Alain RICHARD
Décembre 2022
Variations autour du pouvoir
J’ai un souvenir très net de ma première rencontre avec Michel Rocard, qui opérait alors sous le pseudo de Georges Servet : c’était au printemps 1965 à une session de formation des Étudiants socialistes unifiés (ESU), dans une auberge de jeunesse bucolique située sur l’Ile de Migneaux à Poissy. L’ambiance était studieuse et la présentation de Michel était une analyse des forces à l’œuvre dans les mutations économiques et sociales de cette décennie, qui faisait prévoir une base sociale favorable à la décentralisation et à l’autogestion. Son brio, sa cohérence dans l’examen des faits sociaux, et une empathie de grand frère envers les étudiants que nous étions m’ont marqué tout de suite – comme son débit verbal qui ne devint contrôlé que plus tard à l’épreuve des médias.
J’assistai depuis l’équipe nationale étudiante à son accession à la tête du PSU au congrès de 1967, qui lui rendit son vrai nom. Auparavant s’étaient déroulées des législatives marquées par une montée de la gauche classique à laquelle nous prenions une petite part avec 4 députés. Cet accord électoral, malgré de fortes divergences, révélait la faille, que ressentaient presque tous, entre rénovation politique de la gauche et participation au combat commun. Michel partageait ce malaise ; bénéficiaire lui-même de l’accord, il ne fut pas élu dans les Yvelines malgré un score honorable. C’est alors que je fis mes débuts comme modeste expert électoral pour documenter nos négociateurs dans ce dialogue inégal.
Mon admission à l’ENA peu après eut pour effet de me mettre hors circuit pour cause de service militaire puis stage préfectoral pendant deux années marquantes. C’est donc par la pensée que je vécus mai et juin 68, puis la candidature remarquée de Michel à la présidentielle de 69 consécutive à l’échec de De Gaulle, et son élection surprise dans une partielle là où il avait échoué précédemment. Il entrait pleinement dans la cour des grands, bien qu’à la tête d’un parti modeste et dans un paysage dégradé pour la gauche.
En formation à l’ENA puis nommé auditeur au Conseil d’État, je repris mon militantisme du soir dans un PSU stimulé par ces épisodes. La petite expertise dont on me créditait me valut de collaborer avec le député Michel Rocard, resté non-inscrit par indépendance et, à cette époque, dépourvu de tout assistant parlementaire. C’était par un bref coup de téléphone qu’il me passait commande ; j’ai parfois un peu tremblé de le voir monter à la tribune avec en main le discours que je venais juste de lui donner, mais sa rapidité était déjà légendaire. L’aventure se termina par sa défaite aux législatives suivantes de mars 73. Nous les avions affrontées en indépendance à côté d’un PS en progression après Épinay ; il me revint, dans un rapport présenté à la direction nationale, de conclure que le PSU n’avait pas d’avenir comme force isolée. Je ne faisais que mettre des mots, plutôt des chiffres, sur une réalité que nos cadres politiques avaient ressentie sur le terrain et que Michel avait déjà anticipée.
L’élection présidentielle de 1974 déclenchée par la mort de G. Pompidou fut le déclencheur d’une dynamique que nous recherchions. L’union autour de F. Mitterrand (facilitée par le PC qui ne souhaitait pas se compter) fit entrer Michel dans un dispositif de campagne commune couronné par un résultat à plus de 49 %. Dans la foulée, les Assises du Socialisme, qu’il avait préparées avec des complices de la société civile et de la CFDT, marquèrent le rassemblement d’une gauche rénovatrice aux côtés d’un PS en dynamique. Je repense à notre déconvenue quand nous manqua la majorité au Conseil National d’Orléans qui devait ratifier l’entrée collective du PSU au PS. Ultime révélateur de la réticence de bien des adhérents, ardents dans les luttes sociales et sociétales, à se couler dans les stratégies d’accès au pouvoir d’État.
Entrés au PS, et laborieusement dans ses instances où nous retrouvions d’autres rénovateurs ayant fait ce choix plus tôt, « les Rocardiens », selon l’appellation désormais fixée, devions faire notre place en vue de prochains rendez-vous que tous espéraient victorieux. Des cantonales tenues en mars 76 confirmèrent une poussée majoritaire stimulée par les tensions économiques de l’époque. J’eus pour tâche de les disséquer pour guider les cadres de notre réseau vers les investitures à gagner, d’où de multiples échanges dans un réseau désormais structuré. Michel encadrait cette stratégie dans son QG parisien mais je vérifiai qu’il n’était pas passionné par les détails électoraux, à la différence de beaucoup d’autres dirigeants de tous bords. C’est alors que se décida sa réimplantation dans les Yvelines, sur un territoire plus favorable – où pourtant je signalais les effets à terme de la désindustrialisation en cours, ce qui se vérifia 20 ans plus tard… Mais il gagna brillamment la mairie de Conflans, un des faits saillants de la « vague de 77 », au moment où j’accédais à ma propre mairie, à quelques kilomètres de là mais dans le Val d’Oise.
Un an plus tard, c’est le rendez-vous des législatives qui, au vu du climat, pouvaient priver VGE de majorité. Le total gauche atteint 50 % au premier tour, le PS devançant le PC pour la première fois, mais les désaccords politiques créés par le PC font échouer beaucoup de candidats au second. Nous sommes pourtant un bon contingent à entrer dans le groupe PS derrière Michel. C’est au soir de ce second tour qu'il déclare dans un appel solennel qu'il n'y a pas de fatalité à l'échec de la gauche et ainsi, en termes choisis, lance la concurrence à la présidentielle contre un Mitterrand associé à cette nouvelle défaite. Cette entrée en matière (que personnellement je découvre après coup) crée d’emblée une atmosphère de sourde hostilité au sein du parti et du groupe et met en difficulté des partenaires bienveillants comme Pierre Mauroy.
Notre structuration en courant acquiert donc une dimension offensive autour de Michel, présenté comme challenger plus apte à vaincre VGE que le premier secrétaire. Je suis, avec la fougue requise, dans les intervenants fréquents de ces controverses. Nous obtenons une sympathie de la presse politique et d’une large part de l’opinion, mais nous perdons le congrès de Metz assez nettement par loyalisme des militants méfiants de cette opération appuyée sur l’extérieur. J’en fais l’expérience directe lors d’une chaude tournée dans les débats de fédérations. Mais la pression se maintient dans un courant galvanisé par l’enjeu de la présidentielle. Nous le vivons notamment dans un rassemblement de responsables à la Chartreuse de Villeneuve-Lès-Avignon, fin août 1980, où le croisement des courbes nous paraît à portée et où nous préparons fiévreusement cette sorte de double alternance sous l’impulsion de Christian Blanc et d’Edgard Pisani.
La victoire de F. Mitterrand en mai 81 change entièrement le tableau, nous sommes dans une vaste majorité à l’Assemblée et Michel un ministre d’État reconnu comme pleinement partenaire dans la majorité. Des responsabilités nous sont concédées au Parlement. Le succès a estompé les hostilités même si des désaccords demeurent. Nous maintenons une vie de courant active tant à la base que dans la vie du parti, que le chef de l’État surveille de près. En fin de législature le désaccord refait surface avec la perspective du retour de la droite et le désaccord de Michel, que je partage pleinement, sur le passage à la proportionnelle. Remplacés par la droite en mars 86, nous rejouons le scénario du débordement à la future présidentielle mais dans un duel à fleurets mouchetés, puisque F Mitterrand fait mine de pas se représenter tout en restaurant sa popularité contre le gouvernement Chirac. Cette fois j’hérite de la mission acrobatique de porte-parole d’un candidat qui ne l’est qu’à titre suspensif. Le suspense (relatif) prend fin à un mois du premier tour quand le président sortant se porte candidat « par devoir » pour restaurer une France Unie qui ne l’avait guère tenté en 81.
Alors commence le temps le plus intense de mon compagnonnage avec le Premier ministre Michel Rocard. Je ne suis pas au gouvernement puisque le Président a écarté mon nom, mais j’aurai une responsabilité substantielle à l’Assemblée. En attendant, il faut passer la dissolution et retrouver une majorité (dans des circonscriptions dessinées par Pasqua, heureusement en nombre accru) alors que le PC, tout en acceptant la discipline républicaine au second tour, exclut de participer à une majorité. Dans une dissolution, ça va très vite. Il fallait choisir les candidats du PS mais aussi des partenaires (très variés) pour suivre le thème de l’ouverture, partagé entre le président et Michel. D’où des séances intensives de la commission électorale où je me retrouve seul face à quelques crocodiles, chacun avec sa liste de courses arrangée avec l’Élysée – et pour moi, c’était pareil venant de Matignon. Quelques suggestions cocasses circulent, comme un descendant de chef chouan en Anjou... Michel suit l’affaire de près sachant que la majorité n’est pas faite d’avance. On finit par un accord.
L’épisode suivant est justement dans son bureau, le soir du second tour. Après des sondages ultra-favorables faits à la va-vite dans un climat marqué par le score élevé du président, les écarts se sont resserrés et on voit après le premier tour que la marge va être minime. Les résultats arrivent lentement et on compte, recompte. Le verdict tombe tard dans la nuit : la gauche « électorale », PC compris, a une majorité d’une douzaine de sièges résultant d’un mince avantage en voix. Mais le PC confirme que ses 25 élus ne participeront pas à la majorité gouvernementale et ne fait pas mystère de sa volonté de se refaire dans l’opposition. Donc notre Premier ministre commence son parcours avec une absence de majorité, sans précédent depuis 1958. Le tout assorti d’un partenariat plus qu’épineux avec le Président.
Commence alors une navigation parlementaire de trois ans, dont je ne peux citer les nombreux épisodes. Je dois y contribuer comme animateur des rocardiens à l’Assemblée, en bonne intelligence avec les autres courants que la situation responsabilise. Il faut éviter les foucades du groupe où nombre de grognards de 81 ne digèrent pas l’ouverture, mais la camaraderie acquise dans tous ces combats crée un ciment. Michel paie de sa personne, sachant jouer de son passé militant respecté de tous. Nous sommes aidés par les ressources de la Constitution, que Guy Carcassonne manie avec virtuosité épicée d’un humour ravageur. Pour faire passer tous nos textes, avec des réformes substantielles, nous jonglons avec les abstentions négociées des centristes ou, selon les sujets, des communistes. Il y eut des échanges cordiaux en particulier avec les deux leaders centristes, Jacques Barrot et Pierre Méhaignerie, humanistes désireux de se détacher du RPR mais ligotés par le mode de scrutin (pour lequel Michel s’était battu !). Les élus d’outre-mer furent aussi intensément courtisés avec toutes les ressources de la République.
C’est ainsi que dès le départ nous obtenons le vote du rétablissement de l’ISF et la création du RMI, ce dernier point à l’unanimité. Bientôt viendra la suppression des liens entre l’exécutif et l’audiovisuel avec la création du CSA indépendant. Entretemps une équipe extraordinaire de négociateurs, rendant compte en permanence au Premier ministre, a sorti le pays de la crise sanglante de Nouvelle-Calédonie. Une politique active de relance de l’emploi par beaucoup de mesures pro-entreprises trouve aussi un soutien et obtient des résultats. Comme rapporteur général du budget, il me revient de faciliter l’adoption des budgets successifs. Malgré les compromis proposés au PC et aux centristes, ils ne vont pas jusqu’à voter pour, puisque voter le budget c’est entrer dans la majorité. Chaque année, le 49.3 est invoqué et une motion de censure mise aux voix.
L’épisode le plus mouvementé a été le budget 91 qui instaurait la CSG sur tous les revenus en remplacement d’une partie des cotisations salariales, rendu pittoresque par l’opposition larvée du ministre des Finances (Pierre Bérégovoy) comme de celui du budget (Michel Charasse). Cette fois-là, en raclant les fonds de tiroir, nous évitâmes la censure à 5 voix près. Et le Conseil Constitutionnel voulut bien admettre que la CSG, juridiquement un impôt, soit destinée à la protection sociale comme les anciennes cotisations, deuxième « ouf ». Je repense souvent à cette prophétie de « Béré », réticent par attachement d’ancien syndicaliste au système paritaire de cotisations hérité de la Libération. Il nous disait : « Pour l’instant vous partez à 1,1 %, mais avec son rendement et sa faible compréhension par les gens, à chaque fois que vous aurez un besoin de financement du social, vous ouvrirez le robinet CSG et vous finirez à 10 % ». Il n’avait pas tort mais c’était une réforme juste.
En revenant sur cette période, je repense à l’atmosphère optimiste, gaie voire potache (n’est-ce pas Jean-François ?) qui régnait dans l’équipe de Matignon encadrée par Jean-Paul Huchon et qui suivait Michel avec un dynamisme incroyable et un rare tonus intellectuel. Lui-même était toujours en anticipation, de bonne humeur, surmontant les cahots de la route et théorisant avec son habituelle complexité les étapes qui se présentaient. Ce fut un moment politique et humain exceptionnel, il en restera quelque chose, comme le souvenir des huit mois de Mendès. Je ne peux y repenser sans un sourire d’amitié.
Alain RICHARD
Ancien ministre de la Défense, sénateur du Val d'Oise