Marisol TOURAINE
Octobre 2022
Un compagnonnage politique affectueux
J’ai rencontré Michel Rocard pour la première fois en 1985 et ce fut le début d’un dialogue ininterrompu, d’un compagnonnage politique et amical qui m’a animée jusqu’à aujourd’hui. Ce n’est pas le moindre des paradoxes et des forces de cet homme, dont le destin politique fut brutalement interrompu en 1994 par l’échec de sa campagne aux élections européennes, que d’avoir formé des générations diverses de femmes et d’hommes restés fidèles à sa vision et à ses principes bien après son abandon de la vie politique active.
On se sent rocardien et on est défini comme tel dans l’univers de la gauche socialiste, par-delà les engagements que son retrait a ensuite conduits à faire : Lionel Jospin, Dominique Strauss-Kahn puis François Hollande en ce qui me concerne. Je n’avais pas l’âge d’avoir connu l’aventure du PSU mais j’ai aimé sa manière si particulière de transformer toute discussion politique en débats d’idées et toute intuition intellectuelle en proposition concrète : l’exercice du pouvoir me semblait une quête naturelle pour qui était de gauche. Je n’ai donc pas hésité à rejoindre son cabinet. Je travaillais alors sur les questions militaro-stratégiques, et je l’ai fait à ses côtés à Matignon, dans ses bureaux de la rue Vaneau et au Parti socialiste. Je n’ai ensuite jamais cessé de le voir et d’échanger avec lui. Michel Rocard n’était pas un affectif, mais à sa manière à lui, il était profondément affectueux et fidèle en amitié : pendant mes cinq années au ministère des affaires sociales et de la santé, il n’a cessé de m’adresser des encouragements, de lancer des idées, parfois aussi d’émettre des doutes mais il les réservait à nos conversations privées. Me viennent à l’esprit de belles images : je retiendrai celle où je l’avais accueilli à l’été 2012 à la Forêt des Livres organisée à Chanceaux-près-Loches, ma terre d’élection ; nous avions longuement discuté de l’exercice du pouvoir sous les frondaisons de cette magnifique forêt.
De ce compagnonnage, je retiens d’abord que c’est Michel Rocard qui m’a donné envie de m’engager en politique, d’abord en me convainquant d’adhérer au Parti socialiste au nom des idées et des valeurs dont ce parti était l’héritier, ensuite en m’encourageant à me présenter aux élections législatives. Lui, le haut-fonctionnaire devenu politique, qui avait l’ambition d’une utopie du possible qui réconcilierait l’idéal et la gestion, me disait que la vraie politique était celle que l’on faisait avec les électeurs même s’il y avait d’autres engagements possibles. Je me sentais alors assez loin des appareils politiques, et plutôt que de me dire qu’ils étaient un mal nécessaire, il insistait sur l’héritage glorieux dont ce parti était porteur. Michel Rocard était résolument tourné vers l’avenir, il n’avait rien d’un nostalgique mais il était profondément enraciné dans l’Histoire et avait une perception intense de l’ancrage de ces combats. Il inscrivait sa parole et son action dans l’histoire de la gauche c’est-à-dire celle des luttes sociales et de l’émancipation. A cet égard, si prompt à engager un dialogue ouvert et sans arrière-pensées avec tous, il n’a jamais pensé que la gauche et la droite se confondaient ni même qu’elles pouvaient ou devaient être dépassées.
J’en retiens ensuite un certain rapport à la parole politique. La complexité du monde appelle une pensée complexe, qu’il exprimait lui-même de manière particulièrement complexe mais c’est une autre histoire. Il jugeait irrespectueuse la simplification à outrance du langage politique car elle ne disait rien de la complexité de la décision à prendre, qui devait aussi résulter de la convergence des points de vue. Il avait la passion du dialogue et de la nuance mais ne perdait jamais de vue son objectif. Je me souviens de ses réticences spontanées à l’égard de certaines théories de la dissuasion nucléaire. Il s’était converti à celle-ci sur le tard, mais refusait viscéralement de la voir évoluer vers une doctrine d’emploi tactique malgré la pression croissante de l’Union Soviétique. On voit combien ces débats résonnent encore à l’heure de la guerre en Ukraine. Premier ministre, il n’avait pas la main sur ces questions, domaine réservé de François Mitterrand. Cela ne l‘empêchait pas de me dire et de dire à ses interlocuteurs que la fin du nucléaire était un objectif, que la dissuasion ne s’accommodait pas d’une doctrine d’emploi et qu’il fallait avoir le double courage d’anticiper le désarmement nucléaire et de mettre fin aux essais nucléaires dans le Pacifique. C’est Jacques Chirac qui accomplira ce dernier vœu. Je reste impressionnée par sa capacité, en pleine guerre froide, à avoir pensé out of the box , en sortant des cadres imposés par la pensée dominante d’alors.
A un moment où le bouleversement de notre monde appelle la refondation de la gauche socialiste et l’invention de réponses résolues aux défis du siècle à venir, sa pensée, sa parole et son amitié manquent.
Marisol TOURAINE
Ancienne ministre des affaires sociales, de la santé et des droits des femmes, aujourd’hui présidente d’Unitaid
Administratrice de MichelRocard.org