Jean-Paul CIRET
Janvier 2023
Je n’aurais pas connu Michel Rocard si je n’avais pas été président de la Jeunesse étudiante chrétienne en 1968. A la rentrée de septembre, l’équipe nationale, dont faisaient également partie Patrick Viveret et Jean-Pierre Sueur, avait organisé une série de rencontres avec quelques personnalités politiques pour qu’elles développent leurs conceptions de la société, et plus particulièrement leur analyse des événements qui venaient de se dérouler. Michel Rocard, au nom du PSU, fut le seul à émerger et à convaincre notre équipe. En l’absence de mes cahiers de notes, enfouis je ne sais où, j’ai un peu de mal, si longtemps après, à préciser ce qui m’avait personnellement séduit dans son intervention. L’acuité de son regard, un langage étranger à la langue de bois dont les autres invités avaient abondamment usé, une envie évidente de lutter contre les inégalités tout en reconnaissant la difficulté de la tâche, le souci d’expliquer, celui de convaincre plus que d’affirmer, voilà tout ce qui me reste de cette longue soirée très enfumée dans notre salle de réunion du 27 rue de Linné.
Cette rencontre aurait pu être la dernière si, fin 1971, après le congrès de Lille du PSU, Patrick - qui faisait maintenant partie du bureau national -, ne m’avait pas indiqué que Rocard cherchait un jeune journaliste pour s’occuper bénévolement des relations du parti avec la presse. Je connaissais également Georges Le Guelte, alias Bernard Jaumont. C’est lui qui a fini par me convaincre et qui me présenta à Rocard, que je rencontrais donc pour la deuxième fois dans son bureau de la rue Borromée. Je ne sais plus ce que nous nous sommes dit, toujours est-il que je me suis retrouvé une semaine plus tard à une réunion du bureau national. C’est là que commence mon parcours rocardien.
En pointillé d’abord, car j’ai eu du mal à trouver mes marques. Il y avait autour de Michel quelques personnalités bien plus qualifiées que moi dans le domaine de la communication politique et qui avaient d’ailleurs orchestré sa campagne présidentielle. Et puis, surtout, je ne comprenais rien, ou du moins pas grand-chose, à ce qui se disait autour de la table du bureau national. Le seul que je comprenais à peu près, c’était Rocard, dans une moindre mesure Robert Chapuis. J’ai juste le souvenir que l’on consacrait beaucoup plus de temps à analyser ce qui se passait dans les différentes mouvances de l’extrême gauche, qu’à s’interroger sur le succès grandissant du nouveau parti socialiste. C’est grâce à l’équipe de Tribune socialiste que j’ai pu progressivement émerger. Bernard Langlois, François-Xavier Stasse, Jacques Bertin, Jean-Paul Huchon puis Jean-François Merle : ce sont eux qui m’ont instruit des subtiles différences pouvant exister entre toutes les tendances qui s’affrontaient au sein de ce parti pourtant très minoritaire. Lors du congrès de Toulouse, j’ai, pour la première fois, noué des liens utiles avec les jeunes journalistes qui suivaient le PSU et qui pour certains connurent ensuite ce qu’on appelle une belle carrière. Je pense notamment à Jean-Marie Colombani, Franz-Olivier Giesbert, Kathleen Evin, Catherine Pégard ou Bruno Masure.
Pendant les années PSU, mes contacts avec Michel furent assez distants. Je ne suis devenu ce qu’on appelle un proche collaborateur qu’à partir de 1974. Le soutien à la candidature de Mitterrand, arraché à une courte majorité après des débats passionnés à défaut d’être passionnants, et encore plus le congrès destiné à valider le principe d’une entrée au PS, l’organisation des Assises du socialisme et l’entrée au PS m’ont permis de m’intégrer plus fortement à l’équipe qui, au moins une fois par semaine, se réunissait autour de Michel boulevard Raspail pour analyser la situation politique. Michel posait des questions, prenait beaucoup de notes ; il serait d’ailleurs intéressant, avant qu’il ne soit trop tard, de confronter les souvenirs des participants aux notes qu’il a prises.
Jean Peyrelevade a raison, l’élection présidentielle était notre obsession. Je continue de penser que nous n’avions pas tort et que la gauche ne serait pas ce qu’elle est aujourd’hui si nous avions réussi. Marquer nos différences avec Mitterrand n’était pas très difficile, convaincre l’opinion et la presse du bienfondé d’une candidature Rocard pas davantage. Mais l’emporter au sein du PS n’avait rien d’évident, ce qui n’était pas une raison de ne pas essayer. Au congrès de Metz, le résultat fut plus qu’honorable bien qu’insuffisant. Le véritable tournant, ce fut la soirée électorale de mars 1978. Je ne reviens pas sur les conditions de sa préparation ; mes souvenirs ne concordent pas avec ce qui a été souvent écrit. Juste pour dire que quand il commença son intervention, sur TF1 ou Antenne 2 je ne sais plus par laquelle nous avions commencé, le silence se fit parmi les invités et les journalistes qui étaient dans les coulisses. Un mélange de tristesse et d’espoir, le premier responsable politique à appeler une défaite une défaite et à en rechercher les raisons non dans la duplicité et les manœuvres de l’adversaire mais dans le positionnement de son propre camp. Une véritable révolution, un message reçu cinq sur cinq par l’opinion et par la presse. C’est de ce soir-là que sa cote de popularité se mit à grimper pour dépasser toutes les autres.
Autour de Christian Blanc commence à se former une équipe permanente installée rue de l’Université. A ma grande surprise, Michel et Christian me demandent d’en faire partie. J’accepte sans réfléchir. Au départ, nous étions cinq, Michel, Christian, Scarlett, Catherine et moi. S’y ajoutait l’équipe parlementaire autour de Jean-François. J’étais, entre autres tâches, préposé à accompagner Michel lors de ses déplacements. Entre 1978 et 1981, nous avons parcouru la France des grandes et petites villes comme celle de la ruralité. Michel était demandé partout, par les candidats ou élus de tous les courants, CERES compris. Le notable local qui ouvrait le meeting ne manquait jamais de préciser que « Michel » ferait un excellent candidat à la présidence de la République « si du moins Mitterrand ne l’était pas ».
Comme on le sait, Mitterrand l’a été et Rocard, fidèle à ses convictions, plus encore qu’à son serment de Metz, a renoncé. On ne gagne pas en divisant son camp, nous a-t-il souvent dit et il avait raison. Malheureusement, cette évidence semble aujourd’hui quelque peu oubliée. Il a donc fait la campagne présidentielle intensément. De février à mai, nous étions sur les routes de deux à trois jours par semaine. Notre bilan carbone a dû être exécrable. Au début, il le faisait pour préparer l’avenir, pensant la défaite de Mitterrand probable. Sur la fin, il était porté par l’enthousiasme des salles, toujours combles quelle que soit leur taille, même si l’approche de la victoire lui donnait du vague à l’âme. Comment aurait-t-il pu en être autrement ?
Après les législatives, je suis entré au cabinet de Catherine Lalumière par l’intermédiaire de François-Xavier Stasse. Coordinateur du courant sur les Hauts-de-Seine, j’ai continué à être associé aux réflexions stratégiques avec en ligne de mire 1988. Puis, j’ai vite repris des activités professionnelles « civiles ». Mon parcours rocardien est redevenu en pointillé même s’il n’a jamais complétement cessé. Avec, au passage, un grand moment d’incompréhension lorsqu’il a accepté d’être tête de liste à l’élection européenne de 1994.
Michel Rocard aurait pu être président de la République, mais, ainsi qu’il le disait, le drame des démocraties c’est qu’il ne faut pas les mêmes qualités pour être élu et pour gouverner. Il a su gouverner, maire novateur, député compétent, ministre de l’agriculture comme il y en a eu peu, premier ministre exceptionnel, député européen efficace. Un homme politique qui reste dans les mémoires et qui n’a pas perdu l’estime de l’opinion dans l’exercice du pouvoir. Ses réalisations et son influence restent très supérieures à celles de bien des présidents. J’ai eu la chance de pouvoir travailler à ses côtés pendant de longues années, la chance d’avoir rencontré de ce fait d’autres personnalités elles aussi remarquables, d’y avoir tissé un réseau d’amitié qui tient la route malgré le temps. Aucun regret à avoir, si c’était à refaire je le referais, sans plus réfléchir que la première fois.
Jean-Paul CIRET