Yves COLMOU
Février 2023
Visionnaire, militant et homme d’État
Je me souviens très bien de ma première rencontre avec Michel Rocard. C’était en 1975 lors d’une réunion nationale du courant rocardien, avenue Reille à Paris. J’y suis invité alors que je viens à peine d’adhérer, à vingt ans, au Parti Socialiste. Mais j’ai beaucoup de chance car ce courant, historiquement attentif au mouvement étudiant, manque singulièrement de jeunes. Je suis depuis un an membre du bureau national du MARC, qui deviendra le MAS, le petit syndicat étudiant très proche de la CFDT. C’est Jacques Moreau, notre tuteur, qui a fait le lien avec Gilles Martinet et Robert Chapuis. Je me souviens de l’intervention liminaire de Michel Rocard, avec un plan très ordonné auquel je m’habituerai plus tard : analyse des rapports de forces mondiaux, analyse des mutations économiques, diagnostic de la société française et du paysage politique, rôle du PS, responsabilité du courant. J’étais très impressionné par l’exigence intellectuelle et en même temps par la simplicité militante de Michel Rocard. J’en aurais une nouvelle illustration lorsque je déjeune avec lui, pour la première fois, peu de temps après, à la fin d’un meeting à la fac de Tolbiac où il démonte les trotskistes. Je me retrouve vite animateur du courant au MJS (et à la MNEF…), en rapport avec Christian Blanc au 98 rue de l’Université. Parallèlement je participe dans ma fédération du Val de Marne à la bataille du congrès de Metz au nom de la motion C.
Et puis, en 1980, j’ai la chance de devenir l’assistant parlementaire d’Alain Richard à l’Assemblée nationale. Alain et Michel ont des bureaux mitoyens et un secrétariat commun. Je rencontre donc tous les jours Jean-François Merle. Je connaissais son humour ravageur, je découvre aussi sa productivité scripturale. Ensemble, nous participons au groupe informel des assistants de députés rocardiens et nous vivons les épisodes, plus ou moins heureux, de la bataille pour la candidature. Cette période est aussi celle du début d’une amitié marquante avec Guy Carcassonne, alors conseiller juridique du groupe socialiste.
En mars 1982, Jean-François, qui a naturellement suivi Michel Rocard au ministère du plan et de l’aménagement du territoire et qui cumule les fonctions de chef de cabinet et de conseiller parlementaire, me dit qu’il a besoin d’un adjoint et, avec Michel et Jean Paul Huchon, ils ont pensé à moi. J’ai 26 ans et je me retrouve au cabinet de Michel Rocard… J’en reviens à peine. Un an plus tard je deviens chef de cabinet au ministère de l’Agriculture.
Les deux années à l’Agriculture ont été des années heureuses pour Michel. Enfin, il était dans l’action, on lui faisait confiance, il était en ligne avec le Président et, capital pour lui, ce ministère avait une dimension européenne et internationale. On devait faire face à la FNSEA de François Guillaume, instaurer les quotas laitiers, réorganiser le marché du vin, réformer l’enseignement agricole, c’était difficile mais c’était enfin de vraies responsabilités d’État et des réussites. C’est pourquoi Michel ne saisit pas la proposition de devenir ministre de l’Éducation en juillet 1984. A l’époque je partage ce choix. Avec le recul, c’était quand même une belle opportunité politique. Comme toute l’équipe, la démission d’avril 1985 nous prend par surprise.
A Matignon en1988, tout change de dimension. Et la Nouvelle-Calédonie vient faire rentrer Michel dans la grande histoire de notre pays. C’est l’implication personnelle totale du premier ministre, avec le concours de Jean-Paul, Jean-François et Christian Blanc, qui permet d’aboutir aux accords de Matignon. Fin août, je suis envoyé en précurseur à Nouméa pour organiser concrètement les trois jours de voyage officiel où le gouvernement de la République (le PM, P. Bérégovoy, P. Joxe, L. Le Pensec) vont engager une nouvelle politique et veiller à la réconciliation. Au-delà des innombrables sujets de logistique et de sécurité, je dois veiller à informer quotidiennement Jean-Marie Tjibaou et Jacques Lafleur des épisodes de cette préparation. Le jour venu, tout fonctionne bien. Même l’étape difficile de Canala, que P. Joxe voulait interdire, sans succès, à Michel Rocard pour des raisons, réelles, de sécurité. Ces quelques jours resteront toujours pour moi un souvenir intense et émouvant.
Matignon, c’est un cabinet très vivant, qui débat, avec de fortes personnalités. Matignon, c’est aussi la gestion parlementaire de la majorité relative. Guy Carcassonne y veillait en grand artiste. Pendant trois ans, nous avions un dispositif politique très efficace : le cabinet, autour de Jean-Paul et Guy, l’Assemblée, avec Alain Richard et Michel Sapin, le parti et le courant, animé par Gérard Lindeperg et Jean-Claude Petitdemange, fonctionnaient de façon très coordonnée.
Michel Rocard a conduit de vraies réformes. La paix en Calédonie, la création du RMI, l’instauration de la CSG sont dans les mémoires. Mais le « renouveau du service public », les « accords Durafour » dans la fonction publique, le statut particulier de la Corse ou la réforme des PTT pour ne citer que cela, ont été de vraies avancées. J’ai toujours été étonné que par la suite, dans ses nombreux livres ou interviews, Michel ait systématiquement souligné ses divergences avec François Mitterrand et n’ait pas plus valorisé un bilan que beaucoup de Premiers ministres auraient aimé pouvoir présenter.
Après le 15 mai 1991 et le départ de Matignon, nous sommes une petite équipe à accompagner Michel au 63 rue de Varenne. Après sa défaite, comme tant d’autres, aux législatives de 1993, nous organisons la « prise de Solférino » avec les amis de Lionel Jospin. Nous reconstruisons lors des « États généraux de Lyon » puis au congrès du Bourget. Je me retrouve directeur de cabinet du premier secrétaire Michel Rocard, pendant 14 mois seulement, puisque la dramatique campagne et le résultat des élections européennes de juin 1994 vont, en fait, mettre un terme aux ambitions présidentielles de Michel.
Plus tard c’est Lionel Jospin qui relèvera le gant. Je contribue, avec Daniel Vaillant, à l’organisation de cette belle campagne. Travailler avec Lionel Jospin dans cette campagne comme ensuite à Matignon, c’était travailler à la synthèse de la première et de la deuxième gauche. J’ai bien sûr toujours continué à voir Michel qui m’a fait le plaisir de venir me soutenir en 1997 lorsque j’étais candidat aux législatives dans le Jura.
J’ai eu la chance incroyable de rencontrer un homme qui était à la fois un visionnaire lumineux, un militant authentique et un homme d’Etat. Sa rencontre a construit ma vie.
Yves COLMOU
Ancien chef de cabinet de Michel Rocard, préfet honoraire