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Fondation Jean Jaurès

Jean MENDELSON

Novembre 2024

Quand Jean-François Merle m’a demandé de décrire mon « parcours rocardien », j’ai d’abord refusé. Certes, je n’ai pas trouvé que cette proposition était surprenante, mais je me suis interrogé : en toute honnêteté, ai-je été rocardien ? Même si je ne récusai pas ce qualificatif, ma relation très ancienne avec Michel Rocard n’a jamais fait de moi un proche, ni un même vrai rocardien politique.

J’étais certes perçu comme rocardien, mais c'était plutôt en raison d’une sorte de relation politico-amicale née il y a 57 ou 58 ans au bureau du Comité Vietnam national (CVN), où Michel venait parfois représenter le PSU et où j’étais un des deux délégués des comités lycéens ; le Vietnam était alors le sujet central de ce que nous appelions « l’anti-impérialisme ». Il me serait difficile d’oublier ce soir où, au sortir d’une de ces longues réunions, nous nous sommes tous deux retrouvés par hasard dans un café, et où il m’a interrogé sur mes intentions politiques personnelles. Exclu récemment des Jeunesses communistes, j’inclinais à rejoindre la JCR, le groupe trotskiste dirigé par deux autres membres du Bureau du CVN, Alain Krivine et Henri Weber, dont les interventions m’impressionnaient. « Peut-être as-tu tort. Plutôt que de t’enfermer dans un mouvement sympathique mais monolithique, tu devrais adhérer au PSU : tu y trouveras des socio-démocrates, des trotskistes de toutes tendances, des mendésistes, des maoïstes, des chrétiens de gauche, d’autres encore, et tu pourras y faire ton marché ». Ces propos tels qu’ils sont restés dans ma mémoire, tenus avec sourire et sur un ton léger, venant de quelqu’un qui était déjà une figure de la politique française, ne pouvaient laisser indifférent le très jeune étudiant que j’étais alors, simple élève d’Hypokhâgne que Rocard ne connaissait quasiment pas. Deux jours plus tard, je trouvais dans mon courrier un mot amical et un bulletin d’adhésion au PSU, auquel j’adhérai après mai 68 en rejoignant d’abord les ESU (Étudiants socialistes unifiés), qui dirigeaient alors l’UNEF. Rien donc de vraiment politique dans ce choix, qui été plutôt le résultat de ce mélange d’enthousiasme et de séduction que beaucoup ont reconnu chez Michel Rocard.

Ne pas être « rocardien » pur sucre n’a jamais mis un terme à cette forme de relation avec Michel. Au PSU, je n’étais pas membre du courant Rocard, et au PS, que je n’ai rejoint qu’en 1979, je n'ai travaillé vraiment "pour" Rocard que pendant les trois ans passés dans l'équipe de Jean-Pierre Cot, entre 1979 et 1982. Au PSU, appartenant après 1971 à un courant d’opposition à la direction, j’étais membre de la commission internationale, où j’étais surtout impliqué dans les relations avec le monde arabe et l’Amérique latine ; ces sujets étaient suivis avec beaucoup d’attention par le secrétaire national du parti, qui menait alors un combat épuisant contre les « gauchistes » nombreux dans cette commission. Spécialisé dans la rédaction des questions écrites que posait le député des Yvelines, seul parlementaire du PSU, quand il interrogeait le gouvernement sur les sujets internationaux, j’ai rapidement constaté que Michel Rocard ne s’arrêtait pas à ces positionnements, quand il donnait sa confiance à quelqu’un – et, pour ce qui me concerne, cette confiance n’allait pas de soi. Ainsi, dans les relations complexes entre le PSU et le FLN algérien, il me chargeait de missions qui allaient parfois très au-delà des compétences d’un jeune militant ; pendant la décennie qui précéda mai 81, je lui fis rencontrer - à sa demande ou à mon initiative - des personnages de la mouvance « tiers-mondiste » et révolutionnaire que je connaissais et qui, pour un homme politique aspirant aux plus hautes fonctions, auraient a priori pu paraître sulfureux.

Après 1981, qui fut aussi l’année de mon entrée dans ce qu’on appelait alors le ministère des Relations extérieures (François Mitterrand, Pierre Mauroy et Claude Cheysson avaient repris cette appellation en vigueur pendant la Révolution et l’Empire), nous nous sommes beaucoup moins croisés. Me sont surtout restés certains souvenirs particulièrement marquants : un voyage du ministre de l’agriculture en 1983 dans le Nicaragua sandiniste qui n’avait pas encore déçu les espoirs nés de la victoire de la guérilla sur le dictateur Somoza ; les grandes manifestations de 1989 pour le bicentenaire de la Révolution (l’aide du premier ministre aux commémorations, par l’intermédiaire de Pierre Encrevé, mériterait d’être mieux connue) ; les obsèques nationales de Salvador Allende au Chili en 1990, quelques mois après le départ de Pinochet de la tête de l’État chilien ; ou encore une longue conversation au Quai d’Orsay, dans le bureau de Bernard Kouchner, en 2009, le jour où, après avoir inauguré le nouveau centre des Archives diplomatiques, le ministre des Affaires étrangères devait présenter à la presse le nouvel ambassadeur chargé des pôles.

Puis, ce fut le dernier voyage de Michel à Cuba, pays qu’il connaissait depuis longtemps et pour lequel il éprouvait une ancienne et critique sympathie. Je l’y reçus comme ambassadeur de France à La Havane, en 2012 ; il était porteur d’une lettre d’Alain Juppé, ministre des Affaires étrangères, à son collègue cubain, pour tenter d’obtenir la libération d’un Français condamné (pour des raisons non politiques) à une peine qui était disproportionnée aux yeux du droit français. Venu en compagnie de son épouse Sylvie, Michel est resté plusieurs jours à la résidence de France, et j’ai pu apprécier une dernière fois le prestige dont il était entouré, que ce soit ou dans la communauté française, auprès du gouvernement cubain ou dans le nombreux corps diplomatique accrédité à Cuba. Un soir, nous avons évoqué avec un mélange d’amusement et de nostalgie un vif débat (très caractéristique de cette époque lointaine) qui, dans le petit hameau haut-alpin des Guions où le PSU avait tenu quarante ans plus tôt une sorte d’école d’été, nous avait opposés, à propos de la Commune de Paris, sur l’interprétation d’un texte que nous ne pouvions plus situer avec précision ; nous nous souvenions vaguement qu’il s’agissait d’une des lettres – nous avions évidemment oublié laquelle - de Marx à Kugelmann…

 

Jean MENDELSON

Membre de la commission internationale du PSU (1970-1973), Directeur des Archives du ministère des Affaires étrangères (2006-2010), Ambassadeur de France à Cuba, puis ambassadeur itinérant, pour l'Amérique latine, de la présidence française de la COP21 (2010-2015)

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