Michel DUBOIS
Juin 2023
L’Africain de Michel Rocard
Comment avez-vous fait la connaissance de Michel Rocard ?
Je l’ai connu fin 58-début 59. Je venais alors du Mouvement de Libération du Peuple (MLP), puis de l’Union de la gauche socialiste (UGS) dans le 6ème arrondissement de Paris. C’est à cette époque que j’ai fait aussi la connaissance de Henry Hermand. J’avais passé ma jeunesse à Boulogne-Billancourt, j’étais lié au milieu des prêtres-ouvriers. Les jeunes comme moi étaient à l’époque beaucoup plus politisés. On avait participé à quantité de meetings. J’avais vu les ouvriers partir en 1936 pour la guerre d’Espagne. Cela vous forge une sensibilité politique et sociale. A cette époque (1959-1960), il y avait les négociations avec le PSA pour créer le PSU. C’est à ce moment-là que je fais la connaissance de Michel Rocard.
J’avais déjà beaucoup bourlingué dans ma vie. J’avais travaillé pendant la guerre comme ouvrier à Bagneux puis dans une usine en Picardie pour échapper au STO. J’étais orphelin de guerre et pupille de la nation, donc pas le choix, j’étais obligé de travailler. J’ai repris mes études à la Libération de Paris. A cette époque on ne donnait des bourses que pour 9 mois, donc je passais mes vacances à travailler en Suède, en Afrique du Nord. Je faisais aussi une carrière de comédien et avec ma troupe j’ai joué en Allemagne, en Belgique, au Brésil … En revenant de mon service militaire, je suis parti en Yougoslavie dans les Brigades internationales du travail[1]. A la fin de mon séjour, j’avais reçu ma première distinction de Tito à 23 ans.
Donc quand je fais la connaissance de Michel, j’avais déjà pas mal vécu.
Marié en 1954, j’avais abandonné ma vie de globe-trotter et avais commencé à travailler sérieusement en créant mon bureau d’études d’urbanisme et d’aménagement du territoire. J’ai alors énormément travaillé et nous avons emménagé en 1958 rue de Fleurus, dans l’arrondissement où militait aussi Rocard. Rocard a dû se dire : « c’est un type bizarre, ça peut être intéressant de voir la vie quotidienne des gens à travers ses yeux ».
Comment avez-vous aidé Michel Rocard à étoffer son réseau international ?
Au début de ma vie professionnelle, j’ai eu comme clients les coopératives agricoles. J’ai donc construit des silos de stockage dans toute la France. Ces compétences intéressaient beaucoup Rocard qui se passionnait déjà pour les questions d’indépendance alimentaire comme facteur de liberté et de moteur du progrès social. En outre, cela lui changeait des points de vue dont il avait l’habitude. Je n’étais pas du tout dans la bureaucratie. En même temps, je continuais mes activités de militant. Lorsqu’on a créé le PSU, il y avait une personne qui s’occupait des relations avec la Yougoslavie. Il s’appelait Lambert. Il s’est tué en voiture, et j’ai donc pris le relai. Pendant des années, j’allais en Yougoslavie pour rencontrer le ministre de l’Intérieur qui s’occupait de l’alliance internationale des partis socialistes révolutionnaires non communistes. Mon bureau d’études a pris de l’ampleur dans le monde entier, Michel m’a demandé d’en profiter pour nouer des relations avec les dirigeants étrangers. Il avait déjà des relations au niveau international avec le Liban, il avait été invité au mariage de Nasser. Petit à petit, avec Michel, on a monté un réseau de relations un peu particulières. Ce n’étaient pas seulement des relations organiques ou partisanes. Ainsi, Michel a été le témoin d’un des chefs de la révolution algérienne, à la sortie de Fresnes, Layachi Yaker, qui était énarque et est devenu par la suite ministre du commerce algérien, président de l’Assemblée nationale, ambassadeur à Moscou, secrétaire général adjoint de l’ONU et secrétaire général de la commission des Nations-Unies pour l’Afrique. Layachi Yaker nous a invités à Alger au début des années 1970, comme ministre du Commerce. L’Algérie avait alors commandé des céréales américaines qui étaient bloquées dans le détroit de Gibraltar comme sanction contre la hausse des prix du pétrole. On a alors fourni des céréales à l’Algérie, avec l’aide des communistes et des coopératives agricoles. Layachi Yaker est d’ailleurs devenu administrateur d’Afrique-Initiatives que Rocard a créé en 1999. Avec Michel, on allait aussi voir Boumediene à Alger. C’étaient des discussions à caractère politique, de confiance, d’égal à égal, de militant à militant. On s’engueulait même parfois.
Vous avez aussi intéressé Michel Rocard au Laos puis au Vietnam ?
En 1952, j’ai participé dans une délégation française aux « grandes fêtes démocratiques » à Bucarest, et j’y ai croisé Raul Castro, le général Giap... Avec la Banque mondiale j’ai aussi travaillé au Laos, un pays immense. Nous avons créé toute une chaine de petits stockages pour remplir les silos pendant la saison des récoltes et former les paysans aux techniques agricoles modernes. En avril 1975, je pars passer des vacances au Laos, je voulais connaître le système agricole du Laos. On repique le riz pendant plusieurs jours. À ce moment, Le Pathet Lao prend le pouvoir. On nous a ramenés en avion et j’ai été nommé huit jours après conseiller du gouvernement laotien. Pendant six ans, je suis retourné au Laos tous les deux mois.
Ces contacts intéressaient Michel qui était curieux de nature et aimait diversifier ses sources d’information auprès de gens qui ne sortaient pas du moule de la fonction publique. On retrouve cette curiosité pour les actions politiques ou professionnelles menées par Max Théret, Roger Godino, Pierre Brana, Michel Castagnet, etc…
Comment en êtes-vous venu à l’Afrique ?
J’en suis venu à l’Afrique par deux voies différentes : la Côte d’Ivoire était un des premiers producteurs de café et de cacao. L’Institut français du café et du cacao m’a demandé de créer un silo de stockage pour les stocker en Côte d’Ivoire. En 1977, le Sénégal m’a demandé de faire avec la Banque mondiale le plan céréalier de stockage. J’ai travaillé avec Jacques Bugnicourt et j’en ai parlé avec Michel Rocard, dont il était un ami très proche.
A la fin des années 1960, vous avez participé à la création du SEDA par Michel Rocard. Quel était le rôle de cet organisme ?
Michel était pour l’autonomie alimentaire : assurer à chaque pays de quoi manger. Ce qui implique que la priorité de l’Éducation nationale doit se faire dans des écoles primaires, puis pour les pays en développement dans des écoles professionnelles liées à l’Agriculture, que les enfants de paysans soient formés au lycée agricole et retournent à la terre. À partir de là faire toute la chaîne d’entreprises liées à l’Agriculture. Cela évite l’arrivée massive dans les grandes villes d’enfants de paysans qui vivent dans des bidonvilles. Ensuite, l’idée est de créer des classes moyennes qui aident à fixer les pays, éviter la délinquance, démocratiser les pays. C’étaient donc des opérations à long terme.
C’était les objectifs du SEDA : pour aider les pays en voie de développement à se développer. Dans sa direction, outre Rocard il y avait Claude Neuschwander, Patrick Peugeot, Pierre Zémor, Pierre Joxe. En 1969, quand Rocard est devenu député, j’ai assuré la présidence avec deux vice-présidents : Joxe et Rocard, puis on a dissous l’association. On a organisé la venue d’Angela Davis et on a invité Rocard à déjeuner avec elle au début des années 1970 au Congo-Brazzaville où le SEDA travaillait beaucoup.
Lorsque que les socialistes arrivent au pouvoir en France quel a été votre rôle ?
Quand Mitterrand est arrivé au pouvoir, Régis Debray m’a demandé d’aider à renouer les relations entre la France et le Laos. Je connaissais bien Jean-Pierre Cot, le ministre de la Coopération. La session générale de l’ONU se faisait à Paris. J’ai donc vu mes amis laos. Ils étaient ravis de me revoir. En 1981, je suis allé avec Edith Cresson au Mexique pour amener du matériel agricole. Ensuite, j’ai fait beaucoup de voyages avec Guy Penne, les ministres de la coopération, Jean-Christophe Mitterrand. Pendant la période 1986-1988 où Michel Rocard est en campagne, nous avons conforté son image à l’international. Nous avons fait plusieurs voyages à l’étranger : Congo, Tchad, Cameroun. Au Tchad nous avons visité les militaires français de l’opération Épervier. Plus tard, j’ai aussi organisé un grand voyage au Vietnam et au Laos.
Quels étaient les pays d’Afrique avec lesquels Michel Rocard avait le plus de relations ?
Congo-Brazza, Zaïre, Sénégal, Cameroun, Cote d’Ivoire étaient les pays avec lesquels on avait les relations les plus fortes. Rocard avait un climat de confiance avec certains dirigeants africains.
En 1988, quand Michel Rocard est nommé Premier ministre vous continuez des missions auprès du Premier ministre pour le Tiers-Monde et le développement ?
Rocard n’avait guère de marge de manœuvre dans les affaires africaines. Il ne pouvait pas se permettre de faire un pas de travers, il aurait été sanctionné par Mitterrand.
J’avais une fonction auprès de Michel Rocard : celle de conserver des liens avec certains responsables africains mais aussi avec des proches de l’Élysée, comme Guy Penne, le conseiller Afrique de Mitterrand, Pierre Guidoni, en charge des affaires étrangères au Parti socialiste, et même avec Jean-Christophe Mitterrand. À ce titre, je représentai Michel Rocard dans la délégation de François Mitterrand au sommet de la Baule.
Mais je ne m’occupais pas que de l’Afrique. En 1989, j’ai développé des liens avec le parti socialiste chilien qui préparait la première élection libre. Je suis alors devenu un grand ami de Riccardo Lagos. C’est ainsi que Isabel Allende a invité Rocard pour l’inhumation d’Allende en septembre 1990. Nous y sommes allés avec Marisol Touraine et Danielle Mitterrand. Michel Rocard y a été le seul représentant étranger à intervenir lors de l’inhumation.
En 1997, Michel Rocard est devenu président de la commission du développement et de la coopération au sein du Parlement européen, c’est un moment où il se rapproche des questions africaines ?
Effectivement, ce fut une période importante dans son rapport à l’Afrique. L’Europe donne des moyens importants au continent. En 1997, avec Jacques Santer, président de la Commission européenne, on est allé à la conférence Europe-Afrique à Libreville qui préparait la signature des accords de Lomé V. En marge de la Conférence, j'ai négocié la libération de 5 mercenaires français prisonniers de Sassou N'Guesso et des Angolais et je les ai ramenés à Paris avec l'accord de Jacques Chirac
Avez-vous suivi son voyage au Rwanda en 1997 qui a donné lieu à un rapport ?
Non je n’étais pas avec lui pour ce voyage. Mais nous avons rencontré Paul Kagamé à plusieurs reprises quand il venait à Paris à l’hôtel Meurice.
Pouvez-vous nous parler d’Afrique Initiatives, l’organisation créée par Michel Rocard en 1999 ?
Michel Rocard avait créé Afrique-Initiatives en sollicitant des financements de grands décideurs comme Vincent Bolloré, Jean-Marie Messier, l’EDF, Véolia, Obassango, etc. Le but était d’aider à créer des petites et moyennes entreprises en Afrique. C’est une organisation qui est beaucoup intervenue au Niger, au Mali et au Sénégal, avant de disparaître en 2015.
[1] Pour rompre son isolement sur la scène internationale, la Yougoslavie de Tito avait invité des jeunes de toute l’Europe à participer à des chantiers de développement, initiative qui fut vigoureusement dénoncée par Moscou et les partis communistes. Des personnalités de gauche comme Claude Bourdet, Jean-Marie Domenach ou trotskistes comme Pierre Franck ont participé à ces brigades.