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Fondation Jean Jaurès

Scarlett WILSON-COURVOISIER

Décembre 2020

Mes années Rocard ! Encore aujourd’hui, elles demeurent le socle sur lequel je m’appuie pour tenter de comprendre ce « Mad Max World » dans lequel nous sommes tous projetés et « ballotés ». En même temps, si le « monde d’avant » se révélait déjà incertain, il y avait tout de même l’espérance de construire un autre monde plus juste et généreux. Les idées, réflexions, arguments circulaient librement et se confrontaient au travers de nombreux débats politiques et sociétaux.

En débarquant à 29 ans, début 1976, au QG de Michel Rocard, 220, boulevard Raspail, je ne mesurais pas encore toute ma chance. J’y ai découvert et appris le monde politique, syndical, journalistique, les liens inconnus ou invisibles entre personnes de divers horizons, la force du militantisme, le travail en équipe, le côté magique et ô combien efficace des réseaux et du réseautage, bref un apprentissage permanent, stimulant et exigeant. Deux ans auparavant, Michel Rocard avait quitté le PSU pour adhérer au PS. Il était Secrétaire national au service public au PS et, en 1977, il serait élu maire de Conflans-Sainte-Honorine, puis en 1978, député de la 3ème circonscription des Yvelines. C’est précisément dans les Yvelines en 1969 à un meeting pour les futures présidentielles que j’ai vu et entendu pour la première fois Michel Rocard. L’homme me parut singulier et si différent de tous les autres politiciens ! J’ignorais alors que j’allais travailler à ses côtés pendant des années !

D’humeur toujours égale, l’œil facétieux le plus souvent, le chef arrivait le matin avec un grand cartable en cuir noir bourré jusqu’à la gueule de notes, documents, articles divers et la journée commençait par une longue liste d’appels téléphoniques qu’il me livrait dans le désordre (à moi de saisir le puzzle et de les mettre en bon ordre d’appel), à moi d’organiser ensuite son emploi du temps ; ce n’était jamais une mince affaire surtout lorsqu’il s’agissait de décourager une demande inopportune. Rocard me soufflait alors que c’était l’anniversaire de sa mère. En riant, je lui faisais remarquer qu’on finirait par s’en apercevoir… après l’utilisation de ce même prétexte une bonne dizaine de fois dans les mois qui avaient précédé.

Il ne sortait de son bureau que pour accueillir ses très nombreux visiteurs, aller s’acheter des clopes, ou participer aux réunions hebdomadaires avec la quinzaine de très proches collaborateurs, tous remarquables, qui l’alimentaient en permanence de notes d’idées et d’analyses. C’était joyeux et dense. En temps normal, les « 35 heures » se faisaient sur 2 jours et demi. Par temps de convention nationale, de congrès du PS, c’était sans fin car la préparation des interventions et discours faisait toujours l’objet de longues discussions autour de la table. Les journalistes les plus en vue commençaient à s’intéresser sérieusement à l’homme politique qui « montait » dans les sondages d’opinion. D’éminentes « personnalités politiques » rejoignaient de plus en plus l’équipe permanente. L’intérêt du public grandissait lui aussi au fil des mois. Le rocardisme prospérant et Michel Rocard devenant de plus en plus « présidentiable », il fallut des locaux plus adaptés à la nouvelle situation. C’est ainsi que nous emménageâmes au 98, rue de l’Université à deux pas du PS, ayant lui aussi déménagé de la Place du Palais Bourbon à la rue de Solférino. Depuis les Congrès de Nantes en 1977 où il prononça son discours sur les deux cultures politiques (mon premier Congrès du PS) et celui de Metz au cours duquel il intervint sur la crise de la pensée socialiste (1979), je découvris les grand-messes, la liturgie, les beaux discours des rassemblements militants mais aussi les trésors de bêtise, de mesquinerie et de haine développés par bon nombre des camarades du Parti à son égard.

Ce qui m’impressionna le plus chez Michel Rocard : une hauteur de vue et une qualité de pensée que je n’avais jamais eu la chance d’approcher auparavant. En outre, il pensait à la vitesse de l’éclair et il embrassait toute question, toute problématique dans sa complexité entière ; il fallait, à mon poste, agir et réagir en conséquence. «Faire tourner la boutique », «trimer côté cuisine pour notre travail en commun » comme il est écrit dans la dédicace de son « Parler vrai » paru en 1979 ne suffisaient pas : il fallait simultanément «protéger, flairer, sentir, piger, …» instantanément et en permanence toute situation, tout élément de contexte, toute attitude et tout timbre de voix changeant….

Il y avait aussi la coordination des secrétariats en Mairie de Conflans (Jacqueline Dussautoir) et à l’Assemblée nationale (Andrée Vauban) à assurer ; il y avait les réseaux en régions à « alimenter » en argumentaires et informations actualisées, les consignes à faire passer, les réactions et messages à recevoir et transmettre à Rocard, les réunions (avec restauration) sur place à organiser, les meetings à monter (Michel était l’orateur du PS le plus apprécié donc le plus demandé par les fédérations régionales).

C’est ainsi que je me souviens de son déplacement en Aveyron sur le plateau du Larzac fin des années 70 où je l’accompagnais dans un petit avion terriblement bruyant pour aller soutenir les militants dans le cadre de la lutte des travailleurs paysans contre l’extension du camp militaire. Arrivés dans une grande salle froide, genre hangar, l’accueil fut d’abord réservé et attentiste puis au fur et à mesure que Michel Rocard expliquait, développait ses arguments, les gens devinrent de plus en plus intéressés puis enthousiastes ; ce fut un beau meeting. Comme toujours, il s’adressait à l’intelligence et au cœur des personnes pour les convaincre. Nous repartîmes le soir vers Paris, un panier d’osier plein de victuailles et de bon vin préparé par des camarades. Il était heureux comme dans la plupart des déplacements que j’ai eu l’occasion de faire avec lui. L’équipe du « shadow cabinet » proprement dite était restreinte : 3 puis 5 permanents. En ces temps paléolithiques, les ordinateurs, les IPhones, etc…n’existaient pas, et, « sans être connectés », on communiquait très bien et très vite entre collaborateurs énergisés par la confiance que Rocard nous manifestait, le travail collectif à l’œuvre et les mêmes objectifs à atteindre. C’était une période passionnante, délicate, cruciale en vue des prochaines élections présidentielles et de la nomination du candidat du PS.

A côté des missions ordinaires, il y avait les missions spéciales et les missions impossibles. J’étais souvent « réquisitionnée » pour ces dernières. Ainsi pour la création des Clubs Convaincre en 1985. Rocard recevait de plus en plus de courriers émanant de citoyen-nes hors PS qui lui manifestaient leur sympathie, leur adhésion pour ses idées et sa manière de faire de la politique. Il fallait les rassembler dans l’hypothèse d’une candidature. Rocard venait d’annoncer la création de ces Clubs un peu vite et il fallait d’urgence leur donner une vie concrète. On me demanda d’agir. Je fis des statuts types pour les futurs clubs à créer partout en France puis relisant plusieurs centaines de lettres de soutien, j’en déduisais les thèmes principaux qui pourraient constituer les axes de travail et de réflexion de ces clubs. Sur Paris, j’expérimentai la création du Club Convaincre, créai des groupes de réflexions et en fut présidente les trois premières années… Bientôt mes camarades Bernard Poignant et Gérard Lindeperg se retrouvèrent au QG responsables de l’animation du réseau. Stéphane Hessel fit partie des personnalités qui présidaient à leur développement.

Ainsi, Claude Évin, shadow directeur de Cabinet, me demanda d’organiser pour un début janvier un diner de plus de 1000 personnes afin de réunir les partisans et soutiens de Rocard. Il me téléphona à la mi-décembre ! Une équipe fut montée en un clin d’œil avec des moyens dérisoires mais il y eut 1100 personnes. La « mobilisation » avait été réussie.

Durant la période PSU, Françoise Reboul me précéda à ce poste. En 1981, ce fut Catherine Le Galiot qui m’y succéda. Lorsque Michel Rocard fut nommé ministre d’État, ministre du Plan et de l’Aménagement du territoire lors de l’accession de la gauche au pouvoir, je fus chargée auprès de François Soulage, en tant que conseillère technique, de préparer la politique de développement de l’économie sociale et la création de la délégation interministérielle à l’économie sociale (décembre 1981). Domaine complexe par définition, thématique de la deuxième gauche après l’autogestion, l’ESS fut pour moi de 1981 à 2008 le champ d’expérimentation et d’application des idées rocardiennes en la matière.

Scarlett WILSON-COURVOISIER

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