Jacques MAIRE
Février 2025
"Leur grande convergence intellectuelle passait après leurs responsabilités respectives"
Les relations entre la CFDT et Edmond Maire et Michel Rocard m’évoquent aussitôt la complicité des deux hommes dont les familles se retrouvaient, chaque été au mois de juillet en vacances, dans le Golfe du Morbihan.
Mais je voudrais souligner le paradoxe existant dans la relation entre les deux hommes : leur grande convergence intellectuelle sur les enjeux politiques, la conception de la société, l’équilibre des pouvoirs, le rôle du mouvement ouvrier passait après leurs responsabilités respectives. Celles-ci n’autorisaient pas qu’ils agissent ensemble.
Certes, très tôt, Edmond Maire avait pris sa carte au PSU de Michel Rocard, faute de mieux. Il fallait être adhérent pour se former politiquement, mais sans pour autant s’engager visiblement. Mais cette "petite gauche" n’avait qu’un très faible impact sur les socialistes et le Parti Communiste ; elle était pour Edmond une source d’énervement.
Les Assises du Socialisme n’ont pas changé la donne. Edmond avait le souci de ne pas aller contre sa base qui souhaitait un vrai changement politique. Il a donc laissé un certain nombre de membres de la CFDT s’impliquer, tout en n’engageant pas l’ensemble de l’appareil dans un partage du pouvoir au sein du Parti Socialiste et la CFDT, au grand étonnement de Mitterrand.
L’importance de l’appareil CFDT et son ancrage ouvrier était un objet d’envie de la part de Michel Rocard, qui aurait bien souhaité mettre cette puissance au service de son projet politique. Mitterrand aurait voulu faire de même et n’a pas compris que la CFDT refuse d’entrer au cœur de l’appareil PS. Il a souhaité malgré tout s’attacher Jacques Chérèque, bien que rocardien, comme symbole visible de la présence des travailleurs dans le Parti.
Edmond Maire avait une autre idée du mouvement syndical et une vision claire de la voie à faire prendre à la CFDT : emmener son organisation dans une voie intellectuelle et sociale autonome, sans subir le diktat du communisme ou du PS, notamment après le recentrage de 1976 puis le fameux rapport Moreau.
J’ai moi-même été témoin de cette époque. J’avais adhéré au Parti Socialiste à la rentrée 1980, pour que Mitterrand ne soit jamais président et pour porter Michel Rocard au pouvoir. Ne boudant pas mon plaisir en mai 1981, j’ai privilégié l’engagement syndical, en fondant avec des connaissances devenues des amis, dès 1982, le syndicat étudiant « Pour un Syndicalisme Autogestionnaire », en contrat avec la CFDT. Notre livre de chevet était « La deuxième gauche » de Hervé Hamon et Patrick Rotman. Nous nous définissions politiquement comme rocardiens, mais pensions ne pas avoir grand-chose en commun avec l’aile affichée des jeunes rocardiens de l’époque, incarnée par le trio Bauer, Valls, Fouks. Syndicalistes étudiants également, ils n’hésitaient pas à s’associer aux lambertistes pour grimper plus vite les échelles du pouvoir.
Avec un peu de recul, peut-on regretter, au-delà du respect mutuel et de la convergence de vue qui rassemblait Edmond Maire et Michel Rocard cette absence d’agenda partagé, d’engagement politique entre les rocardiens et la CFDT ? Je ne le crois pas.
Il y a 50 ans, la deuxième gauche politique, les rocardiens et leur galaxie, étaient dans la même position minoritaire que la CFDT, dominés par le Parti Communiste et face à une culture étatique dominante chez les socialistes. La CFDT a réussi, envers et contre tous, en prenant souvent ses distances avec les gouvernements de gauche, à creuser son sillon, assumer son réformisme et créer un vrai consensus interne par un débat démocratique. Elle a pu ainsi progressivement s’affirmer comme la force syndicale centrale du pays, le moteur du dialogue social. Dans un paysage syndical aussi émietté, que la France puisse disposer d’une organisation réaliste, bienveillante sur la société, prête aux rapports de force mais aussi à prendre ses responsabilités face à tout gouvernement, c’est une chance, presque inespérée, que l’on doit aux militants de la CFDT depuis 1962. Il aurait fallu peu de choses, et notamment des engagements partisans de circonstances, pour rendre impossible cette évolution qui fait de la CFDT le premier syndicat de France aujourd’hui.
Michel Rocard et ses amis n’ont pas réussi à faire parcourir la même évolution au PS, celle d’un parti de transformation, réformateur, réaliste, qui ne se coupe pas de sa base sociale tout en ne craignant pas de s’opposer aux révolutionnaires de tout poil. Ce travail reste à mener. C’est peut-être ce message que Michel Rocard a voulu laisser en demandant à Edmond Maire de prononcer son hommage posthume dans la cour des Invalides, un certain été 2016. Et c’est par cet hommage qu’Edmond Maire lui a rendu à cette occasion que je rappelle la référence qu’il fut pour Edmond et la CFDT :
« Michel Rocard, à travers ses nombreux engagements avec des mouvements de jeunesse, des associations, des clubs de réflexion, et à l’occasion de débats multiples avec des acteurs sociaux ou économiques, apparut … porteur d’un nouveau cours pour l’évolution de la société française. L’alternance qu’il esquissait dans ses interventions était à la fois morale, face au scepticisme ou au cynisme de bien des dirigeants ; et civique, en opposition frontale aux tenants de l’étatisme ou de la révolution par la loi. Elle résonnait comme un appel à la convergence des forces sociales, politiques et intellectuelles conscientes des difficultés à surmonter.
Son ambition pour la société était de même nature que celle qui mobilisait Pierre Mendès France ou Jacques Delors. Sa conception du changement social et sociétal rejetait toute dérive populiste, lorsque les promesses de court terme l’emportent au détriment du fond : l’avenir de l’Europe, la protection de l’environnement et de la planète... »
Jacques MAIRE
Ancien député