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Fondation Jean Jaurès

Michel Rocard, le Rwanda et le génocide des Tutsi, (addendum sur la note confidentielle au gouvernement français)

Vincent Duclert, Juillet 2021

L’étude portant sur Michel Rocard, le Rwanda et le génocide des Tutsi, exploitant les archives privées de l’ancien Premier ministre, remise à sa demande à l’association Michel-Rocard et publiée sur son site le 2 juin 2021[1]n’avait pas été en mesure d’exploiter un document stratégique. Celui-ci était mentionné en ces termes, à la suite de sa découverte par l’historien Pierre-Emmanuel Guigo dans les archives personnelles de Michel Rocard :

Accédant aux archives privées de Michel Rocard, en voie de versement aux Archives nationales, il a découvert un document inédit constitué d’une lettre de ce dernier, en date du 17 septembre 1997, adressée à cinq membres du gouvernement de Lionel Jospin dont le Premier ministre lui-même. La missive est suivie d’un rapport confidentiel voir secret. Dans son biographie, Pierre-Emmanuel Guigo fait l’hypothèse que Lionel Jospin lui aurait confié en 1997 « une mission secrète » […] consistant à étudier les conditions d’un rapprochement avec le Rwanda[2] », en raison de sa particulière connaissance de l’Afrique. En confrontant ce que dit du document le biographe de Michel Rocard avec tous ceux auxquels j’ai pu avoir accès dans les cartons 81 à 84 du fonds privé, investigation nécessaire afin documenter au plus près le mandat de recherche confié par l’association, il s’avère que l’initiative du voyage revient à Michel Rocard. Il s’agit de son déplacement au Rwanda comme député européen et président de la Commission du Développement et de la Coopération du Parlement européen, à l’invitation du Président rwandais Pasteur Bizimungu[3].

De ce voyage, Michel Rocard ramène un rapport [au Parlement Européen] qui n’a rien d’inédit même s’il n’a pas fait l’objet d’une publication officielle. Cette note confidentielle au gouvernement français l’est en revanche. Le document ne peut dans l’immédiat être produit à l’appui de cette analyse. Il se trouve bien dans le fonds privé Michel Rocard, conservé dans des cartons annexes en cours d’inventaire par l’archiviste chargée du fonds. Une demande d’accès et de diffusion à usage public a été adressée par mes soins aux Archives nationales le 31 mai 2021. Elle est en cours d’instruction. Pour ne pas retarder la publication de ce dossier sur Michel Rocard et le Rwanda, il a été décidé que cette note confidentielle in extenso serait accessible ultérieurement sur le site de l’association MichelRocard.org, dès que l’autorisation de diffusion publique aura été accordée.

Faute d’accès au texte original car déplacé depuis dans les archives de l’homme politique déposées aux Archives nationales, cette « note confidentielle au gouvernement français » n’a pu être analysée dans le cadre de l’étude. C’est chose faite aujourd’hui, l’autorisation m’ayant été accordée par les ayant-droits de Michel Rocard, que je remercie, d’accéder au document et de le reproduire pour un usage public[4]. Le texte in extenso de cette note confidentielle au gouvernement est annexé à cet addendum[5] comme toutes les pièces d’archives venues à l’appui de l’étude principale.

Ce texte de treize pages, intitulé « Le Rwanda ou le symbole possible d’un changement de la politique africaine de la France », se centre sur les responsabilités françaises dans la catastrophe du génocide – que n’abordait pas le rapport principal pour le Parlement Européen. Etablissant des constats d’une très grande sévérité, Michel Rocard montre qu’ils ouvrent la voie à une nouvelle politique de la France en Afrique, à commencer par le Rwanda qui en exprime le besoin criant.

Ces pages d’une grande densité à la fois politique, intellectuelle et morale, sont précédées d’une lettre à l’intention des destinataires de la note, justifiant de son caractère confidentiel mais aussi de sa portée stratégique. Elle plaide pour une réorientation complète de la politique française au Rwanda toujours marquée par la défiance voire la franche hostilité à l’encontre du régime depuis le discours de Biarritz du Président Mitterrand le 8 novembre 1994.

Michel Rocard

Monsieur Lionel JOSPIN,

Premier ministre

Madame Elisabeth GUIGOU,

Garde des Sceaux,

Ministre de la justice

Monsieur Hubert VEDRINE,

Ministre des affaires étrangères

Monsieur Alain RICHARD

Ministre de la défense

Monsieur Charles JOSSELIN

Secrétaire d’Etat à la coopération

Paris, le 17 septembre 1997

Cher Premier ministre, chers ministres et amis,

Vous trouverez ci-joint, sous deuxième enveloppe spécialement cachetée, un exemplaire numéroté pour chacun d’entre vous, de la note que je viens de rédiger à votre intention exclusive à la suite de mon voyage au Rwanda.

Elle est en quatre parties. La seconde concerne le rôle de la France dans le passé récent jusqu’au génocide inclus. Quelques informations sont effrayantes. Il m’a semblé qu’à partir du moment où certains ont jugé bon de me les faire connaître ce n’était pas pour que je les garde pour moi quelle que soit leur nature et la difficulté que je peux avoir, à vous les transmettre. Mais il est exclu que les responsables de la politique africaine de la France ne sachent pas tout ce que nos partenaires savent.

Je souhaiterais que vous lisiez ce document sulfureux seuls chez vous, et que vous détruisiez après lecture la deuxième partie. Les trois autres peuvent avoir, sans inconvénient dans l’appareil de l’Etat, les quelques lecteurs nécessaires pour l’élaboration de notre politique africaine.

J’ai inclus les ministres de la justice et de la défense parmi les destinataires de cette note parce qu’ils sont concernés : Alain Richard car l’armée française est en cause et Elisabeth Guigou car des extraditions, en tout cas au moins une, vont nous être demandées dans quelques mois.

Je n’ai pas grand chose à ajouter à ce que j’ai cru devoir consigner par écrit. Mais je suis naturellement à la disposition de chacun d’entre vous pour examiner plus complètement les différents aspects du changement d’orientation que je crois nécessaire.

Bien amicalement à chacun de vous.

Signé : Michel Rocard

Mention manuscrite : PS. Sont donc à détruire après lecture les pages 3 et 4.[6]

La demande de destruction des pages 3 et 4 font référence à des informations relatives « au long et vigoureux soutien que nous avons accordé jusqu’à l’extrême fin au régime fasciste et raciste, en fait nazi, d’Habyarimana[7] », Michel Rocard reprenant là la caractérisation proposée par Jean-Pierre Chrétien dans les articles du chercheur précédemment cités dans notre analyse[8]. Il restitue des informations qui lui ont été communiquées lors de son voyage au Rwanda par des dirigeants du FPR, mais il les estime suffisamment solides pour les livrer au Premier ministre et à ses ministres. Parmi ces informations, celles des noms des trois responsables français ayant appliqué cette politique de soutien inconditionnel y compris militaire au régime d’Habyarimana, transformant de facto les FPR en ennemi de la France, ce que corrobore le Rapport de la Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi. Quant au cantonnement de forces Turquoise aux abords d’un immense charnier à Gikongoro, il traduit surtout la méconnaissance de départ qu’avaient les troupes françaises de la réalité du Rwanda. L’autorité politique les avait tenues dans l’ignorance du génocide perpétré contre la minorité Tutsi par les anciens alliés de la France. La Commission de recherche a souligné comment les officiers de Turquoise ont compris par eux-mêmes, progressivement, qu’à la mission d’« arrêt des massacres » qui leur était prescrite se substituait un face-à-face avec un génocide, des génocidaires et des victimes en extrême danger. Cette conscience aiguë ne les a pas empêché de venir aussi en aide aux Hutu en plein exode, frappés par la faim et le choléra.

Enfin, « le très secret [9]», qui justifie de toute évidence la demande de destruction des pages concernées, porte sur un possible fait de corruption en France, en relation avec le produit d’un trafic de stupéfiants impliquant le président Habyarimana. Si l’auteur s’aventure sur un terrain aussi sensible – et d’autant mieux qu’à l’époque, les faits mentionnés sont loin d’être prescrits[10]-, c’est qu’il est assuré, comme il l’écrit, que « la source est fiable 5 sur 5 comme on dit dans les transmissions militaires[11] ». La Commission de recherche n’a pas accédé à des fonds d’archives susceptibles d’infirmer ou de confirmer cette occurrence. 

La présentation de faits défavorables à l’action de la France au Rwanda n’a pas pour objectif, de la part de Michel Rocard, d’accabler son pays mais au contraire d’appeler ses autorités présentes à s’engager dans une politique de redressement en direction du Rwanda et de l’Afrique. Il écrit au retour de son voyage des derniers jours d’août 1997. On est frappés dans cette note comme dans le rapport au Parlement Européen par l’importance qu’il accorde à la cause de l’Afrique et de son développement, par l’urgence d’une action à laquelle la France et l’Europe sont appelées. Michel Rocard choisit de déplacer son regard en direction du continent, de voir son histoire et d’écouter ses dirigeants progressistes d’Afrique de l’Est, jeunes et anglophones, à l’opposé de la politique française dans la région des Grands Lacs.

De son voyage au Rwanda, il emporte la conviction que le pays mérite toutes les attentions de la diplomatie française afin de construire une relation spéciale fondée sur un génocide en partage, dont il n’ignore en rien la gravité comme l’implication française. Mais il n’y a pas de fatalité historique. Michel Rocard exprime sa conviction qu’une politique consciente des devoirs de la France et des nécessités de l’histoire peut aboutir au rapprochement recherché avec le Rwanda et lui donner une force toute singulière, inaugurant la relation spéciale entre les deux pays. Ainsi plaide-t-il « pour une réponse fermement, fortement et rapidement positive[12] » à la question de savoir s’il faut se préoccuper d’un « petit » pays d’Afrique.

Quatre raisons sont avancées en tête du rapport, à l’intention du Premier ministre Lionel Jospin et des principaux ministres de son gouvernement :

-Un évident devoir inconditionnel de solidarité avec le peuple victime d’une des plus abominables génocides qu’ait connu un vingtième siècle pourtant riche en horreurs ;

-la nécessité de redresser nettement l’image de la France dans la région, très détériorée par notre politique passée ;

-l’importance qu’a prise le nouveau Rwanda par sa réelle représentativité et sa grande influence sur la « nouvelle Afrique » ;

-enfin et surtout la nécessité d’illustrer concrètement les éléments constituants de la politique africaine de la France. [13]

Ces quatre raisons font l’objet de développements successifs qui constituent comme une feuille de route de la nouvelle « politique africaine de la France » appelée de ses vœux. La démarche affiche une demande de vérité comme une exigence d’action, l’une et l’autre étant indissociables ne serait-ce pour rendre crédible et possible cette politique nouvelle. Michel Rocard insiste sur une donnée très importante justifiant d’entrer dans cette voie du rapprochement dans l’honneur et la vérité : les Rwandais sont eux-mêmes demandeurs et la France conserve un certain crédit au Rwanda comme a pu le constater Michel Rocard durant son voyage. Certes, son « image reste exécrable » en raison du long soutien déjà évoqué à un « régime fasciste et raciste ». Reste, comme il l’écrit, « qu’on ne nous hait pas », ajoutant au sujet de son ami Jean Carbonare : « le seul étranger qui soit un conseiller proche du Président de la République, visiblement détenteur de sa confiance, est un Français, celui-là même qui est à l’origine de mon invitation[14] ». Les raisons d’imaginer un possible rapprochement malgré le poids écrasant du passé découlent de l’approche particulière de Michel Rocard : « Je suis ici dans la sociologie, et je découvre que la haine n’y a point n’y a point sa place[15] ».

Il est fort improbable que l’actuelle Présidence française ait eu connaissance du texte inédit de cette note, extraite d’un carton d’archives dont l’inventaire vient seulement d’être réalisé. Le rapprochement auquel la France et le Rwanda sont parvenus à la faveur de la visite historique d’Emmanuel Macron à Kigali le 27 mai 2021 fait écho aux propositions que Michel Rocard adresse, près de vingt-cinq ans plus tôt, au gouvernement socialiste de son pays. Il est légitime de s’interroger sur tant d’années perdues depuis 1997 comme sur la pensée visionnaire de l’ancien Premier ministre pour la résolution des crises historiques du contemporain, confirmant ici son rôle de premier plan dans l’affirmation du socialisme démocratique et moral. Décisif dans ses idées, ce dernier l’est moins quand il s’agit de peser concrètement sur le cours de l’histoire. Du moins, les principes et les perspectives ont existé. Ils auraient été de nature à sortir sans délai notre pays du déni sur le génocide des Tutsi et engager un rapprochement avec le nouveau Rwanda plutôt que d’exercer sur lui des rétorsions nées de l’échec français dans son alliance avec le « régime fasciste et raciste, en fait nazi, d’Habyarimana ».

Ces principes et perspectives peuvent aujourd’hui être exhumés et servir au progrès des sociétés. Michel Rocard conclut à dessein que « la nouvelle politique africaine de la France sera longue à définir et lente à mettre en place. Mais quelques actes et discours symboliques pourront apparaître comme novateurs. La restauration de nos relations avec le Rwanda est l’un de ceux-là[16] ». Vingt-quatre ans plus tard, la voix de Michel Rocard est enfin entendue.

Vincent Duclert,

13 juillet 2021.

Précisions de Lionel Jospin

Dans un courrier à destination d'Alain Bergounioux, Lionel Jospin apporte des précisions suite aux analyses de Vincent Duclert concernant la lettre de Michel Rocard et son rapport officiel sur le Rwanda de septembre 1997, adressés à Lionel Jospin.

[1]https://michelrocard.org/app/photopro.sk/rocard/publi?docid=657353

[2] Pierre-Emmanuel Guigo, Michel Rocard, Perrin, 2020, p. 294-295.

[3] Parfois orthographié Bisimungu dans les documents de Michel Rocard. Pasteur Bizimungu est un homme politique rwandais, anciennement hutu d’opposition au régime du général président Habyarimana ayant rejoint le Front patriotique rwandais basé en Ouganda jusqu’au 4 juillet 1994, date de la chute de Kigali jusque-là tenu par les Forces armées rwandaises (parmi lesquelles nombre de génocidaires).

[4] Autorisation en date du 16 juin 2021 signée du directeur des fonds des Archives nationales, Emmanuel Rousseau. AVERTISSEMENT DE L’EDITEUR : Bien que les Archives nationales aient accordé à l’historien Vincent Duclert l’autorisation de diffusion à usage public du présent document, sans restriction ni réserve, l’association éditrice du site a considéré qu’il lui incombait de se conformer à la volonté initiale de Michel Rocard qui n’avait pas souhaité la divulgation des pages 3 et 4 de sa note adressée à des membres du gouvernement français, ce qui explique qu’elles aient été masquées.

[5] https://michelrocard.org/app/photopro.sk/rocard/detail?docid=672368

[6] Michel Rocard, « Note confidentielle au gouvernement français », 17 septembre 1997 [lettre d’accompagnement].

[7] Ibid., p. 3.

[8] Jean-Pierre Chrétien, « Un nazisme tropical », Libération, 26 avril 1994 ; « Un “nazisme tropical” au Rwanda ? Image ou logique d’un génocide », Vingtième siècle revue d’histoire, 1995, n°48, p. 131-142.

[9] Michel Rocard, « Note confidentielle au gouvernement français », art. cit., p. 4.

[10] On ignore si une enquête a été diligentée.

[11] Michel Rocard, « Note confidentielle au gouvernement français », art. cit., p. 4.

[12] Ibid., p. 1.

[13] Ibid.

[14] Ibid., p. 4.

[15] Ibid.

[16] Ibid., p. 13.

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