Michel Rocard et la Guerre du Golfe
Général Jean Menu, Février 2021
Le témoignage du Général Jean Menu, chef du cabinet militaire à Matignon
Entre 1989 et 1991, j’ai eu le grand honneur et un immense plaisir d’être son chef de cabinet militaire, deux années particulièrement denses et prenantes avec la révolution roumaine, la crise des pêcheurs espagnols, l’affaire des écoutes téléphoniques et surtout la guerre du Golfe « Tempête du désert ».
La confiance que Michel Rocard m’avait accordée, mais aussi la proximité et la complicité qui existaient entre nous, prenaient leurs sources au Tchad en 1987. A cette époque, je commandais l’opération interarmées "Épervier" qui avait été déclenchée à la demande du gouvernement tchadien, pour l’aider à contrer toute velléité agressive de Kadhafi.
Député socialiste des Yvelines, dans l’opposition, membre de la commission de la Défense, Michel Rocard étant de passage à N’Djamena, j’avais estimé qu’il était de mon devoir de recevoir dignement un élu de la Nation. J’ai pu ainsi l’informer sur les missions des forces françaises déployées dans cette partie de l’Afrique, lui justifier les budgets qui m’étaient alloués, lui présenter sur le terrain tous les matériels utilisés, et les hommes qui les servaient. Un déjeuner, pris en commun avec le président Hissene Habré, clôturait une visite de trois jours et le confortait sur les bonnes relations entretenues entre la présidence tchadienne et le commandant des éléments français.
A cette époque, ma connaissance du monde politique était réduite à sa plus simple expression. Cet homme, que je ne connaissais que de nom, m’a impressionné par sa simplicité, sa curiosité, le sentiment qu’il m’a donné d’écouter avec intérêt mes réponses aux questions pertinentes qu’il me posait sur le Tchad et l’Afrique en général. J’ai reçu une lettre chaleureuse de remerciement quelques jours après son retour en France. Je n’avais pas imaginé un seul instant à quel point ces quelques jours passés en sa compagnie allaient bouleverser l’orientation de ma carrière militaire.
C’est en 1988, lorsqu’il est devenu Premier Ministre, que j’ai réalisé qu’il n’avait pas oublié sa courte expérience tchadienne. Lors d’un contact avec le général Maurice Schmitt, chef d’État-major des Armées, dont j’étais le chef de cabinet depuis mon retour du Tchad, il a cherché à savoir ce que j’étais devenu. Quelques jours plus tard, il m’appelait personnellement pour me demander si j’acceptais de venir le rejoindre et prendre la suite de son chef du cabinet militaire, aviateur lui aussi, qui devait quitter son poste en 1989. Je lui ai donné mon accord lors d’une réunion en tête à tête dans son bureau, décision sur laquelle il n’est jamais revenu malgré les pressions exercées par le ministère de la Défense pour imposer un général de l’armée de Terre. C’est ainsi que Paris Match, voulant établir une comparaison avec l’opération Epervier, m’a identifié au « Faucon du Cabinet Rocard ». Michel Rocard, plus reconnaissant, préférait me présenter à ses amis comme étant son chef de cabinet militaire, le seul officier Français ayant abattu un avion depuis 1945.
En arrivant à Matignon, j’ai retrouvé un Michel Rocard tel que je l’avais connu dans les sables africains : naturel, gentil, calme, serein, stoïque devant les attaques qui venaient de l’autre rive de la Seine. A son contact, j’ai aussi découvert un intellectuel brillant, parfois difficile à suivre tant les idées se suivaient rapidement. Un homme de conviction, pas du tout sectaire, ouvert au dialogue, honnête, fidèle en amitié, un humaniste sincère, qui disait ce qu’il pensait, au « parler vrai » selon la formule qui lui tenait à cœur. Malheureusement, il a dû quitter son poste en mai 1991 à la demande du Président, malgré ou peut-être à cause d’une côte de popularité élevée.
Pendant cette période, il y a déjà trente ans, éclatait la première guerre du Golfe « Tempête du désert », qui s’inscrivait dans la suite d’une longue crise de plusieurs mois déclenchée par l’invasion du Koweït le 2 août 1990 par les troupes de Saddam Hussein. Nous avons tous été surpris, car à cette époque, nous ne disposions pas encore du satellite militaire Hélios qui nous aurait permis de détecter des mouvements importants et anormaux à proximité de la frontière que les Américains avaient vus, mais dont ils s’étaient bien gardés de nous informer.
C’est en Méditerranée, alors que Michel Rocard prenait un repos bien mérité à bord d’un voilier, qu’il a fallu le récupérer dans les meilleurs délais possibles.
Voulant profiter de l’erreur commise par Saddam Hussein, les Américains mettaient en place dans le Golfe de grandes quantités de matériels militaires, montrant ainsi leur ferme intention de s’en servir, et que la guerre était inévitable. J’ai facilement convaincu le Premier Ministre qu’il était nécessaire de déployer nous aussi des avions de combat en Arabie Saoudite en plus de notre Division Daguet, pour bien marquer notre volonté d’accompagner tous les pays qui s’étaient engagés aux côtés des Américains. Malgré la vive opposition de Jean-Pierre Chevènement qui ne voulait pas de cette guerre, Michel Rocard fit cette proposition au Président qui l’accepta. Parallèlement, l’amiral Lanxade, chef de l’Etat-Major Particulier de François Mitterrand, après avoir été envoyé aux Etats-Unis pour rencontrer des décideurs américains dont Brent Scowcroft, le conseiller pour la sécurité nationale, s’est exprimé sur TF1 pour présenter la politique de la France au Moyen Orient. Le ministre de la Défense estimant, à juste titre, que c’était à lui-même de le faire, présenta sa démission qui fut acceptée et immédiatement, il fut remplacé par Pierre Joxe qui, sans perdre de temps, se rendit aux Etats-Unis pour rassurer les Américains et surtout ramener des renseignements précieux qui nous faisaient défaut.
Au sein du Gouvernement, les tâches étaient clairement définies. Au Président, le rôle incontestable de chef des Armées, chargé de la conduite des opérations en s’appuyant bien entendu sur les états-majors. Au Premier Ministre, la responsabilité de l’intendance, des affaires intérieures et de la sécurité des citoyens, en particulier la lutte contre le terrorisme avec le plan Vigipirate remis en vigueur grâce au Préfet Rémy Pautrat, conseiller auprès du Premier Ministre pour la sécurité intérieure.
Les opérations militaires ont été déclenchées le 18 janvier 1991 vers deux heures du matin, exclusivement avec des frappes aériennes particulièrement intenses et longues, retransmises en direct à la télévision. L’offensive des forces terrestres a été lancée le 24 février 1991 et a pris fin rapidement quatre jours plus tard, compte tenu des pertes importantes subies par l’armée irakienne lors des frappes aériennes.
Chaque soir, jusqu’à la fin de cette guerre, j’accompagnais Michel Rocard à l’Élysée pour faire le point sur la situation politique et militaire. Il était capable de mémoriser tous les éléments de langage qu’il jugeait nécessaires au cours du seul « briefing oral » que je lui faisais dans la voiture, le temps de traverser la Seine. Le Président, après avoir entendu le Premier ministre, les ministres des Affaires Étrangères, de la Défense, de l’Intérieur puis le chef d’État-major des Armées, donnait l’autorisation à nos forces aériennes d’attaquer les objectifs qui leur étaient alloués le lendemain par la coalition, s’il estimait que les risques de dégâts collatéraux étaient faibles voire nuls.
Pendant toute la durée de cette guerre, Michel Rocard décida de réunir régulièrement à Matignon les députés et sénateurs, majorité et opposition confondues, membres des Commissions de la Défense, pour les informer sur la préparation puis le déroulement des opérations militaires de la coalition internationale ainsi que sur l’implication des forces françaises qui méritait quelques clarifications après les indécisions politiques de l’Élysée en début de crise. L’image du porte-avions navigant à petite vitesse avec des véhicules sur le pont avait en effet été désastreuse.
Il me demanda d’assurer cette responsabilité à ses côtés. Tous les parlementaires, rassemblés au nom de l’entente et de l’unité nationales, l’ont chaleureusement remercié de cette initiative qui leur permettait d’accéder à des informations classées secret défense, et dont la presse, heureusement, n’a jamais pu bénéficier. Il alla jusqu’à répondre favorablement à une demande de Bernard Pons de faire bénéficier tout le groupe RPR des mêmes prestations et de m’envoyer à l’Assemblée Nationale en compagnie de Guy Carcassonne, plus habitué à contrer ce groupe qu’à le rencontrer, pour remplir cette mission d’information qui aurait été bien appréciée. Un exemple de tolérance et de respect de l’opposition qui mérite d’être souligné.
Il lui restait encore à montrer à la France entière que le Premier Ministre était aussi, comme le souligne clairement notre Constitution, "responsable de la Défense Nationale". Je lui ai donc dit que la meilleure façon de le faire savoir ouvertement était de se rendre sur place en Irak. C’est ainsi qu’il accepta d’inspecter le 14 février 1991 non seulement notre Division Daguet qui, avec ses 12 000 hommes et ses véhicules blindés, avait rejoint sa zone de déploiement d’où devait être lancée l’offensive terrestre 10 jours plus tard, mais aussi la base aérienne d’Al Ahsa, en Arabie Saoudite, à partir de laquelle les avions de combat de nos forces aériennes exécutaient déjà leurs missions de bombardement avec des munitions de précision à guidage laser. Je l’ai bien entendu accompagné dans ce déplacement avec Pierre Joxe comme il se devait.
Quand il quitta ses fonctions le 15 mai 1991, il me demanda de garder le contact avec lui. Il s’installa dans des locaux situés rue de Varenne, à deux pas de Matignon et apprécia mes visites régulières. Il resta fidèle jusqu’au bout, m’invitant à ses anniversaires, me téléphonant pour me demander des précisions sur des évènements que nous avions vécus ensemble lorsqu’il était Premier Ministre. La dernière fois que je l’ai rencontré, ce fut en octobre 2015, quand il m’invita à sa remise de la Grand-Croix de la Légion d’Honneur à l'Élysée par le Président de la République. Bien que fortement diminué par sa maladie, il fit une fois encore un discours brillant.
En réponse à une question d’un journaliste du Point qui lui demanda en juin 2016 ce qu’il voudrait entendre le jour où il rencontrera Dieu, il répondit « Oh, j’aimerais qu’il me dise : petit, tu n’as pas trop mal travaillé. Tu as essayé de ne pas oublier les principes immuables de la société des humains ».
Général de division aérienne (2S) Jean MENU
Ancien chef du cabinet militaire du Premier ministre
Février 2021
La guerre des ondes : Michel Rocard face à l'opinion pendant la Guerre du Golfe
La Guerre du Golfe fait clairement entrer le monde dans une ère nouvelle. Elle clôt la Guerre froide débutée près de cinquante ans plus tôt en voyant les deux adversaires d'autrefois, les Etats-Unis et l'URSS alliés dans la même coalition internationale. Mais elle est aussi une guerre d'un nouveau genre par sa médiatisation. La Guerre du Vietnam a sans doute été la première guerre télévisuelle. Mais la Guerre du Golfe est la première à être visible en direct par le monde entier, avec l'apparition du câble et des premières chaînes d'information en continu comme CNN.
Les médias accordent très tôt une couverture importante au conflit et dépêchent sur place leurs journalistes les plus connus, multipliant les directs. C'est un défi pour les gouvernements en présence qui doivent éviter que des échecs militaires viennent ternir l'image des armées, comme cela avait été le cas avec la Guerre du Vietnam.
Le gouvernement français doit rappeler à l'ordre des journalistes parfois peu précautionneux. Ainsi Patrick Poivre d'Arvor, présentateur vedette du JT de TF1, fait l'objet d'une réprimande après avoir ramené le bébé d'une famille française vivant en Irak dans ses bagages. Les chaînes de télévision, plutôt que d'envoyer leurs reporteurs, dépêchent sur place des journalistes parisiens peu habitués au terrain et aux relations avec les militaires. Matignon doit ainsi faire un communiqué :
« La liberté de la presse est l'honneur des démocraties. Elle est aussi parfois le relais des dictatures. Le devoir d'informer n'a pas d'autres limites que celles que fixent les journalistes eux-mêmes et c'est très bien ainsi. Mais à l'heure où se déroulent les événements très graves que l'on sait, à l'heure où des vies françaises peuvent être mises en danger, et où, déjà, la liberté de nombre de nos compatriotes est entravée, le Premier ministre croit de son devoir d'inviter les journalistes, particulièrement dans l'audiovisuel, à s'interroger sur leur rôle et notamment à éviter de prendre le risque de servir les intérêts de la propagande d'une puissance étrangère sans autre nécessité que celle de prestations plus spectaculaires ou émotives que réellement informatives. »
La présence médiatique du Premier ministre se concentre sur les conséquences internes du conflit et notamment sur les répercussions économiques. Dans une interview pour Antenne 2 le 18 mars 1991, il tente de rassurer les Français et souligne que le gouvernement conservera le cap de la rigueur.
Il ne sera toutefois pas complètement absent du terrain militaire. Le 14 février, il se rend ainsi à Ryiad pour rencontrer les troupes françaises, amenant avec lui plusieurs journalistes de province. Cette visite surprise aura toutefois des répercussions en demi-teinte. Face à l'équipement militaire, le Premier ministre peine à cacher sa méconnaissance.
Peu présent dans les médias, le Premier ministre est toutefois soucieux de garder le pouls de l'opinion. Le Service d'information et de communication du gouvernement, dirigé alors par Jean-Louis Missika met ainsi en place un baromètre afin de mesurer l'avis des Français sur ce conflit, deux fois par semaine et par deux instituts différents. Une cellule de communication de crise est créée réunissant des communicants du SID, du ministère de la Défense, de Matignon et de l'Elysée autour de Jean-Louis Missika et Jean-Paul Huchon. Elle doit pouvoir répondre en cas de rumeur ou de fausse information. Cela ne cessera toutefois pas nécessaire. L'opinion reste très favorable au conflit et la cote de popularité du couple exécutif s'envole. A quelques mois de quitter Matignon, Michel Rocard n'aura jamais été aussi populaire.
Pierre-Emmanuel GUIGO
Une exception constitutionnelle
Dans sa circulaire aux ministres du 25 mai 1988, Michel Rocard insistait sur le "respect du législateur". Il trouvera à se manifester de manière exceptionnelle à l’occasion de la guerre du Golfe : c’est en effet la seule fois dans l’histoire de la Ve République - avant la révision constitutionnelle de 2008 qui oblige à un vote du Parlement lorsqu’une opération extérieure est prolongée plus de quatre mois - où le Parlement a été formellement appelé à approuver une intervention militaire à l’étranger. Pour ce faire, Michel Rocard n’a pas eu recours à l’article 35 de la Constitution qui dispose que « la déclaration de guerre est autorisée par le Parlement », mais a engagé la responsabilité de son gouvernement sur une déclaration explicitant les raisons et les buts de cette intervention. Cette procédure inédite présentait aussi l'avantage de mettre au pied du mur les minoritaires du PS, chevènementistes et Gauche socialiste : refuser la confiance au gouvernement, c'était aussi la refuser au chef de l'Etat. Au bout du compte, sept d'entre eux voteront contre. Michel Rocard était donc bien en charge du "front intérieur".
S’y ajoutera l’institution d’une réunion hebdomadaire d’information des représentants des groupes parlementaires, qu'évoque aussi dans son témoignage le général Menu : « Ces réunions à la fois franches et studieuses, raconte Jean-Paul Huchon dans Jours tranquilles à Matignon, firent beaucoup pour camper Michel Rocard en homme d’Etat préoccupé d’associer la représentation nationale à la gestion de la crise, sans rien cacher de la réalité. On vit les envoyés de toutes les formations politiques – de l’opposition au PC – faire preuve d’une responsabilité impressionnante. La confiance allait, une fois de plus, à la confiance. Ce rôle, seul Michel Rocard, je crois, pouvait l’assumer. »
Jean-François MERLE