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Comment Michel Rocard m’a converti au désarmement nucléaire

Bernard Norlain, Juin 2022

En réalité, cette « conversion » n’a rien à voir avec celle de Saint Paul, car elle s’est effectuée sur une vingtaine d’années entre l’arrivée de Michel Rocard à Matignon et le moment où nous avons signé une tribune dans « Le Monde ». On peut dire que la gestation a été longue, mais pour la raison très simple que nous étions au départ sur la même longueur d’onde. C’est-à-dire que nous ne remettions pas en cause le principe de la dissuasion nucléaire.

Nous sommes en mai 1988. Michel, nouveau Premier Ministre, pouvait difficilement se permettre d’interférer dans les prérogatives régaliennes du Président de la République, dont l’affirmation péremptoire et volontairement monarchique : « la dissuasion nucléaire, c’est moi » suffisait à stopper toute velléité contestatrice. Solidarité gouvernementale oblige. Je pense néanmoins, et ses compagnons de route historiques le confirmeraient sans doute, qu’il n’en pensait pas moins. La suite le prouvera. Mais pour témoigner de sa position, j’ai conservé une trace d’une de ses interventions à l’occasion d’une visite à l’Institut Charles De Gaulle le 10 novembre 1988 dans laquelle il déclarait : « …nous nous sentons en véritable héritier dans le domaine de l’autonomie de la Défense. J’ai été hostile au départ à la force de dissuasion, mais la situation est maintenant irréversible et vous n’avez pas d’inquiétude à avoir sur la gestion de l’héritage, même si les conditions ont changé. »

De mon côté, chef du cabinet militaire du précédent Premier Ministre Jacques Chirac et maintenu en place contre vents et marées par Michel Rocard, je n’avais pas à cette époque beaucoup d’états d’âme à propos de la « force de frappe ». Nous étions encore à l’époque dans la guerre froide, et même si l’arrivée au pouvoir de Gorbatchev et le sommet de Reykjavik les 11 et 12 octobre 1986 avaient changé la situation et la portée stratégique des armes nucléaires, celles-ci restaient toujours au cœur des politiques de défense des pays nucléaires. Pour mémoire, au cours de ce sommet, Reagan et Gorbatchev furent à deux doigts de conclure un accord pour l’élimination complète des armes nucléaires ; si cet accord ne fût pas conclu, il aboutira néanmoins sous Nixon à la signature d’un accord sur les Forces Nucléaires Intermédiaires -FNI- (malheureusement dénoncé par Donald Trump).

Pour ma part, le rôle de la force nucléaire française était surtout de maintenir une certaine autonomie de la France entre les deux blocs qui s’affrontaient et de ne pas se retrouver entraîné dans des conflits que nous n’aurions pas voulus. C’était, je crois, le véritable but du Général de Gaulle, pas tellement de jouer les apprentis sorciers.

Bref, pour en revenir à l’arrivée du Premier ministre, je ne trouve pas trace dans mes notes de « nucléaire » lorsqu’il me reçoit pour la première fois le 10 mai 1988. Mais, dans un entretien accordé en 2010 à la revue de l’IRIS, il raconte qu’il a eu droit à un séminaire de formation intensive fait par l’Etat-major des Armées. Au cabinet militaire, c’est Yves Buffat, alors colonel, qui était chargé de faire le lien entre le SGDN, l’Etat-major des armées et Matignon, notamment pour le sujet très sensible du choix des objectifs. Je me souviens d’ailleurs de l’émoi soulevé par la découverte du fait que certains objectifs étaient situés en Allemagne de l’Est (RDA) et de l’action du Premier Ministre pour les faire supprimer. 

Bien entendu, la question du maintien de la crédibilité technologique et stratégique de la force de dissuasion occupait une part importante de notre travail au cabinet militaire, en liaison avec Marisol Touraine, arrivée quelques mois plus tard : l’abandon des missiles à roulette chers au précédent ministre de la Défense, la question du Hadès, etc. Dans ces occasions comme dans bien d’autres, j’ai toujours été admiratif de l’intérêt que portait Michel Rocard aux questions stratégiques et militaires, comme au renseignement, et de sa parfaite connaissance des enjeux géostratégiques.

Dans cette période, un moment important et impressionnant fût la nuit passée sur le sous-marin nucléaire lance-engins (SNLE) « Le Tonnant » le 25 mai 1989. Embarqués à l’Ile Longue, nous avons passé la nuit à bord et assisté à un exercice -fictif- de tir de missile puis quitté le sous-marin par hélitreuillage le lendemain matin. 

Je ne me souviens pas avoir eu, à cette époque, de vraies discussions sur la pertinence stratégique des armes nucléaires.

C’est dans une deuxième étape, à l’initiative de Michel Rocard, que nous allons avoir de nombreux échanges sur le thème de l’élimination des armes nucléaires. Je quitte le Cabinet militaire en décembre 1989 et je rejoins mon nouveau poste de Commandant de la Défense aérienne. Le mur de Berlin s’écroule et nous changeons de monde. Naturellement, le rôle et la place de la dissuasion nucléaire sont alors remis en question, particulièrement pour la France. A cette époque, notre doctrine nucléaire est une doctrine du faible au fort et de non-emploi. La disparition du « fort », l’URSS, nécessitait une redéfinition d’un adversaire futur, qui rapidement devint le « fou », et des cibles potentielles : des « centres de pouvoir ». Ce qui signifiait un glissement progressif vers l’emploi, facilité par la grande précision des nouveaux systèmes d’armes. Qui dit emploi dit guerre nucléaire, et très probable escalade nucléaire. Nous passions, sans le dire bien sûr, de la stratégie de dissuasion à une stratégie de persuasion, ce qui impliquait la possibilité de l’emploi de l’arme atomique, de surcroît sur un mode offensif. Inacceptable à mes yeux pour les risques de destruction de la planète, et donc de l’humanité, que cela impliquait. Il ne faut pas oublier que, avec la Bombe atomique, l’humanité, pour la première fois, s’est donnée la capacité de se détruire elle-même.

J’en étais là dans mes réflexions lorsque vers 1997, Michel Rocard me contacte pour tenter de m’enrôler dans son nouveau combat pour l’élimination des armes nucléaires. Il avait suivi le même cheminement que le mien mais, je vous rassure, en beaucoup plus brillant. Cheminement qu’il résume très bien dans un entretien accordé à l’IRIS en 2010 : « J’ai été pendant la guerre froide un ardent défenseur de la dissuasion. J’ai pris position publiquement sur le désarmement nucléaire bien après la guerre froide vers 1996 » Ceci l’avait conduit tout d’abord à prendre position publiquement contre la reprise des essais nucléaires décidée par J. Chirac en 1995, puis à faire partie de la Commission Canberra, créée en novembre 1995 à l’initiative de l’Australie à la suite de la reprise des essais par la France. Cette commission comprenait de nombreux experts stratégiques, politiques, scientifiques. Aux côtés de Michel Rocard, on trouvait, entre autres, le Général Lee Butler, ancien commandant du Strategic Air Command américain, Joseph Rotblat, Président de Pugwash et récent Prix Nobel de la Paix, MacNamara et même un ambassadeur chinois, représentant officiel de son pays.

Leur rapport : « Eliminer les armes nucléaires », préfacé par Michel Rocard, sortira en France le 1er Février 1997. Le titre dit bien ce qu’il veut dire. C’est à partir de ce moment-là que nous avons commencé à avoir des discussions et des échanges de lettres à ce sujet. 

Je n’ai pas réussi à retrouver les originaux de nos lettres, seulement le brouillon d’une de mes réponses qui éclaire cependant la nature des arguments développés par Michel. Pardonnez-moi donc de vous infliger ma littérature à défaut de la sienne :

« Monsieur le Premier Ministre,

« C’est avec beaucoup de retard que je viens donner suite à notre conversation d’il y a déjà plusieurs semaines, mais votre article sur l’élargissement de l’OTAN me rappelle à mes promesses.

J’ai lu avec beaucoup d’attention le rapport de la Commission Canberra et particulièrement votre introduction…

…Il y a maintenant une perte de légitimité stratégique du nucléaire que tout le monde reconnaît. Mais pour la France la question est de savoir si le nucléaire reste pertinent comme socle minimal de sa sécurité. Comme vous l’avez d’ailleurs très bien exprimé.

Les éléments de réponse sont à chercher d’abord autour de nous :

La Russie : Il est vrai qu’à l’heure actuelle la Russie ne représente plus la menace que nous avons connue et que l’on ne voit pas dans l’immédiat de raisons pour que cette menace renaisse. Mais, quelque soit son régime politique, elle reconstituera son empire et nul ne sait de quoi sera fait l’avenir. En tout cas, personne ne peut assurer que la Russie aura renoncé à utiliser la violence pour réaliser ses objectifs politiques. Par ailleurs, l’argument de l’affaiblissement de son potentiel militaire ne me paraît pas pertinent car cet affaiblissement touche essentiellement l’armement conventionnel. Au contraire, la Russie a veillé à préserver, pour l’essentiel, son arsenal nucléaire et à continuer à le moderniser. C’est son ultime atout dans le rapport de force international…

De plus, les Russes ont été longtemps à l’école de Staline, ils peuvent signer tous les traités possibles, ils feront ce que commandent leurs intérêts.

(Je continue avec les autres Etats nucléaires, puis…)

…en France, pour l’instant, dans les milieux dits autorisés, le rôle du nucléaire est toujours magnifié… c’est dire la résistance que vous allez rencontrer…je voudrais ajouter une remarque concernant l’ambiguïté d’une telle démarche. Elle regroupe en effet des courants aux motivations très différentes : écologistes, pacifistes, politiques etc., qui risquent de faire diverger ou exploser ce mouvement… Par exemple que deviendra le nucléaire civil dans cette perspective…

Après avoir énoncé les principales de mes réserves, je voudrais vous dire que je suis prêt à participer à vos discussions sous une forme ou sous une autre, car on ne peut plus continuer à se cramponner à la Bombe comme on continue à le faire en France »

La messe est dite, me voilà quasiment converti. Commencera alors une nouvelle phase de discussions, de rencontres, d’interventions, mais sans que le mouvement de fond souhaité par Michel ne se produise. Jusqu’au jour où… Michel Rocard me téléphone au printemps 2009 pour participer à la rédaction d’un article à paraître dans « Le Monde ». Il m’explique que l’idée lui en est venue, à la suite de la publication d’un article signé par Henry Kissinger, William Perry, ancien secrétaire à la Défense de Bill Clinton, George Schultz, ancien secrétaire d’Etat de R. Reagan, et Sam Nunn, sénateur démocrate, et surtout de l’allocution prononcée à Prague par Barack Obama en avril 2009 en faveur du désarmement nucléaire. Il me raconte qu’au cours d’un déjeuner en duo, il a convaincu J. Chirac de signer également cet article… Le temps passe, et au cours de l’été, il m’apprend que finalement J. Chirac s’est désisté mais qu’Alain Juppé a accepté, ainsi qu’Alain Richard.

Finalement, l’article sortira dans « Le Monde », rubrique Débats-Décryptages, le 15 octobre 2009, sous le titre « Pour un désarmement nucléaire mondial, seule réponse à la prolifération anarchique ». Il sera suivi par des articles similaires dans de nombreux pays et par la création d’organisations dédiées au désarmement nucléaire, comme Global zero, Nuclear Threat Initiative, European Leadership Network, ICAN et bien d’autres. 

Dans la foulée, Michel Rocard, qui bénéficiait d’une reconnaissance et d’une audience internationales très fortes, m’entraînera dans ces mouvements et je garde en particulier le souvenir marquant de l’avoir accompagné à une réunion restreinte en marge de la Conférence de Munich en 2010 ou 2011, autour de Henry Kissinger et Madeleine Albright.

Puis, la nécessité de créer en France une organisation destinée à promouvoir spécifiquement le désarmement nucléaire s’est faite sentir et Michel Rocard étant très occupé par sa mission pour les Pôles, c’est, ironie du sort, avec Paul Quilès que nous créerons en 2014 « Arrêtez la Bombe », qui deviendra quelques années plus tard « Initiatives pour le Désarmement Nucléaire », qui poursuit toujours ce combat.

Les années ont passé, le monde a changé, particulièrement depuis l’agression de l’Ukraine par la Russie, mais je reste persuadé de l’absurdité des armes nucléaires. Contrairement à ce que l’on nous a répété depuis des décennies, les menaces nucléaires proférées par le Président russe nous montrent non seulement que la guerre nucléaire est possible, mais aussi que notre propre discours dissuasif… est dissuadé par la peur, légitime, d’un conflit nucléaire. Le réalisme, c’est d’affronter cette possibilité de la guerre et de « s’engager vers un désarmement nucléaire, simultané, équilibré et progressif » selon les propres termes de Michel Rocard.

Général d’armée aérienne (2S) Bernard NORLAIN

Ancien chef du cabinet militaire de Michel Rocard

Président d’Initiatives pour le Désarmement Nucléaire (IDN)

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