences. Je connaissais, peut-être mieux que quiconque, les sentiments des uns et des autres envers Michel et surtout le rejet absolu et définitif de François Mitterrand envers sa personne. Rester le premier secrétaire, poste particulièrement exposé, était donc dangereux et il valait mieux qu’il se consacre, puisqu’il était encore le « candidat naturel », à la préparation des élections présidentielles dans ce contexte difficile où le PS, déconsidéré par les affaires, était au plus bas dans l’opinion, comme la débâcle des législatives l’avait largement prouvé. Mon argumentation ne porta pas. Michel, qui a toujours, depuis sa jeunesse, été attaché au parti, était trop heureux d’être à sa tête.

On se quitta en froid. La suite hélas me donna raison. Michel Rocard, premier secrétaire du PS, se trouva tout naturellement désigné pour conduire la liste socialiste aux élections européennes où, de tout temps, le PS ne fait pas un bon score. Certes, comme le disent aujourd’hui certains de mes camarades, rien ne l’obligeait à être tête de liste. Mais ce n’est pas connaître le caractère de Michel que de penser ainsi. Son passé scout, son sens du devoir, tout l’engageait à prendre cette responsabilité. On connaît la suite. Une liste menée par Bernard Tapie, officiellement MRG, mais comprenant des socialistes, et surtout bénéficiant de la bienveillance visible de François Mitterrand, pour ne pas dire son soutien, vit le jour. « Une torpille Tapie lancée contre Rocard par Mitterrand » s’exclamèrent nombre de commentateurs.

Aux 14,5% des voix (12% pour la liste Tapie) – un résultat alors catastrophique – Michel Rocard perdait son statut de « candidat naturel ». Il en était fini de l’élection présidentielle, et d’une belle et forte aventure. Nous restâmes quelque temps sans nous revoir. J’avais été réélu à l’Assemblée nationale en 1997, il était député européen. C’est quelques années après que l’on se retrouva vraiment. J’allais le voir dans son bureau des Champs-Élysées (il était devenu ambassadeur des pôles) pour bavarder et lui remettre mes livres lors de leur parution. Nous intervînmes dans des colloques, notamment à Sciences Po. On prit l’habitude de déjeuner ensemble. Notre dernier repas fut au Fouquet’s avec Pierre Zémor. Notre rencontre suivante fut reportée. Mon beau-père se mourait, puis Michel passait des examens médicaux, on remit encore. Enfin on fixa une rencontre pour la deuxième quinzaine de juillet 2016. Mais le 2 juillet…

Pierre BRANA

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