Jean-Pierre SUEUR
Janvier 2021
L’une de mes premières rencontres avec Michel Rocard a eu lieu en 1968. Nous étions venus, sans préalable, en qualité de représentants de la section PSU des Écoles normales supérieures (ENS) au siège du parti, rue Mademoiselle à Paris, où après avoir franchi l’obstacle impressionnant que constituait à lui seul le gardien des lieux, Marc Heurgon, Michel nous avait reçus et écoutés avec une grande patience. Ce fut le début d’une longue histoire.
Ayant passé ma jeunesse à Roubaix, je ne me sentais aucun « atome crochu » avec les partis gauchistes qui, au sein des ENS, tenaient le haut du pavé. Au PSU, nous paraissions presque « droitiers », lourdement « réformistes ». Je n’imaginais pas rejoindre un parti socialiste encore marqué par les épisodes des dernières années de la SFIO. J’étais séduit par les choix de Rocard et du PSU pour la décentralisation (« Décoloniser la province ») et, plus encore, par une vision réaliste de l’économie dans un processus qui conduirait à une société plus juste.
Ce dernier point, surtout, nous fit longtemps, y compris au PS, traiter en parias. Le mot même de marché était tabou. Et lors du débat sur les nationalisations, je me souviendrai toujours des propos de Michel Rocard exposant que nationaliser « à 51 % » était largement suffisant pour exercer le pouvoir – et qu’il n’y avait aucun sens à nationaliser la filiale d’un grand groupe qui produisait des cafetières. « L’État doit-il produire des cafetières ? » avait-il demandé !
J’étais arrivé en 1973 à Orléans où le PSU était bien implanté grâce à Michel de La Fournière, Marcel Reggui, Augustin Cornu, Rémi Blondel, qui m’ont profondément marqué, et tant d’autres… Cela nous valut d’accueillir le congrès du PSU qui choisit d’adhérer à la nouvelle formation politique qui serait issue des « Assises du socialisme ». Ce congrès fut dur, difficile. Ayant alors été chargé des tâches matérielles, je me souviens que le congrès décida de supprimer le déjeuner… dans la grande tension qui dominait… ce que je n’ai plus revu depuis.
…La suite, ce fut beaucoup de militantisme et nombre de batailles électorales, qui me conduisirent à être élu député dans la vague de 1981, puis maire d’Orléans. François Mitterrand m’avait dit que je n’y parviendrais pas, la ville étant trop à droite. Y étant parvenu, il m’annonça que l’ayant « bluffé », il me nommerait au sein du gouvernement. C‘est ainsi que le rocardien que j’étais et que je suis toujours, entra dans le gouvernement d’Édith Cresson, puis dans celui de Pierre Bérégovoy, en qualité de secrétaire d’État aux collectivités locales.
Là, avec une équipe remarquable, nous avons beaucoup travaillé, faisant voter cinq textes majeurs, dont la loi préparée par Pierre Joxe, revue et corrigée, qui a créé les communautés de communes et a mis en œuvre le mouvement qui s’est traduit par la généralisation de « l’intercommunalité de projet », la première loi sur les conditions d’exercice des mandats locaux, une autre loi mettant fin au désuet monopole des pompes funèbres… D’autres encore.
Tout cela s’inscrivait dans le droit fil de la décentralisation. J’étais, en outre, séduit par les conceptions de Michel Rocard sur la « contractualisation ». Les contrats de plan, par lui inventés, durent toujours. C’est finalement la seule conception de la planification qui fonctionne vraiment dans notre pays : l’engagement contractuel, sur des chiffres et des projets, année après année, entre des partenaires – État, région, collectivités locales – qui savent que tout manquement serait dénoncé par les autres partenaires, a fait la preuve de son efficacité.
Michel Rocard est venu d’innombrables fois dans le Loiret – depuis les séminaires de rentrée du PSU organisés à La Source par Michel de La Fournière jusqu’à pratiquement toutes les campagnes électorales. Après deux mandats à la mairie d’Orléans, j’ai été élu à trois reprises sénateur du Loiret, et même une fois au premier tour, lors du scrutin uninominal de 2011. Bien que ce ne fut pas – tant s’en faut ! – l’opinion majoritaire des élus des petites, moyennes et plus grandes communes qui ont voté pour moi, j’ai toujours annoncé que j’étais candidat socialiste, et toujours dit à mes interlocuteurs que j’étais un socialiste rocardien… Ce fut loin d’être neutre. Clairement socialiste – et loin du confusionnisme à la mode – Michel Rocard avait largement contribué à donner au socialisme une vision réformatrice, moderne et ouverte… et nous sommes très nombreux, aujourd’hui encore, à lui devoir beaucoup !
Jean-Pierre SUEUR
Questeur du Sénat, Sénateur du Loiret