Jules FOURNIER
Septembre 2023
Sparring partner de Michel Rocard
Jules Fournier, qui a collaboré à la rédaction d'un des derniers ouvrages de Michel Rocard, Suicide de l'Occident, suicide de l'humanité ?, nous raconte ici sa rencontre avec l'ancien Premier ministre
C’était en novembre 2010. Étudiant en deuxième année de Sciences Po, je lisais fiévreusement une vieille édition cornée du petit ouvrage fondateur de Michel Rocard, Le PSU et l’avenir socialiste de la France. Le soleil parisien de la fin d’après-midi perçait timidement à travers les fenêtres et dans mon esprit en pleine ébullition, les mots, les choses, les concepts s’alignaient, s’orchestraient : le parler vrai n’était visiblement pas toujours un parler simple mais c’était tant mieux : depuis l’époque révolue où il s’adressait à moi, ce que je décryptais de la pensée originelle et originale de Michel Rocard me séduisait. Et ça tombait plutôt bien : je m’apprêtais à le recevoir à Sciences Po pour animer une conférence qu’il viendrait donner sur les pôles.
Fébrile devant un monument d’histoire dont je commençais tout juste à défricher la pensée, l’action, je l’accueillais donc dès le lendemain en Péniche et montais avec lui vers l’amphi dans un ascenseur en fer forgé qui avait traversé bien des époques. Cette conférence ne fut qu’un point de départ : j’en repartais heureux et impressionné sans savoir ce qui m’attendait ; accessoirement, j’en repartais également avec une petite dédicace de son manifeste de 1969.
Deux ans et demi plus tard, j’envoyais à son secrétariat un courrier électronique sorti de nulle part, mais nulle part n’est jamais aussi loin qu’on le croit. Je l’avais certes rencontré mais je restais un brin frustré : au-delà de notre timide conversation à travers les étages, au-delà de cette scène partagée devant une bonne centaine de camarades étudiants, nous n’avions pas réellement échangé. Alors j’ai tenté ma chance, et à ma grande surprise il m’a reçu dans ses bureaux des Champs-Élysées, l’ancien Premier ministre et l’étudiant, un rendez-vous dense où les idées se succédaient plus vite encore que les clopes sans filtres dont le débit laissait pourtant peu de place au doute. J’écoutais bouche bée ses longues digressions qui retombaient toujours sur leurs pattes, parce que sa pensée ne restait jamais en suspens : il concluait invariablement, comme pour permettre à de nouvelles idées de germer à la suite des précédentes.
Vous commencez un stage chez Goldman Sachs ?, m’avait-il dit à l’époque… C’est formidable : il faut absolument que vous reveniez me voir quand vous l’aurez terminé pour me raconter – il voulait tout savoir, tout comprendre. Lui aussi, m’avait-il expliqué, il était allé à sa sortie de l’ENA non pas au Conseil d’État, où son positionnement politique aurait commandé qu’il atterrisse, mais, sur la suggestion appuyée d’Alain Savary, à l’Inspection des Finances : il fallait comprendre en profondeur les ressorts économiques, financiers, ne pas laisser cet univers à la droite qui en le maîtrisant pouvait garder bien tranquillement les mains sur le gouvernail de notre société.
Un premier rendez-vous donc, puis un deuxième quelques mois plus tard pour lui raconter cette expérience où j’ai pu glisser mon pied à travers la porte en lui proposant de l’aider d’une façon ou d’une autre. Son esprit s’est arrêté un instant, une réflexion qui allait ouvrir la voie à tant d’autres : Vous avez déjà écrit, un mémoire peut-être ? Non, pas vraiment à vrai dire mais ce n’était pas bien grave, la confiance se joue si bien des convenances. Les rencontres se sont rapprochées, accélérées, c’était parti, nous allions travailler ensemble, avancer progressivement dans le plan d’un livre qu’il avait esquissé, écrire et se relire l’un l’autre, créer des espaces de bouillonnement intellectuel dans le confort de son bureau débordant de livres, sommes de savoir, écarter les volutes de fumée pour coucher sur mon petit iPad des pensées, des idées, des références qu’on irait, chacun de notre côté, creuser avec appétit pour en discuter à nouveau la fois suivante. Pour le chapitre sur l’effondrement, au-delà bien sûr de Jared Diamond, allez lire Toynbee que j’avais lu dans les années 50… et trouvez aussi si vous y parvenez ce livre injustement méconnu de Pierre Thuillier qui s’appelle La grande implosion.
Progressivement, Suicide de l’Occident, suicide de l’humanité ? prenait forme derrière l’avertissement initial : en aucun cas une œuvre scientifique, sociologique, ni économique, ni financière, ni politique, dans l'hypothèse où une telle science existerait, énonçait-il dès l’introduction, déjà ébauchée avant que je n’entre dans la danse. Il poursuivait ainsi : L'originalité du propos, voire son éventuelle utilité, tient à la juxtaposition et à la confrontation de tous ces dangers, et à l'essai de recherche de solutions les traitant sinon tous en même temps, du moins en fonction les uns des autres. Bien loin en effet d'être une œuvre absolument rigoureuse, ce livre voudrait être un instrument de combat, une arme.
Au fil des mois, une proximité réelle, sincère s’est installée. Nous avancions chapitre après chapitre, écrivant chacun dans notre coin sur tel sujet ou tel sujet et se faisant relire l’un l’autre – il me demandait de bien vouloir le contredire, le challenger, pour reprendre un vocable qu’il n’aurait certainement pas apprécié, propositions d’autant plus ambiguës que j’étais à la fois tout à fait admiratif de l’homme que j’avais en face de moi mais également tout à fait aligné d’un point de vue des idées. Je n’avais jamais besoin de me demander ce qu’il aurait pu dire ou penser, il me suffisait d’écrire ce que je pensais vrai, ce que je pensais bon et nos positions se retrouvaient alignées. Après tout, il avait singulièrement contribué à me former, à m’appareiller politiquement et intellectuellement.
Finalement, cet instrument de combat que nous imaginions composé dans sa première moitié de réflexions sur les problèmes fondamentaux de notre temps, en prenant résolument la perspective du temps long – pas en années, en décennies ; en siècles ! – et qui ouvrirait sur une deuxième moitié faite de pistes visant à proposer une voie alternative se retrouva singulièrement déséquilibré : était-ce le pessimisme qui avait, comme le titre le laissait présager, fini par gagner l’ancien Premier ministre ? En tout cas, les solutions ne pesaient pas grand-chose à côté des constats et seul le chapitre conclusif s’attelait à esquisser des solutions. Pis, des soucis de santé apparus au début de l’année 2015 l’ont empêché d’en faire la promotion, essentielle évidemment pas pour des raisons commerciales ou marketing mais pour promouvoir la vision qui avaient infusé ce travail et qu’un sentiment d’urgence, conjugué à sa volonté éternelle de changer le cours des choses, avaient commandé. En inlassable explorateur du monde des idées, Michel Rocard ne pouvait s’en satisfaire ; il avait déjà soif de nouvelles aventures intellectuelles.
Mon cher Jules, m’avait-il écrit au début de l’été suivant. Notre produit commun, Suicide de l’Occident, suicide de l’humanité ?, ne touchait aux intentions réformatrices que dans leur rapport avec le traitement des multiples menaces qui nous assaillent. C’était un livre a-idéologique, et si le mot de capitalisme y apparaît souvent, celui de socialisme, si mes souvenirs sont exacts, n’y apparaît à peu près pas. Comme la France elle-même, notre nation, n’y tient pas davantage de place qu’elle n’en a dans le pilotage global du capitalisme mondial, et comme en outre l’apparition de mon lymphome fin janvier m’a fait renoncer à toute prestation médiatique au moment du lancement, nous n’aurons guère eu de place dans le débat public en France ces mois derniers. Il n’y a pas de surprise.
J’allais rapidement le trouver dans son bureau pour qu’il m’expose les prémices du nouveau livre sur lequel il me proposait que nous travaillions ensemble – une réflexion sur le rôle de la gauche, cette gauche qu’il a tant aimée mais qui l’a tant déçu. Vous allez voir, je commence par un long éloge du général de Gaulle… ça va surprendre un bon nombre de nos amis, ça !, m’annonçait-t-il un sourire aux lèvres et des étoiles dans les yeux, enfant malicieux fier de son dernier coup.
Il m’a tendu quelques pages dactylographiées par son assistante – j’en voyais encore le manuscrit original sur son bureau, ce trapèze d’encre et d’idées que constituait une page d’écriture de Michel Rocard, graphie impénétrable qu’Emmanuel Macron a déjà joliment diagnostiquée comme caractéristique de cette pensée en liberté qui se jouait des normes et des convenances[1]. Il n’y a plus de projet de société dans le débat politique, écrivait-il en préambule. Optimiste de constitution psychique, de raison et de devoir, je vois là la pire des sources de la crainte dont je n’arrive pas à me débarrasser pour l’avenir de notre société.
S’ensuivait une digression de plusieurs pages, caractéristique de son savoir encyclopédique et de son bouillonnement intellectuel, qui analysait les causes historiques, sociologiques et culturelles profondes de ce déclassement. Le ton était donné. La vie en a décidé autrement.
Alors que sa force de travail au moment de s’atteler à ce deuxième ouvrage avait faibli, les rendez-vous de travail ont commencé à devenir des moments d’échange plus longs, plus profonds, plus sincères aussi. Salut mon vieux ! me lançait-il, voix fatiguée œil pétillant, avant de plonger dans un sujet… plus ou moins directement lié à notre travail commun. Il faut dire que le faire parler de tout, de rien, l’entendre analyser un sujet historique, politique, social, lui demander de m’expliquer plus en détail tel ou tel épisode lié à son parcours politique, c’est-à-dire bien souvent à la vie politique et sociale française voire internationale de la deuxième moitié du siècle, c’était à la fois un plaisir véritable et une chance unique – à tel point que, porté par l’euphorie du moment que j’avais la chance de vivre, je me suis laissé aller à plusieurs reprises à lui demander une Gitane pour le simple plaisir de partager une clope avec Michel Rocard dans son bureau… mais les Gitanes sans filtre se méritent et je n’y ai vraiment pris aucun autre plaisir que celui de l’instant, qui les vaut tous.
J’avais proposé pour célébrer la sortie de notre premier livre de l’inviter dans un restaurant huppé de la Capitale qui se trouvait au bout de la rue de son nouveau bureau – je n’avais aucune idée de comment j’allais pouvoir financer ça – mais il refusa assez nettement : il était hors de question qu’il laisse un étudiant l’inviter là ; à la limite chez Barbara, et encore ! Alors, plusieurs fois, nous sommes allés dans ce petit bistro du coin de la rue pour prolonger nos discussions autour d’un déjeuner qui s’étirait dans le temps, un verre de blanc qui couvre cinquante ans d’histoire, les regards qui se tournent et les oreilles qui se tendent, une acuité intellectuelle qu’aucune ride n’a pu altérer.
J’étais un rocardien fier de l’être, un étudiant chanceux de partager des moments privilégiés avec sa référence politique, intellectuelle et morale, un réceptacle d’idées, d’histoire(s) et, modestement aussi, un sparring partner qui pouvait, dans la mesure de ses capacités bien sûr, contribué à infuser des concepts et des enjeux nouveaux dans la pensée toujours en mouvement de l’ancien Premier ministre. C’était mon rôle, celui du moins qu’il m’avait assigné, et je le prenais à cœur.
Ce fut le cas par exemple sur la légalisation du cannabis, que j’avais défendue dans un chapitre du livre que je lui avais remis. Il l’avait lu et la semaine suivante m’avait simplement dit : très bien, alors je m’étais permis de m’interroger : l’avait-il vraiment lu ? Il m’avait confirmé que oui, qu’il avait tout lu et que ça lui allait. Dans un sourire, il m’avait simplement affirmé : vous m’avez convaincu.
C’est ce sourire, cette énergie grisante, cette ouverture et cette profondeur d’esprit, cette culture et cet art des concepts, des idées, cette infatigable énergie réformatrice, ce regard critique, ambitieux sur le monde que je veux continuer de porter – c’est chose d’autant plus facile qu’elle est singulièrement ancrée en moi – et de diffuser – tâche toujours plus délicate qu’elle demande un entretien constant, vigilant.
Pour son dernier anniversaire, en août 2015, je lui avais offert le DVD d’un film d’Henri Verneuil de 1961, un film dont l’histoire, les dialogues et les acteurs formidables, au premier rang desquels Jean Gabin, m’avaient singulièrement marqué quelques années plus tôt. J’étais en veine : il parait qu’il ne l’avait jamais vu, alors il m’a dit qu’il le regarderait et qu’on en reparlerait. Je ne sais pas s’il l’a regardé, finalement. On m’a dit a posteriori qu’il trônait en tout cas sur sa table de nuit. Le film s’appelait Le Président.
Jules FOURNIER
[1] Emmanuel Macron, L’Engagé, Rocard par Rocard, Le Un n°114, 6 juillet 2016