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Scandale, propagande et contre-propagande en Algérie : le sort de la « Note » de Michel Rocard dans l’histoire des camps de regroupement

Fabien Sacriste, Avril 2022

La « Note sur les centres de regroupement » de Michel Rocard, dont l’histoire est aujourd’hui bien connue[1], est une source immédiate sans égale sur ces camps qui figurent parmi les politiques de déplacement forcé parmi les plus massives du siècle passé. Entre 1954 et 1962 en effet, l’armée et l’administration françaises ont déplacé au moins 2,35 millions de ruraux dans quelque 2 392 camps de « regroupement », dont les objectifs, d’abord stratégiques et militaires – « vider » les campagnes de leurs habitants pour priver le FLN-ALN de tout soutien logistique, humain et politique – furent aussi administratifs et civils : surveiller une population algérienne vivant en « habitat dispersé » et toujours suspecte de soutenir les maquisards. Espace privilégié de la politique de « pacification », le regroupement permet de concentrer toutes les pratiques qui caractérisent les actions extramilitaires déployées par l’État colonial pour asseoir sa maîtrise du territoire et de la population : discipline et contrôle social, organisation et encadrement administratifs à des fins d’embrigadement militaires et politiques, le tout soutenu par une politique « d’action psychologique » à laquelle se rattachent tant la scolarisation des jeunes enfants, la prise en charge sanitaire des familles ou encore la lutte contre le chômage rural – que le regroupement, paradoxalement, amplifie. Si certains de ses théoriciens estiment qu’il pourrait même permettre le développement et la modernisation du milieu rural par la création de « nouveaux villages », la pratique aggrave surtout la crise d’une société déjà bouleversée par un siècle et demi de colonisation : privés d’accès à leurs terres, dépendants de l’administration, les regroupés sont parqués dans des lieux sommaires et insalubres, propices aux crises sanitaires et à la surmortalité infantile. Des camps, donc, qui inscrivent durablement leur marque sur le territoire algérien : la plupart restent de fait en place après l’indépendance, le 5 juillet 1962.

Nommé délégué général du gouvernement dès la fin de l’année 1958, Paul Delouvrier connaît l’existence de ces regroupements, qu’il perçoit cependant au prisme de la propagande militaire : s’il reconnaît la misère qui y règne parfois, il affirme ainsi, devant le Conseil supérieur du plan, qu’ « on assiste [grâce à eux] à la naissance de nouveaux villages, de nouvelles communes, sous la tutelle des officiers des [Sections administratives spécialisées] et de leurs adjoints civils. Et j’ai pu observer, dans un voyage clandestin de plus de trois semaines que j’ai fait en Algérie, à quelle vitesse, dans de nombreux secteurs, l’Armée faisait descendre les populations, du Moyen Âge […] dans le XXème siècle[2]. » Son point de vue change pourtant à la lecture de la Note Rocard. À l’origine, c’est Jacques Bugnicourt, un ami d’enfance effectuant son service militaire au sein des Affaires algériennes d’Orléansville, qui attire l’attention de l’énarque sur leur existence, lorsque celui-ci arrive à Alger en septembre 1958[3]. Après une enquête sur le terrain, Rocard informe une autre de ses connaissances, Éric Westphal. Membre du cabinet de Delouvrier, ce dernier dresse au délégué général une image du regroupement qui tranche sur celle des rapports jusqu’alors disponibles : « Ces espaces sont la plupart du temps des camps. Quelques-uns sont des camps presque modèles, que l’on fait visiter aux journalistes et aux visiteurs, d’autres – la très grande majorité –, sont de véritables foyers de misère entourés de barbelés et de miradors, où règnent la sous-alimentation et la maladie[4]. » Delouvrier charge l’énarque d’une enquête officieuse : menée dans les secteurs d’Orléansville, de Tiaret et de Blida sous couvert d’une mission de l’Inspection des finances sur la réforme foncière, elle conduit à la rédaction de la Note, que l’énarque remet le 17 février 1959 au délégué général du gouvernement en Algérie. Divisée en trois parties, elle insiste sur la situation misérable des populations dans les camps, tout en regrettant l’absence d’un véritable contrôle administratif sur ceux-ci. Son plaidoyer pour la reprise en main de cette politique dominée par l’armée, épouse parfaitement l’un des objectifs fixés par la Présidence à Delouvrier : reconquérir le pouvoir civil, pour éviter un nouveau 13 juin 1958 en Algérie.

La Note répète en la matière les conclusions d’une autre enquête, plus vaste et officielle, menée par l’Inspection générale de l’administration[5]. Le cabinet de Delouvrier envisage d’ailleurs déjà d’en reprendre les principales propositions pour structurer la reprise en main du regroupement : contrôler tout nouveau déplacement sans l’accord explicite du délégué général, faire évaluer la situation des camps par des acteurs dépendant de l’administration civile et reprendre ainsi la main sur leur gestion concrète, tout en orientant cette politique dans une perspective développementaliste déjà théorisée et qui semble avoir séduit, au cours de l’année passée, une part croissante des cadres militaires. Si, en elle-même, la Note a donc peu d’influence sur le contenu de ces décisions, elle brusque l’agenda du délégué général : son ton, plus alarmiste, force la marche du processus décisionnel, incitant Delouvrierl, surpris par « la dimension du problème[6] », à charger Westphal d’organiser dans l’urgence une réunion afin d’étudier les propositions de l’Inspection – et qui aboutit surtout, dans l’immédiat, à la diffusion d’un texte règlementaire limitant tout nouveau déplacement. La révélation médiatique de la Note accélère encore ce processus, en transformant là aussi les représentations du regroupement qui dominent dans la société civile. L’opinion publique est certes informée, début avril, de la situation des regroupements par l’intermédiaire d’une enquête du Secours catholique, mais le ton donné reflète la propagande militaire, pointant la responsabilité de la guerre, plutôt que celle de l’armée[7]. Ces premiers remous ont pu inciter Jean Maheu, membre du cabinet du président de la République, et Joseph Rovan, conseiller politique du ministre de la Justice Edmond Michelet, à divulguer la Note, dont une copie leur a été confiée par Rocard, et qui parvient in fine à Pierre Viansson-Ponté, rédacteur en chef du Monde pour les affaires politiques. La nature officielle de cette source confère à la révélation du regroupement une toute autre teneur[8]. France Observateur en publie une version partielle le 16 avril, avant que Le Monde n’en diffuse la totalité le lendemain, bientôt imité par les principaux quotidiens métropolitains, puis cité, par les responsables communistes notamment, à l’Assemblée et au Sénat pour contester le lancement des opérations militaires du plan Challe[9]. En Algérie, la publication suscite l’ire des cadres militaires, comme en témoigne le rapport que le général Massu, alors commandant du Corps d’armée d’Alger, adresse à Delouvrier. Si elle « donne peut-être une impression générale valable », la Note renferme selon lui des « erreurs » et des « généralisations abusives » qui la rendent fallacieuse – sinon même suspecte, tant sa « fuite » dans la presse est « conforme à la façon suivant laquelle sont conduites les actions subversives de l’adversaire dans la lutte menée actuellement, qui est une phase de la guerre révolutionnaire » : elle « ne peut donc être que le fait d’un fonctionnaire progressiste », sinon de l’un de ces « adversaires de l’Algérie et de la France […] qui jouent le rôle de courroie de transmission du bolchevisme[10] ». L’armée française organise alors une intense campagne de propagande, organisant la visite de « villages modèles » pour les journalistes et responsables politiques, véhiculant des éléments de langage déjà bien rodés : loin d’être des camps, les regroupements seraient des dispositifs de protection contre le FLN, et pourraient même devenir le fer de lance d’une politique de villagisation à même de résoudre les problèmes structurels de l’Algérie rurale – si, du moins, l’administration veut bien se donner la peine de soutenir cette révolution sociale si nécessaire que l’armée a initiée et dont elle supporte seule les efforts humains et matériels.

Si Delouvrier semble valider cette demande en lançant le programme des Mille villages, il est loin d’apprécier cette stratégie – et sa position sur la Note relève même, en un sens, d’une forme de contre-propagande. En brusquant son agenda politique, la médiatisation de l’affaire a certes heurté le délégué général : « [la publication] m’a mis dans une assez violente fureur, parce que je ne trouvais pas conforme à la déontologie du Corps, qu’un rapport de l’Inspection des Finances, fait pour le ministre des Finances [sic], soit publié sans l’autorisation du ministre[11]. » Et alors que le Premier ministre demande la révocation de l’énarque, pourtant défendu par Edmond Michelet, Delouvrier ne semble pas intervenir en sa faveur. Reste que la réponse que son cabinet prépare, tout en exposant un argumentaire défavorable à l’énarque, souligne les ambiguïtés de sa position : il se désolidarise de la publication et de son auteur, mais sans prendre position sur son contenu. Au premier ministre, Delouvrier affirme en effet : « Je n’ai pas envoyé de rectificatif au journal Le Monde et j’estime totalement inopportun de le faire[12] », remarque qui éclaire la déclaration qu’il fait, ailleurs, à Odile Rudelle : « J’ai eu un petit incident avec Michel Rocard, mais il m’a servi[13]. » À aucun moment en effet, le délégué ne conteste publiquement le rapport : il en profite même pour mettre en valeur les mesures de contrôle adoptées, pour renforcer son autorité symbolique sur l’armée. Refusant de contester la responsabilité directe des militaires et, surtout, les conclusions de la Note sur la mortalité infantile, alors même que Massu lui a fourni des données statistiques en ce sens[14], Delouvrier cherche probablement à profiter d’un débat qui affaiblit cette armée qu’il se doit de mettre au pas sans la brusquer. Tout se passe alors comme si son cabinet menait une « double bataille », en réalité complémentaire : mettre à profit le scandale pour faire pression sur l’armée et limiter tout nouveau développement, tout en accélérant la cadence des mesures destinées à faire avancer la restauration de l’autorité civile – ce que « l’affaire Bessombourg », quelques mois plus tard, confirmera[15].

Il est rare pourtant, dans ce contexte, que l’on discute du principe même du regroupement – et, au-delà de la reconquête des prérogatives civiles, la délégation générale passe à côté de l’essentiel de la Note : à aucun moment elle ne parvient à mettre un terme à la dynamique des regroupements de populations, qui reprennent au fur et à mesure que le plan Challe s’accentue. Le programme Mille villages leur apporte même une nouvelle légitimité, contribuant à doubler le nombre de déplacés et à accroître en conséquence les problèmes humains soulevés, dès 1959, par la Note. En cela, cette dernière, devenue l’un des lieux de mémoire de l’histoire de la guerre d’indépendance, reste aussi, et surtout, une source majeure et toujours pertinente pour saisir les enjeux et les formes de cette pratique qui bouleversa durablement le territoire, la société et la population rurale en Algérie.

Fabien SACRISTE

Docteur en histoire, Universite Toulouse II Jean-Jaurès

[1] Outre son édition critique (Michel Rocard, Rapport sur les camps de regroupement et autres textes sur la guerre d’Algérie, établie sous la direction de Vincent Duclert et Pierre Encrevé, avec la collaboration de Claire Andrieu, Gilles Morin et Sylvie Thénault, Paris, Mille et une nuits, 2003), se reporter à Vincent Duclert, « Un rapport d'inspecteur des finances en guerre d’Algérie. Des camps de regroupement au principe de gouvernement », in Outre-Mers. Revue d’Histoire, 2003, n° 338-339, VII, pp. 163-198.

[2] Conseil supérieur du Plan de l’Algérie, compte rendu de la séance du 10 février 1959, ANOM/14CAB-2.

[3] Michel Rocard, « Si ça vous amuse ». Chroniques de mes faits et méfaits, Flammarion, 2010 (rééd. : 2011), p. 60).

[4] Note d’Eric Westphal, « Échos de conversation avec des stagiaires de l’ENA qui sont ici depuis février 1958, dont plusieurs ont passablement voyagé de façon peu conventionnelle », 3 janvier 1959, SHFP/098Y-11.

[5] Rapport de l’Inspection générale de l’administration, janvier 1959, ANOM/15CAB-129.

[6] Michel Rocard, « Si ça vous amuse… », op. cit., p. 62.

[7] La Croix, 11 avril 1959.

[8] Claire Andrieu, « Servir l’État républicain en régime d’exception », in ibidem, pp. 239-281.

[9] Voir, par exemple, Journal officiel de la République française, 9 juin 1959, pp. 813-815.

[10] Corps d’armée d’Alger, Lettre au Délégué général : « Publication dans la presse d’un rapport sur les regroupements de population », 4 mai 1959, ANOM/14CAB-169.

[11] Paul Delouvrier, Entretien avec Odile Rudelle conservé au Centre d’histoire de Sciences-Po., pp. 10-11.

[12] Lettre du délégué général au premier ministre, 18 avril 1959, ANOM/14CAB-169.

[13] Paul Delouvrier, Entretien avec Odile Rudelle…, op. cit., pp. 10-11.

[14] Des données toutefois biaisées, qui sous-estiment largement la surmortalité infantile dans les camps.

[15] En juillet 1959, le Figaro livre un article de son journaliste Pierre Macaigne sur l’un des camps les plus défavorisés du Nord-Constantinois. Or la visite de ce camp, situé en territoire strictement contrôlé par l’armée, n’a pu se faire sans l’intervention du cabinet de Delouvrier, et notamment de Westphal qui l’accompagne sur le terrain. Pour la Délégation, l’article relève d’un coup sur l’échiquier d’une bataille médiatique où, derrière l’avenir de la politique de regroupement, se joue surtout une lutte d’influence visant la reprise en main du pouvoir en Algérie. Sur le sujet, se reporter à François Marquis, Pour un pays d’oranger. Algérie, 1959-2012, Paris, L’Harmattan, 2012, p. 91-92

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