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Fondation Jean Jaurès

François CUILLANDRE

Mars 2024

Je dois beaucoup à Michel Rocard. Mon intérêt pour la politique, au sens noble du terme – la vie de la cité – certainement. Mon élection de député en 1997, sans doute…

Sur le premier point, j'ai un vieux souvenir d'enfance. J'avais 14 ans et, après mai 1968, l'élection présidentielle de 1969, suite à la démission du Général de Gaulle, m'intéressait. Je me rappelle, même si le souvenir est lointain, des émissions de télévision où les candidats avaient la parole dans le cadre de la campagne officielle. Mes parents n'avaient pas la télévision, mais je me faisais un devoir d'aller la voir chez ma grand-mère. En noir et blanc bien entendu ! J'ai le souvenir d'un Michel Rocard brillant, dont la parole avait du mal à suivre la pensée ! Déjà… Le résultat n'a pas été à la hauteur de mes espérances : 3,6 % ! Mais pour moi, la graine était semée. J'ai suivi son parcours avec beaucoup d'intérêt, même si je n'ai jamais été adhérent du PSU. La révélation a été les Assises du socialisme en 1974 et son adhésion au PS. Pour moi, le choix était clair et évident : l'avenir de la gauche passait par cette voie !

Pour des raisons diverses, y compris géographiques, je n'ai adhéré au PS qu'en 1977 à Brest. Puis la vie professionnelle m'amena en région parisienne. J'habitais à La Celle-Saint Cloud, dans les Yvelines. Adhérent de la section – j'ai même un temps occupé le poste de secrétaire de section – j'ai eu le grand plaisir de rencontrer à plusieurs reprises les premiers secrétaires fédéraux de l'époque, Daniel Frachon puis Jacques Bellanger. De grands messieurs et rocardiens historiques !

De retour à Brest en 1985, j'ai rapidement pris des responsabilités au sein de la très rocardienne fédération du Finistère : Louis Le Pensec, Bernard Poignant ou la morlaisienne Marie Jacq y jouaient un rôle majeur ! Premier secrétaire de la fédération entre 1990 – après le désastreux congrès de Rennes – jusqu'en 2000 (dans mon secrétariat fédéral, j'avais Jean-Jacques Urvoas et Marylise Le Branchu, eux aussi rocardiens…), j'ai eu l'occasion de recevoir Michel Rocard à de nombreuses reprises : pour l'inauguration du nouveau siège de la fédération à Quimper en 1992 comme lors des campagnes électorales. L'une me restera tristement en mémoire. Tête de liste pour les élections européennes de juin 1994, – il était aussi premier secrétaire national du parti – Michel Rocard était venu animer une réunion à Brest quelques jours avant le scrutin. En bon marin, il sentait venir les vents mauvais… et les coups tordus venant de la liste radicale de gauche menée par Bernard Tapie, et soutenue plus ou moins discrètement par l'Elysée… Et il avait raison ! Le 16 juin, les résultats tombent : la liste menée par Michel Rocard ne fait que 14,49 % des suffrages exprimés (un résultat qui serait en 2024 salué comme une grande victoire !), et celle menée par Bernard Tapie un peu plus de 12 %. Cinq ans auparavant, la liste socialiste menée par Laurent Fabius avait réalisée 23,61 % ! Et ce qui devait arriver arriva : quelques jours plus tard, mis en minorité lors d'un conseil national mémorable, Michel Rocard est contraint de démissionner de son poste de premier secrétaire du PS… et sans doute de renoncer à ses ambitions présidentielles. La boucle était bouclée !

Henri Emmanuelli lui succède à la barre du PS. J'ai souvenir d'une réunion des premiers secrétaires fédéraux peu de temps après. Il nous fait une belle intervention sur le thème de "la barre à gauche". Je prends la parole en lui disant : "Mais Henri, les marins savent que quand tu mets la barre à gauche, le bateau part à droite !". Il me reprend en disant : "non, si tu la maintiens à gauche, le bateau va à gauche !" Et moi : "non, le bateau tourne en rond !". La vie politique permet quelques petits amusements…

Après les élections présidentielles de 1995, Lionel Jospin avait repris la direction du PS. De manière tout à fait improbable, Jacques Chirac, Président de la République, décide de dissoudre l'Assemblée Nationale, un an avant la date normale. En 1993, j'avais été candidat dans la 3ème circonscription du Finistère et réalisé dans cette circonscription une des plus à droite de France (la "terre des prêtres") un score honorable (un peu plus de 43 %) dans un scénario de débâcle catastrophique. Dans le Finistère, seul Louis Le Pensec avait réussi à conserver son siège. De toute justesse à un peu plus de 50 % des voix.

Je m'y représente. La campagne va être courte puisque le premier tour est prévu le 25 mai alors que la dissolution a été décidée le 21 avril. Campagne éclair. Le député sortant ne se représentant pas, la droite, sûre de sa victoire, part divisée. J'arrive en tête au premier tour (27;52 %) mais le total des voix de droite me place largement derrière. Une élection ne tient souvent qu'à un fil et un résultat difficile à décrypter. Au soir du premier tour, nous avions fait une analyse rapide : la victoire ou la défaite se jouerait dans la commune de Saint-Renan, commune votant à droite. Son maire avait été candidat au premier tour en y réalisant un bon résultat. Mais il était éliminé. Michel Rocard m'avait promis d'être à Brest pour une réunion publique le mercredi 28 mai. Que faire durant la journée ? Eh bien sillonner les rues de Saint-Renan, serrer les mains, distribuer des tracts… et faire quelques haltes dans des établissements ouverts au public ! et j'ai découvert un ancien Premier Ministre qui savait aussi, contrairement aux rumeurs, faire campagne électorale !

Au soir du deuxième tour, je suis à l'Hôtel de ville de Brest à attendre les résultats. Nous sommes dans un mouchoir de poche avec le candidat de droite. Reste un résultat qui tarde : celui de Saint-Renan, qui avait voté au premier tour à plus de 60 % pour la droite. Je reçois un appel téléphonique du Préfet qui me dit : "Félicitations Monsieur le député !". Je n'en crois pas mes oreilles, mais enfin le résultat de Saint-Renan tombe : la droite y fait un peu moins de 52 % et je suis élu député avec 50,31 % des voix, soit 360 voix de plus que le candidat de droite. 360 voix quand, à Saint-Renan, il n'a que 135 voix d'avance…

Je dois sans doute en grande partie mon élection à Michel Rocard. Merci Michel et merci Chirac !

La dernière fois que j'ai eu le plaisir de voir Michel à Brest, c'était le 2 octobre 2013. Il était en déplacement à l'Institut Polaire (IPEV) dont le siège est à Brest, dans le cadre de ses fonctions d'ambassadeur chargé des pôles. Il souhaitait dîner et j'avais réservé une salle isolée dans un restaurant du port où j'ai quelques habitudes. Tino Kerdraon, ancien député et rocardien historique, était de la partie. Avant d'attaquer un magnifique plateau de fruits de mer, il me demande un vrai apéritif – un bon whisky – et s'il peut fumer. Il fumera au moins la moitié d'un paquet de gitanes, enlevant préalablement le filtre ! Je connaissais par la presse ses ennuis de santé. Ainsi va la vie !

Pendant au moins trois heures, nous avons refait le monde, la gauche, le PS, avec de sa part une liberté d'expression totale sur tous les sujets, notamment ceux qui fâchent. Un grand moment !

Décédé en 2016, Michel Rocard aura laissé sa trace dans l'histoire de la gauche française, même si elle aurait pu être plus profonde, et on peut le regretter. Premier Ministre, il l'a été trop peu de temps et sous surveillance. Premier secrétaire du Ps, là aussi dans les mêmes conditions. Mais son empreinte intellectuelle reste indélébile, y compris auprès de ceux qui n'étaient pas officiellement dans son sillage.

Pour trahir ses convictions, encore faut-il en avoir. Michel Rocard en avait et, même s'il a su évoluer dans sa pensée comme dans son action, il y est resté fidèle. Merci Michel !

François CUILLANDRE

Maire de Brest

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