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Fondation Jean Jaurès

Robert CHAPUIS

Mars 2021

Avec Michel Rocard

J’ai connu Michel Rocard en 1955 dans le contexte des luttes anticoloniales. D’abord pour le Maroc, dans le comité « pour l’indépendance dans l’interdépendance », animé par Jean Védrine, puis contre la guerre d’Algérie dans le cadre de l’UNEF. Vice-président de l’UNEF chargé des questions dites « d’outre-mer », j’étais aussi responsable national des étudiants de la JEC comme Michel l’était des étudiants socialistes. La crise de nos organisations en lien avec la guerre d’Algérie nous a rapprochés tout autant que le syndicalisme étudiant. Je terminais mes études en Sorbonne après des classes préparatoires au lycée Louis le Grand. Michel avait effectué ses études secondaires dans cet établissement quelques années avant moi, puis avait rejoint la faculté de droit (où il s’était affronté à Le Pen…). Il préparait désormais l’ENA. Il habitait alors boulevard Arago dans le 13ème arrondissement, avec son épouse Geneviève et leurs deux petits enfants. Je l’y retrouvais pour coordonner nos actions. Étudiants jécistes et socialistes agissaient de pair aussi bien à Paris qu’en province. Un exemple de cette proximité : en 1957-58, devant quitter la rue Linné après la démission des équipes universitaires de la JEC, j’ai occupé rue de Nevers la chambre que quittait Jacques Bugnicourt, un ami très proche de Michel !... Nous avions réussi à conserver l’ancien local de la JECF au 94 rue Notre Dame des Champs et nous y avons développé diverses associations dans l’esprit de ce qu’on appelait les « minos » de l’UNEF (devenus majoritaires…). Michel nous apportait ses compétences et son dynamisme pour faire évoluer l’action politique au-delà de la compétition électorale en tenant compte des réalités économiques (contre-plan) et sociales (avec l’évolution des villes et des campagnes). La guerre d’Algérie achevait de disqualifier la IVème République et ses gouvernements successifs. Naissaient alors le PSA et des clubs de gauche ou de centre-gauche tels que le club Jean Moulin. Michel était fortement engagé au PSA, pour ma part, après 28 mois de service militaire, je me retrouvais davantage du côté des clubs. Au 94 logeaient plusieurs groupes de réflexion que j’ai réunis en un Centre d’études pour la démocratie (CED). Nous agissions aussi sur le terrain : Michel a participé à la formation « civique » de jeunes étudiants et au développement de l’action locale avec la fondation de l’ADELS, dont il a été le premier président.

En 1964, à un moment où le PSU, fondé quatre ans auparavant par la fusion de plusieurs organisations dont le PSA, se déchirait en multiples tendances et voyait fondre ses effectifs, Michel m’a convaincu d’y adhérer. Je continuais néanmoins de poursuivre mon action dans les clubs. C’est à ce titre que je participais au colloque de Vichy en 1964 et à celui de Grenoble en 1966. Aux élections législatives de 1967, sur l’instigation de Michel, je fus un candidat « d’ouverture » pour le PSU à Paris. Cette même année, après un Congrès national « historique » où la majorité du PSU a refusé d’intégrer la FGDS, Michel Rocard en devient le secrétaire national et me demande de le rejoindre au Bureau national. Depuis le colloque de Grenoble, Michel avait pris une nouvelle dimension. Il entre maintenant sur le champ politique au plus haut niveau. Sa nouvelle épouse, Michèle Legendre, est à ses côtés (je fus le témoin de Michel lors d’un mariage qui resta discret) et il se donne à fond à ses responsabilités. Le mouvement de Mai 68 place le PSU aux avant-postes et donne tout son sens à sa nouvelle doctrine, celle du socialisme autogestionnaire. On sait le rôle qu’y a joué Michel Rocard. Sa candidature aux élections présidentielles en 1969 fait apparaître une nouvelle gauche, capable de prendre le relais de l’ancienne.

La campagne pour les présidentielles lui permet de devenir une référence nationale pour la rénovation de la gauche, d’autant que son score n’est guère inférieur à celui du tandem Defferre-Mendès France. Sa victoire contre Couve de Murville à une partielle dans les Yvelines achève de le consacrer et lui permet, comme député, de se libérer de ses obligations professionnelles. Au soir des résultats, j’assurais la permanence au siège du PSU : je peux témoigner au nombre de coups de téléphone reçus de l’enthousiasme des militants ! Nos relations deviennent alors essentiellement politiques, dans un parti fortement secoué par les suites de Mai 68. Responsable du secteur enseignement, donc aussi des étudiants, je fais face à la contestation gauchiste. Toujours fidèles à Michel Rocard, nous parvenons à garder la majorité au Congrès de Lille en mai 71, à une voix près ! Elle est confortée par le départ des militants de tendance trotskyste ou maoïste, mais Michel s’interroge. Le congrès d’Epinay crée une nouvelle donne au Parti socialiste qui a succédé à la SFIO. Le PSU doit se renforcer. Nous y travaillons sur le plan idéologique, avec le manifeste « Contrôler aujourd’hui pour décider demain » adopté par le Congrès de Toulouse en 1972, et sur le plan stratégique en regroupant autour du PSU les divers groupes qui se réfèrent à un socialisme plus autogestionnaire. Les relations avec la CFDT et certains courants des autres syndicats (FEN, FO, CGT) renforcent notre base sociale. Le PSU s’engage résolument dans la campagne des législatives en 1973. Les résultats ne sont pas à la hauteur de nos espérances, c’est le moins que l’on puisse dire ! Mais le PSU garde toute son influence sur le plan social, comme en témoigne l’affaire LIP ou la solidarité avec le Chili en proie à la répression.

Michel n’a pas été réélu dans les Yvelines. Il doit réintégrer l’Inspection des finances et souhaite quitter le secrétariat national du PSU. J’enseigne désormais au lycée Buffon et peux me rendre disponible. Michel me demande si je peux lui succéder. J’accepte et obtiens une large majorité à la Direction politique nationale. Je laisse néanmoins son bureau à Michel au siège du PSU. Il reste la référence de l’avenir du socialisme. On connait la suite. Le décès de Pompidou précipite les évènements. En 1974, Mitterrand est le candidat unique de la gauche. Nous ferons une campagne autonome au premier tour, mais il sera aussi notre candidat. Mitterrand manque de peu l’élection et se pose la question de la relation entre le PSU et le Parti socialiste. Les Assises du socialisme à l’automne 1974 préparent une fusion (faute de mieux…). Elle se fera avec une minorité du PSU, puisque j’ai été mis en minorité au Conseil national réuni à Orléans peu avant les Assises. Michel Rocard entre à la direction du PS, tandis que je négocie avec Mitterrand une difficile intégration des dirigeants et des militants PSU. Une autre histoire commence.

J’ai cherché à garantir l’influence des nouveaux adhérents et à maintenir un rapport de forces à l’intérieur du parti en faveur de Rocard. Ce ne fut pas contre lui bien sûr, mais parfois sans lui ! Car il refusait de s’identifier à un courant particulier dans sa volonté de représenter l’ensemble de ceux qui se définissaient comme sociaux-démocrates. Nous restions complices et avons préparé ensemble le Congrès de Metz en 1979 où l’alliance avec Pierre Mauroy a frôlé la majorité. Au PS, j’ai mis mes responsabilités de délégué national à la technologie (recherche, énergie, politique industrielle) au service du parti, mais aussi de Michel, en lui facilitant la rencontre avec des acteurs essentiels de ces secteurs. Après Metz, au Bureau national, j’ai assuré avec Michel de la Fournière et quelques autres la représentation du courant. Michel avait constitué depuis 78 dans la perspective des présidentielles de 1981 un large secrétariat politique avec lequel nous nous coordonnions du mieux possible. Mitterrand serait-il candidat malgré des sondages nettement favorables à Rocard ? La restriction énoncée à Metz a dû s’appliquer. Rocard ne sera pas candidat puisque Mitterrand l’était. La victoire en 81 débouche sur une domination des amis de Mitterrand. Nous devons négocier une minoration de notre représentation pour rester dans la majorité au Parti socialiste. Michel Rocard entre au gouvernement…, non sans peine.

Pour ma part, candidat aux législatives en Ardèche dés 1978, je suis élu en 1981. Michel est venu me soutenir à plusieurs reprises. Mitterrand est venu aussi pour le 2ème tour en 1981. Nous avons pu nous retrouver chez moi avec Michel à l’issue du congrès de Valence pour un temps de repos bien venu après cette épreuve. Député de l’Ardèche, maire du Teil (8.000 habitants) en 1983, je suis mobilisé le plus souvent en dehors de Paris. Nos relations sont moins fréquentes, mais Rocard viendra au Teil comme ministre de l’Agriculture (il a permis de placer l’ensemble du département dans les Programmes intégrés méditerranéens). Je continue de militer pour le courant qui le soutient à travers revues et colloques, avec la perspective des présidentielles de 1988, mais Mitterrand est à nouveau candidat. Il est réélu avec l’appui de Rocard qui garde les faveurs de l’opinion et il en fait son premier ministre. Michel tient à me faire participer à son gouvernement. Ce sera finalement comme secrétaire d’état chargé de l’enseignement technique aux côtés de Lionel Jospin. Réélu maire du Teil en 89, je cumule fonctions locales et nationales et reste à distance. L’éviction de Rocard en mai 91, puis la déroute de 93 nous rapprochent. Avec Jacques Chérèque, j’assure l’animation des clubs Convaincre où Michel peut librement s’exprimer. Après l’échec aux législatives, le parti est en crise. Michel Rocard apparaît comme le recours indispensable et en devient le premier secrétaire. Occupé par la préparation des municipales et mon nouveau poste d’inspecteur général de l’éducation nationale, je reste à l’écart. Porté par son élan et ses responsabilités à la tête du parti, Rocard va mener la liste socialiste aux européennes. François Mitterrand veille au grain… D’autres listes de gauche se constituent et le scrutin ne correspond pas aux espérances. Rocard démissionne et n’apparaît plus comme le candidat naturel pour les présidentielles de 95 auxquelles Emmanuelli se porte candidat. L’année 94 est bien, selon l’expression de Jacques Julliard, « l’année des dupes ».

Au Congrès de Liévin à l’automne 94, Henri Emmanuelli a été élu premier secrétaire du PS. Je m’écarte alors du Conseil national. Rocard, lui, se consacre désormais à son mandat européen et à l’écriture d’ouvrages importants où il développe ses analyses et ses propositions. Le courant « rocardien » survit à l’ombre de Lionel Jospin, finalement candidat à la présidentielle de 95 et bientôt premier ministre après la dissolution de l’Assemblée et la victoire de la gauche aux législatives. Je rencontre Michel à diverses occasions à titre amical ou au titre des clubs Convaincre, mais Le Teil est loin de Bruxelles… Début 2007, j’ai publié des mémoires politiques comme « témoignage sur la deuxième gauche ». Je lui ai donné comme titre « Si Rocard avait su »…(prendre le pouvoir). Je m’inspirais du titre qu’il avait donné à l’un de ses livres : « Si la gauche savait ». Mon regret n’empêche pas que je garde au cœur la fierté de l’avoir accompagné dans les temps heureux comme dans les temps difficiles et d’avoir vécu avec lui et grâce à lui un accord plutôt exceptionnel entre la morale et la politique.

Robert CHAPUIS

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