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Fondation Jean Jaurès

Jean-Jacques URVOAS

Janvier 2025

"Pour nous, il était l'avenir"

Michel Rocard fut d’abord pour moi une parole, celle qu’il prononça dans les premières minutes de la soirée organisée par Antenne 2 pour le second tour des élections législatives, le 19 mars 1978. En quelques mots, il sut dire ce qu’aucun socialiste n’était prêt à reconnaitre : « c'est un nouveau rendez-vous manqué par la gauche ». Visiblement affecté mais totalement déterminé, la voix ferme et le regard vrillé dans la caméra, il refusait la fatalité de la défaite, se plaçant au premier rang pour défier l’histoire. A Brest, dans les locaux du PS alors que nous venions d’apprendre l’échec de notre candidat, il fut spontanément applaudi pour l’espoir qu’il dessinait. Ce soir-là, pour nous il était l’avenir.

J’ai donc logiquement voté, lors du congrès de Metz en 1979 pour la motion C « Redonner ses chances à la gauche » dont il était le premier signataire. Si elle n’obtint que 20 % au plan national, dans le Finistère, elle rassembla 52,69 % des suffrages exprimés par les 2 100 adhérents répartis en 98 sections, plus du double de celles de François Mitterrand (24,88 %), loin devant le CERES (13,67 %) et Bernard Poignant devint Premier secrétaire fédéral. Ayant eu la chance d’être délégué, je fus consterné en y entendant la promesse de Michel Rocard de ne se pas se présenter contre François Mitterrand, si ce dernier devait décider d’être candidat à l’élection présidentielle de 1981. Quelle curieuse idée de se lier ainsi, en contradiction avec le diagnostic posé quelques mois auparavant !

C’est dire si par la suite, comptant sur le silence de Mitterrand, j’ai cherché à accompagner toutes les initiatives pouvant rendre « mon » candidat incontournable. Cela m’a ainsi conduit le 23 octobre 1980 à participer à l’unique – et beau - meeting de la campagne présidentielle de Michel Rocard à Epinay (lieu ô combien symbolique) où j’ai pu m’époumonner avec d’autres en hurlant « Rocard Président » ! Ce fut la seule fois hélas. Cette frustration n’a pourtant pas éteint mon admiration pour l’homme, mon intérêt pour ses idées et mon adhésion à sa démarche. Dans toutes les occasions qu’offre la vie politique, en l’écoutant (souvent) et en le lisant (régulièrement) puis en le rencontrant (rarement), je me suis toujours trouvé en harmonie avec sa ligne politique nourrie d’une incomparable liberté de jugement.
Si comme premier secrétaire fédéral du Finistère, membre du secrétariat national puis comme député, je vis comme une chance d’avoir pu échanger avec lui notamment dans ses bureaux du 266 boulevard Saint Germain, je dois au hasard - dont Machiavel disait qu’il « gouvernait plus de la moitié de nos actions » - d’avoir pu sérieusement travailler en sa compagnie.

En 2010, ayant constaté la totale indifférence du Parlement à l’encontre des activités de renseignement, j’avais décidé de m’y pencher. Sans autre moyen que l’appui trouvé auprès d’un étudiant (Floran Vadillo) engagé dans la rédaction d’une thèse d’histoire sur « L’Élysée et l’exercice du pouvoir sous la Vème République : le cas de la politique de lutte antiterroriste », j’ai ainsi réuni durant près d’une année un groupe composé de hauts fonctionnaires, de diplomates et de juristes spécialisés dans ces questions de renseignement, de défense et de sécurité intérieure. Il en découla un petit essai publié à la Fondation Jean-Jaurès en avril 2011 (« Réformer les services de renseignement »). C’est dans ce cadre que j’ai pu bénéficier des lumières de Michel Rocard.
Il avait été en effet, l’un des très rares chefs de gouvernement à s’intéresser au renseignement estimant même qu’il s’agissait « de l’un des investissements les plus rentables de l’Etat […] l’une des fonctions fondamentales de la sécurité nationale de tout état de droit et constitue une condition nécessaire à la prospérité du pays ». Nous lui devons ainsi la loi du 10 juillet 1991 « relative à l’interception des correspondances émises par la voie des télécommunications » qui fut la première, dans notre pays, à donner un cadre législatif aux écoutes téléphoniques à la suite d’une condamnation par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH).
Devenu président de la commission des lois en 2012, et à ce titre président de la délégation parlementaire au renseignement, j’ai pris une part active à la genèse du projet de loi « relatif au renseignement » que déposa Manuel Valls alors Premier ministre le 19 mars 2015. Michel Rocard fut évidemment l’une des premières personnalités que j’ai auditionnées comme rapporteur.
Naturellement, le monde du renseignement, l’activité des « services secrets » avec son cortège de fantasmes et de caricatures offrait un terrain propice à l’épanouissement d’idées réductrices. C’est ainsi que rapidement la presse, des associations de défense des droits de l’homme ou s’intéressant au numérique, différents syndicats et des instances consultatives s’emparèrent de l’intention du Gouvernement et condamnèrent sans grande subtilité ses perspectives présentées comme « liberticides ». En quelques jours, les mauvaises querelles et les contresens volontaires s’accrochèrent à la démarche législative comme un lierre rageur.
Ils ne voulaient pas voir que ce texte était l’aboutissement d’un long travail juridique conduit dans la sérénité et dans la confrontation des interprétations des différentes jurisprudences des cours suprêmes aux fins de parvenir à la conciliation entre la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la Nation auxquels concourt l'action des services de renseignement et la protection des droits et libertés constitutionnellement garantis. C’est pourquoi je pris alors la décision de solliciter Michel Rocard pour qu’il intervienne dans cette joute politique pour faire entendre une voix respectée. Sans hésitation il accepta, et me proposa même de co-signer une tribune dans Le Monde. Ce texte intitulé : « Notre projet de loi encadre le renseignement et renforce l’état de droit » fut publié le 24 juin 2015, à quelques jours de la décision du Conseil constitutionnel. Un mois après, à la suite de sa validation par les juges de la rue Montpensier, la loi n° 2015-912 du 23 juillet 2015 fut publiée au Journal Officiel. Elle doit beaucoup à Michel Rocard.

Jean-Jacques URVOAS
Ancien Garde des Sceaux, ministre de la Justice,
Professeur de droit public à l'Université de Bretagne occidentale

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