Sylvie FRANCOIS
Mars 2023
Lorsque je suis entrée au Parti Socialiste en 1977, je voulais militer, participer aux débats internes. Je me méfiais des courants que je voyais comme des organisateurs de batailles internes contre-productives. Comme tant d’autres, j’aspirais au changement social et le PS, par son histoire et par l’ensemble de ses responsables, me paraissait le seul capable de le faire advenir.
Quand la gauche arrive au pouvoir en mai 1981, je n’étais donc pas encore rocardienne.
Très vite, j’ai la chance de participer à l’action gouvernementale en rejoignant le cabinet de Georgina Dufoix puis celui de Pierre Bérégovoy au ministère des affaires sociales, et en devenant ensuite la directrice de cabinet de Roland Carraz au ministère de l’enseignement technique et professionnel.
Dans ces postes, j’ai pu faire aboutir de nombreuses réformes. Mais j’ai pu aussi observer de près comment fonctionnaient François Mitterrand et ses ministres. Et j’ai vu que le cynisme tactique pouvait conduire à la proportionnelle, alors que tous ceux qui l’ont voulue savaient qu’elle ouvrait la porte au Front national.
Et j’ai compris ce qui faisait de Michel Rocard un homme politique d’exception et un grand homme d’État : ses convictions forgées dans l’action et la réflexion, toujours enrichies par des dialogues passionnés avec tous ceux qu’il rencontrait, sa volonté de comprendre la complexité du monde pour mieux résoudre les problèmes et sa capacité à construire une gauche du réel, ambitieuse, éthique et efficace.
Je m’engage alors dans la réflexion et l’action au sein du courant rocardien. Je participe à des réunions organisées par Michel Rocard et son équipe rapprochée. Je me souviens de discussions ardentes sur l’éducation et la lutte contre les inégalités de formation. Le projet de crédit formation en découlera. Je le porterai quelques années plus tard comme secrétaire nationale à l’éducation et à la recherche du Parti socialiste. Il sera mis en œuvre par François Hollande lorsqu’il devient Président. Malheureusement il en oubliera le volet justice sociale. Et son successeur ne pensera évidemment pas à corriger cet oubli… Il ne suffit pas d’invoquer Michel Rocard pour lui ressembler.
Après les élections législatives de 1988, Robert Chapuis devient ministre de l’enseignement technique et professionnel et me propose la direction de son cabinet. Nous pourrons ensemble poursuivre et amplifier la promotion de l’enseignement professionnel initiée par la création du baccalauréat professionnel en 1985. Tout en négociant la revalorisation des salaires des enseignants du technique et la transformation des conditions d’exercice de leur métier. L’accord signé avec le SNETAA sera le premier accord de revalorisation et... le seul de ce type.
Jean Paul Huchon me demande alors de rejoindre Matignon pour suivre le dossier du renouveau du service public. J’avais, avant 1981, participé à un cercle de réflexion sur le sujet (l’association Services Publics) et ses enjeux étaient passionnants. Et puis le projet de Michel Rocard était novateur et ambitieux. Il voulait que l’État et les services publics soient capables d’assurer avec équité et efficacité leurs missions de garants des valeurs républicaines, de défenseurs de l’intérêt général et de promoteurs du progrès économique et social. Il jugeait que ce n’était pas le cas. Et d’abord parce que les fonctionnaires avaient été trop souvent négligés, voire oubliés ou injustement critiqués. Il pensait que, pour réussir, il fallait d’abord les convaincre que les services publics pouvaient être efficaces et reconnus comme tels, et qu’ils pouvaient être acteurs à part entière des évolutions à mettre en œuvre. Il voulait restaurer la dignité des serviteurs de l’État et des collectivités publiques, créer les conditions juridiques et matérielles d’une prise de responsabilité effective par le plus grand nombre d’entre eux, en matière de décision comme d’exécution.
Le chantier était vaste : rénovation des relations du travail, développement des responsabilités, refonte de la gestion du personnel, transformation des règles financières et comptables des administrations, redéfinition concertée des missions et des conditions d’exécution des services publics, évaluation des politiques publiques. D’aucuns auraient jugé que c’était mission impossible. Pas Michel Rocard. En trois ans il a engagé une rénovation complète du fonctionnement de l’État. Les projets de service et les centres de responsabilité s’étaient multipliés. Des règles financières et comptables qui bloquaient toute modernisation avaient été profondément transformées. Des accords novateurs avaient été signés avec les organisations syndicales de fonctionnaires (refonte complète de la grille de la fonction publique, formation continue des fonctionnaires …). L’évaluation des politiques publiques avait été lancée avec notamment la création du Conseil scientifique de l’évaluation des politiques publiques. Le "retour collectif de modernisation" s’ était mis en place : un service qui avait réussi, par une réorganisation ou un changement de méthodes de travail, à améliorer le service rendu aux usagers tout en réduisant ses coûts pouvait profiter d’une partie du gain net ainsi réalisé et l’utiliser soit pour une rétribution complémentaire des fonctionnaires du service, soit pour l’amélioration des conditions de travail ou même des emplois supplémentaires pour des tâches nouvelles Le tout dans le cadre d’une négociation avec les organisations syndicales et d’une discussion avec les agents concernés. En évoquant le "retour collectif de modernisation", je ne peux m’empêcher de sourire car ce nom est devenu un exemple du « parler complexe » de Michel Rocard alors qu’il avait seulement repris cette appellation que je lui avais proposée. Comme quoi j’étais devenue complètement rocardienne...
Je garderai aussi de ces années à Matignon le souvenir d’un homme d’Etat qui savait faire travailler ses ministres, même ceux qui auraient souhaité ne dépendre que de François Mitterrand. Pour faire avancer le renouveau du service public, nous avions eu l’idée d’un séminaire gouvernemental où les ministres devaient venir seuls, sans aucun membre de leur cabinet. Cela les obligeait à connaître et à présenter eux-mêmes leurs dossiers. J’y participais avec Jean Paul Huchon et j’ai pu observer l’ habileté et l’ autorité dont Michel Rocard savait faire preuve. Lorsque Michel Rocard quitte Matignon, son bilan est imposant. Et les Français l’ont reconnu. Leur opinion sur les services publics s’était retournée. Elle était devenue largement positive. Et l’opinion des fonctionnaires comme leur moral avaient évolué dans le même sens. Cela ne s’est plus jamais produit par la suite.
Michel Rocard était un homme politique qui savait mobiliser la pensée, la parole et l’action. La plupart de ceux qui se sont succédé ensuite à Matignon ou à l’ Elysée n’ont eu ni l’ ambition ni les capacités de faire tout cela à la fois. Certains se sont contentés de la parole dont les Français sentent bien la vacuité faute de s’appuyer sur un projet et des convictions profondes. D’autres ont tenté d’ajouter l’action à la parole mais leurs projets sont restés inaboutis et inefficaces car ils ne reposaient pas sur une réflexion politique structurée, née d’un dialogue permanent avec tous les acteurs sociaux et d’une confrontation constante entre l’idéal et le réel. Michel Rocard nous manque.
Sylvie FRANÇOIS