MichelRocard.org

> Recherche avancée

Fondation Jean Jaurès

Michel Rocard, le Rwanda et le génocide des Tutsi : un engagement révélé 2/3

1. Lorsque Michel Rocard est Premier ministre et que son action croise l’engagement français au Rwanda à partir d’octobre 1990, lui et son gouvernement sont mis hors jeu par la présidence de la République dans les décisions prises comme dans leur exécution sur le terrain. Le chef de gouvernement et ses ministres sont mis devant le fait accompli de cette politique, à l’exception de Roland Dumas au Quai d’Orsay qui lui est associé et la soutient. Les ministres de la Défense de la période, Jean-Pierre-Chevènement puis Pierre Joxe, sont contraints de l’appliquer bien qu’ils ne la partagent pas. Pierre Joxe manifeste même une forte opposition aux décisions de l’Elysée. Les affrontements avec le secrétaire général de l’Elysée Hubert Védrine, avec le chef de l’état-major particulier le général Quesnot et son adjoint le colonel Huchon, sont vifs. Ils ont été révélés, documents à l’appui, dans le Rapport de la Commission de recherche[32]. Quant au ministre de la Coopération Jacques Pelletier, un proche de Michel Rocard, il subit semble-t-il un recadrage du Président de la République après une lettre à François Mitterrand qui pouvait susciter une certaine inquiétude à l’Elysée[33]. Si le Rwanda n’est pas un sujet pour le chef du gouvernement, c’est en raison de sa marginalisation complète du dossier, lui comme Premier ministre mais aussi tout son cabinet à Matignon. Ecarté de toute décision mais aussi de toute information sur le sujet, Michel Rocard est donc étranger à la politique française au Rwanda comme le Rapport de la Commission de recherche l’atteste sur la base des archives politiques : aucune de celles-ci ne mentionne la moindre intervention du Premier ministre dans le dossier rwandais[34].

2. Après son départ contraint de Matignon le 15 mai 1991, Michel Rocard est, à notre connaissance inactif et silencieux sur le sujet. Toutefois, il est invité à participer, au début de l’année 1993, à un colloque de Médecins du monde. Il semble avoir été interpellé sur la question du Rwanda. Il demande alors – preuve de sa méconnaissance de la question – à son ancienne conseillère à Matignon pour les questions géostratégiques, Marisol Touraine, une note relative au Rwanda. Celle-ci s’informe auprès du Quai d’Orsay. Elle lui transmet une note de deux pages qu’accompagne une synthèse en provenance des Affaires étrangères :

À l’issue de votre intervention au colloque organisé par Médecins du Monde, vous m’avez demandé une note sur le Rwanda. Vous trouverez, ci-joint, l’analyse que m’a transmise le Quai d’Orsay. Il me semble utile d’attirer votre attention sur les quelques points suivants :

- Le Rwanda connaît l’une des situations les plus confuses d’Afrique. Trois problèmes se superposent : le problème ethnique de l’affrontement entre les Hutu et les Tutsi ; le problème démocratique, les Hutu majoritaires ayant accaparé le pouvoir depuis 1959 et le processus d’ouverture politique engagé par le Président Habyarimana en 1990 étant resté des plus limités ; le problème régional, enfin, l’Ouganda anglophone soutenant l’opposition Tutsi contre le régime rwandais francophone, la communauté rwandaise d’Ouganda ayant elle-même largement favorisé l’installation du régime Museveni.

- La France a de facto relayé la Belgique au Rwanda il y a une dizaine d’années. Surtout, F. Mitterrand a eu un « coup de cœur » pour Habyarimana, en qui il a vu un démocrate potentiel : l’avis unanime est qu’il s’agit incontestablement d’un homme « jovial et charmant » (SIC) ; ses sentiments démocratiques, eux, sont davantage mis en doute. L’opportunité de notre engagement politique au Rwanda est très discuté : il n’y a aucun doute que c’est l’Élysée, et lui seul, qui a pesé en ce sens. Cela dit, on ne peut nier qu’en nommant, en avril 1992, un premier ministre d’opposition, Habyarimana a semblé incarner un espoir démocratique, aujourd’hui déçu.

– L’envoi de nos troupes au Rwanda, il y a environ 28 mois, a été décidé par l’Élysée seul. L’objectif initial était la sécurité des ressortissants, français et belges, expatriés. Il est vite devenu le soutien au régime Habyarimana, et des militaires français ont participé aux opérations contre les rebelles. Aujourd’hui, la présence française fait l’unanimité contre elle. C’est pourquoi Paris vient de demander que le relais soit pris par des casques bleus de l’ONU et espère pouvoir se dégager très vite. La Grande-Bretagne est réticente et ne nous aide pas beaucoup.

En bref, le Rwanda est un cas compliqué à la fois par sa situation intérieure et par les motivations de la politique qu’y mène la France. Il n’est pas illégitime d’y déceler, au moins pour une part, les traces de soutien à un régime non démocratique même si celui-ci a la particularité d’avoir incarné, pendant quelques mois, l’espoir d’un progrès démocratique.[35]

Cultivant le « parler-vrai », la note de Marisol Touraine expose la réalité d’une intervention extérieure commandée exclusivement par l’Elysée dans un pays dont le premier dirigeant et partenaire stratégique de la Présidence est jugé peu crédible. Le propos est d’autant plus intéressant qu’il prend le contre-pied du Quai d’Orsay. Son rédacteur n’envisage pour sa part aucune des réserves sur la politique française au Rwanda qu’émet l’ancienne conseillère de Michel Rocard, à l’exception des conséquences du régime Habyarimana ayant « figé, voire accentué, les clivages ethniques, claniques et régionaux[36] ». On ignore quel usage, éventuellement public, Michel Rocard a fait de la note de Marisol Touraine.

3. Michel Rocard s’intéresse plus activement au Rwanda après son arrivée au Parlement européen en juillet 1994, et plus précisément quand il accède à la présidence de la commission de la Coopération et du Développement en 1997. Il aspire à transformer sa commission en une institution de mission et sa présidence en un socle de souveraineté. La thématique du développement croise celle de l’Afrique où la France a de nombreux intérêts résumés dans la sphère dite des « pays du champ ». Or, Michel Rocard n’a pas renoncé à cette époque à revenir sur le devant de la scène politique. Il espère capitaliser sur son action européenne et internationale.

Du développement à l’Afrique, Michel Rocard est encouragé à franchir le pas sur le conseil de son ami Jean Carbonare, déjà conseiller en 1991 de Jean-Michel Belorgey pour son action sur le Rwanda. En 1997, il encourage l’ancien Premier ministre à mettre en pratique « l’idée d’établir aussi prochainement que possible des contacts avec les responsables politiques africains dans la région des Grands Lacs », comme Michel Rocard le lui confirme par une lettre personnelle manuscrite en date du 11 juillet 1997[37]. Les analyses de Jean Carbonare insistent sur l’importance des Grands Lacs, la région apparaissant comme un point d’appui essentiel à « un nouveau dialogue Nord-Sud[38] ».

« L’histoire de l’Afrique bouge, s’accélère dans la région des Grands Lacs, et jusqu’à l’Afrique du Sud[39] ». En raison de la qualité de ses dirigeants, le Rwanda constitue la première des portes d’entrée vers les pays des Grands Lacs. Michel Rocard décide alors d’effectuer une mission au titre de sa présidence de la commission de la coopération et du développement. Il obtient une invitation du Président de la République rwandaise, Pasteur Bizimungu. Jean Carbonare, qui assiste les nouvelles autorités de Kigali pour les questions de développement, aide à l’organisation du voyage comme aux prises de contact au Rwanda. La mission effectuée, il la salue, relevant dans une « Notes. Le Rwanda et l’Union européenne », « les réactions des plus hautes autorités du pays [qui] ont été particulièrement positives, et, d’après les informations, on paraît disposé à poursuivre et à élargir ces premiers contacts[40] ». 

D’une durée de cinq jours – du 28 août au 1er septembre 1997-, le voyage de Michel Rocard est réalisé au titre de sa qualité de Président de la commission pour le développement et la Coopération du Parlement européen. Il est accompagné par son ami l’expert Michel Levallois, préfet honoraire, ancien président de l'ORSTOM[41], délégué pour l'Europe de l'organisation internationale Environnement et développement du tiers monde (ENDA)[42]. Dans le pays, il profite de l’aide très importante de Jean Carbonare qui lui facilite déplacements et contacts. Les premières lignes du rapport que Michel Rocard rédige à son retour rendent un vibrant hommage à ce proche[43], « messager tout autant que l'instigateur de cette mission qui lui paraissait nécessaire pour renforcer la confiance entre la France, l'Union européenne et le gouvernement rwandais, et qui répondait à un réel désir de ce dernier de liquider la méfiance mutuelle qui règne sur ces relations et de rechercher les bases d'une coopération renouvelée pour l'avenir[44] ».

Au Rwanda, lors de son voyage, Michel Rocard n’a pu rencontrer le vice-président Paul Kagame, vainqueur militaire en 1994 et depuis homme d’Etat incontournable du nouveau régime. Une crise de paludisme l’a empêché de se joindre à l’audience accordée par le Président Bizimungu. Michel Rocard décide de l’inviter à Bruxelles pour une audition devant le Parlement européen. Il lui écrit personnellement le 10 octobre 1997, exposant les premières « bases » sur lesquelles « se construira la paix à laquelle nous aspirons tous[45] ». Soucieux de la réussite de la visite, Michel Rocard souligne à l’intention du président du Parlement Européen, Gil Robles Gil Delgado, que le Vice-Président et ministre de la Défense du Rwanda « a une grande autorité dans toute l’Afrique », et il sollicite de sa part une audience pour l’invité de sa commission[46].  

L’audition de Paul Kagame a lieu le 20 janvier 1998. Il aborde de nombreux sujets et accepte le débat contradictoire, y compris sur le problème du respect des droits de l’homme et de la tenue d’élections générales, non sans expliquer : « On nous demande de résoudre nos problèmes avant de nous promettre une aide. Or, nous avons d’abord besoin de cette aide pour que nous puissions résoudre nos problèmes[47] ». Dans la déclaration liminaire que prononce en anglais Paul Kagame, il explique avoir été particulièrement inspiré (« quite influenced ») par le rapport de Michel Rocard sur son voyage au Rwanda. Cette déclaration très articulée fait forte impression[48].

De cette mission au Rwanda Michel Rocard a ramené en effet un rapport de dix-neuf pages serrées[49], rédigé en moins d’un mois[50]. Il est centré sur le génocide des Tutsi qualifié, pour suivre les travaux de l’historien Jean-Pierre Chrétien, de « tragédie de l’ethnicisme[51] ». Pour ce faire, Michel Rocard a beaucoup consulté durant les cinq jours qu’a duré son voyage. Un bilan est dressé en tête du rapport[52]. Et c’est la connaissance comme la conscience du génocide qui doit éclairer tant « la politique de reconstruction et de réconciliation du gouvernement » qu’« aux responsabilités de la communauté internationale et en particulier de l'Union Européenne ».

Le but que je me suis proposé en le rédigeant a été de rappeler que le génocide rwandais n'est pas un épisode de l'histoire africaine mais qu'il est un drame de l'histoire universelle, de montrer que les démons qui l'ont rendu possible ne sont pas exorcisés, de plaider pour qu'il reçoive un traitement moral, politique, et financier spécifique, en particulier de la part de la France et de l'Union européenne.[53]

Cette approche du génocide des Tutsi reconnu et intégré dans l’histoire mondiale des génocides du XXe siècle est défendue par les chercheurs mais rarement adoptée par l’opinion publique et les décideurs politiques, en France particulièrement. Cette occultation qui s’étendit sur près de trois décennies a découlé d’une volonté explicite de certains acteurs d’occulter la réalité (afin de masquer les responsabilités de la France[54]) Les accusations de complicité de génocide d’autorités françaises lancées par les nouvelles autorités de Kigali après leur victoire sur les génocidaires avaient amené de vives ripostes de Paris. En clôture du sommet franco-africain de Biarritz le 8 novembre 1994, François Mitterrand était revenu sur le massacre des Tutsi qu’il choisit de mettre en perspective d’une certaine histoire de l’Afrique et dont il décida d’en minimiser la réalité. 

En vérité, vous le savez, aucune police d'assurance internationale ne peut empêcher un peuple de s'autodétruire, et on ne peut pas demander non plus l'impossible à la communauté internationale, et encore moins à la France tant elle est seule, lorsque des chefs locaux décident délibérément de conduire une aventure à la pointe des baïonnettes ou de régler des comptes à coup de machettes. Après tout, c'est de leur propre pays qu'il s'agit. Cela n'excuse rien, et même aggrave, mais comment serions-nous juge ou arbitre ? Ce n'est pas tant à la communauté internationale que ces fauteurs de guerre doivent rendre des comptes, mais avant tout à leur peuple, à leurs propres enfants, et je crains dans certains cas le jugement de l'histoire.[55]

Au regard de cette vulgate qui installe la thèse du « double génocide » - les Tutsi étant responsables à leur tour d’une extermination programmée des Hutu du Rwanda-, Michel Rocard réalise un saut qualitatif d’ampleur dans la connaissance du génocide des Tutsi. Il aspire à ce que cette nouvelle connaissance soit non seulement produite dans le cadre d’un document officiel émanant de surcroît de la dimension européenne à laquelle il croit, mais de plus portée vers un grand public. Michel Rocard mesure le pouvoir potentiel, en termes d’exposition médiatique et d’affirmation tant intellectuelle que morale de tels documents rompant avec une vulgate officielle, défendant une vérité que peu admette encore. Trois données caractéristiques la définissent.

D’une part, le génocide des Tutsi est l’œuvre d’un régime génocidaire qu’il est possible de qualifier, avec Jean-Pierre Chrétien, de « nazisme tropical[56] ». Avec lui s’est organisé un processus qui appartient plus à l’histoire européenne qu’à l’histoire africaine. De l’autre, l’exigence de le comprendre ne résulte pas uniquement d’un devoir de connaissance mais également d’une nécessité d’éclairer et de prévenir. A ce stade, Michel Rocard introduit les responsabilités de la France, de la solidarité avec un régime raciste à l’impensé sur le génocide en cours :

Le génocide de 1994 au Rwanda n'est pas une de ces péripéties incompréhensibles propres au continent africain. Il est le résultat de l'image que ses premiers colonisateurs allemands, lui ont fabriquée, que ses administrateurs et ses missionnaires belges lui ont appliquée, que ses élites ont adoptée, qu'un pouvoir menacé a transformé en « nazisme tropical ».

Il nous faut comprendre. Comprendre, pour éviter le renouvellement des horreurs qui ont ensanglante le Rwanda depuis 1959 et, qui ont culminé avec les massacres de 1994 ; comprendre ce qui s'est passé chez les Rwandais, mais aussi. comprendre la passivité et la complicité du gouvernement français et les ambiguïtés de l'opération Turquoise2. Comprendre, pour que nous ne risquions pas, Union européenne et gouvernement français, d'être à nouveau manipulés, anesthésiés par le leurre d'une grille de lecture ethnique et de passer a coté d'une chance de reconstruction et de réconciliation de ce pays.

Telles sont les questions auxquelles j'ai essayé de trouver des réponses auprès de mes interlocuteurs pendant cette mission. Les pages qui suivent développent les idées qui se sont progressivement imposées à moi au fil des nombreux entretiens et des rencontres que j'ai eus à Kigali et des deux déplacements que j'ai faits à Butare et dans le nord, à la frontière de l'Ouganda, pendant cinq journées d'une intense quête de sens. Elles doivent également beaucoup à la consultation de la presse et des ouvrages consacrés au génocide rwandais.

Les résultats de cette mission sont de deux ordres. Les premiers sont de l'ordre de la connaissance de ce pays, de sa situation passée et présente, de la compréhension de ce qu'il a vécu, de l'appréciation des forces en présence, à l'intérieur et sur la scène internationale. Les seconds sont de l'ordre de l'action: quels résultats politiques, quelles ouvertures, quelles perspectives pour la coopération européenne, pour les négociations sur l'avenir de l'accord de Lomé, quelles informations donner aux médias, quelles recommandations faire aux ONG ?

Le but que je me suis proposé en le rédigeant a été de rappeler que le génocide rwandais n'est pas un épisode de l'histoire africaine mais qu'il est un drame de l'histoire universelle, de montrer que les démons qui l'ont rendu possible ne sont pas exorcisés, de plaider pour qu'il reçoive un traitement moral, politique, et financier spécifique, en particulier de la part de la France et de l'Union européenne.

D’une réflexion dense mais d’une approche facile, le rapport est conçu par Michel Rocard pour servir d’outil de connaissance. Il décide d’en adresser une copie à une cinquantaine de personnalités[57], celles qui l’ont reçu lors de son voyage au Rwanda, des responsables européens et des dirigeants français dont l’actuel Président de la République Jacques Chirac[58]. La volonté de Michel Rocard d’alerter le continent européen sur le dossier rwandais répond à un sentiment d’urgence et au souci de placer les actions souhaitées à la hauteur du défi que représente la sortie d’un génocide. La justice y occupe une place centrale.

Certains ont appelé un peu vite à l'amnistie, ou è sa version chrétienne, le pardon, estimant que la culpabilité du génocide est partagée par trop de monde pour que la justice puisse être rendue individuellement. L'argument ne peut pas être retenu, car même en Afrique un génocide ne peut pas rester impuni, d'autant que bon nombre d'étrangers en portent une part de responsabilité. Il faut d'abord que la justice passe, que soient jugés et condamnés les responsables, les chefs qui ont préparé et dirige ces massacres, car il faut que le peuple rwandais retrouve des repères et des certitudes. Et il ne pourra les trouver et leur faire confiance, que s'ils sont enracinés dans les principes universels du respect de la vie, du respect de l'autre.

Le rapport de mission, enfin, évoque sans le détailler, le sujet de la responsabilité de la France « dans l'histoire de ces dernières années au Rwanda », que Michel Rocard qualifie de « certaine responsabilité, ne serait-ce que parce qu'elle a toujours considéré que ce pays francophone méritait, à ce titre, un traitement particulier ». Il conclut que la France « doit prendre des initiatives fortes pour rompre avec le cycle infernal dans lequel ce pays a été entraîné et peut se retrouver pris à nouveau[59] ». Dans le rapport officiel de la mission, Michel Rocard ne détaille cependant pas les responsabilités de la France dans la catastrophe.

4. Michel Rocard décide à cette fin de préparer le texte de la note confidentielle au gouvernement de Lionel Jospin et à quatre de ses ministres – qu’il connaît tous personnellement. Le ton de la lettre d’accompagnement, datée du 17 septembre 1997, est d’une singulière gravité[60]. Elle augure du contenu du court rapport qu’elle introduit. L’autorisation de le diffuser publiquement permettra de rendre compte précisément de son importance.

Au gouvernement, Michel Rocard adresse un second texte, destiné plus directement au ministre des Affaires étrangères Hubert Védrine[61]. Le propos est d’amener la France à se rapprocher du Rwanda en acceptant la part des responsabilité qui a été la sienne dans le malheur du peuple rwandais. Il ne défend pas seulement un projet de réconciliation entre les deux pays dont l’originalité – et le courage – réside dans la volonté d’assumer le passé tragique du génocide et des responsabilités françaises. La nécessité d’orienter la diplomatie française vers « le groupe stratégique qui a le commandement des orientations de l’Afrique anglophone » est également posée. Mais Michel Rocard en vient jusqu’à concevoir la mise en œuvre du rapprochement. Il imagine le scénario du « voyage de réconciliation à Kigali ». Il soumet à Hubert Védrine les deux actes à son sens indispensables au succès de la rencontre et qui tous deux concernent la France et le génocide : un « projet de déclaration » du ministre français[62] à son arrivée à Kigali, et un « projet de message sur le livre d’or du [Mémorial] de Gikongoro ». Recueillement devant le mémorial de Murambi Septembre 1997 Jean Carbonare, Michel Rocard, Tito RutaremaraL’ancien Premier ministre se rêve même en émissaire entre les deux parties afin de créer les bases favorables à la réconciliation :

Deux questions.

1.Le gouvernement français accepte-il que j’engage cette négociation ?

2.Le gouvernement français accepte-t-il que les deux textes joints à cette lettre soient les premiers éléments que je soumettrai à l’approbation rwandaise ? […] Puis-je faire observer que c’est plutôt urgent. Je vais à Addis Abeba début mars pour voir comment l’OUA peut jouer un rôle pour faciliter les négociations de Lomé V. Ce serait un plus important sur ce dossier si les décisions étaient prises et connues avant.[63]

Nous n’avons pas connaissance d’une réponse que le Premier ministre ou ses ministres concernés -à commencer par Hubert Védrine- aurait adressée à Michel Rocard. Le fonds privé Michel Rocard est muet à cet égard. Une investigation dans les archives de cabinet ou les archives personnelles, ainsi qu’une démarche en direction des intéressés afin de recueillir leur témoignage, permettraient de s’assurer du destin mort-né de l’initiative[64]. On ne constate pas, en tout cas, de rapprochement entre les deux pays à cette période et pas davantage sur les bases suggérées par Michel Rocard. Ni même que celui-ci soit chargé des premiers pas de la négociation comme il le suggère dans sa lettre à Hubert Védrine. Les deux déplacements de ce dernier au Rwanda sont plus tardifs et ne débouchent sur aucune avancée réelle.  

Les archives de Michel Rocard attestent d’une troisième démarche en direction des autorités françaises. Une « Note à L. Jospin, H. Védrine, C. Josselin et J. Chirac », non datée, expose une « nouvelle africaine de la France » et souligne combien le Rwanda en serait « un exemple symbolique »[65]. Son auteur propose notamment que le « traitement de toute crise [soit] exclusivement [réalisé] par des procédures internationales[66] ». La condition de cette « nouvelle politique africaine de la France » réside dans la capacité à oser « assumer ces orientations » :

Renouer avec le Rwanda
-reconnaître le passé
-des actes symboliques
-un renouveau dans le contenu de la coopération
-voyage ministériel
-l’Ambassadeur[67]

5. Si mutisme de ses correspondants il y a sur ces propositions d’action diplomatique et mémorielle, ce qui est fort probable, doit-on envisager une possible indignation de Michel Rocard devant le peu de cas accordé à un dossier qui lui est cher ? Ce que l’on constate en tout cas, c’est qu’assez rapidement après de telles démarches confidentielles, Michel Rocard prend la parole publiquement. C’est une première pour lui. Il s’y est préparé.

Le long entretien du numéro de juin-juillet 1998 de la revue Passages est réalisé au printemps compte tenu des délais de publication. Sa sortie intervient au moment même où la Mission d’information parlementaire auditionne Michel Rocard, le 30 juin 1998. Cette parole publique est inédite. Elle est tranchée. Elle représente pour nous le cinquième moment de la période rwandaise de Michel Rocard.

L’entretien donné par Michel Rocard est publié par la revue Passages[68] dans son numéro daté juin-juillet. La couverture propose l’accroche suivante : « La France s’est mal conduite au Rwanda ». Les analyses relatives à la politique française sont d’une rare sévérité. Justifiant le débat qui s’est ouvert et que Michel Rocard estime « parfaitement fondé », il explique :

Au Rwanda, nous nous sommes mal conduits. La France a maintenu en activité un traité d’assistance militaire (comme nous en avons avec une douzaine de pays d’Afrique) beaucoup trop longtemps et bien longtemps après qu’on eut découvert que le régime Habyarimana était, n’était rien de plus qu’une forme jusque-là inconnue de nazisme tropical, un régime raciste et génocidaire. Et de plus nous avions des raisons fortes – qui ont été niées par le pouvoir – de le savoir à temps.[69]

A la question de savoir « à quoi est imputable une telle myopie française ? », il poursuit en désignant les responsables en charge d’une telle politique :

Je ne le sais pas. Je n’étais plus au pouvoir à ce moment-là. Je vous rappelle d’ailleurs que, constitutionnellement, la politique étrangère est faite en direct par le Président de la République (ce qu’aucun d’eux n’a oublié de faire), et que cela ne change un peu que quand il y a cohabitation. C’est institutionnel, je ne vise pas des personnes en disant cela. Seulement, la personne dont il s’agit – qui est François Mitterrand- a peut-être agi pour des raisons linguistiques, puisque le Rwanda est francophone…

Michel Rocard s’applique à ce stade à définir la portée de son propos critique :

Je ne suis ni juge ni magistrat. J’ai le regret que l’honneur de mon pays soit compromis dans cette affaire. Je n’ai pas d’informations qui me permettent de dire qui a fait quoi , ni d’accuser. Je n’ai d’ailleurs pas une stature à porter des jugements au nom de l’Histoire, ce n’est pas mon genre. Simplement, la France est en complicité inconsciente dans quelque que chose qui, au total, a tourné à la mauvaise action, c’est-à-dire au soutien trop long du régime d’Habyarimana. C’est tout ce que je peux dire et c’est suffisamment grave à mes yeux.

Son analyse des responsabilités politiques et la place que Michel Rocard leur accorde dans la compréhension de la « mauvaise action » conduisent l’ancien Premier ministre à dégager l’honneur des forces armées, d’abord au sujet des militaires de l’opération Turquoise. Ils « ont fait leur métier admirablement ». Il ajoute : « ils étaient voués à obéir à des consignes politiques venues trop tard, incomplètes et situées géographiquement dans des conditions qui ont abouti à des catastrophes sans qu’ils n’y soient pour rien. La responsabilité incombe, pour une petite partie à l’ONU dont le mandat a été donné beaucoup trop tard – on a perdu un temps monstrueux – et pour une grande partie aux politiques français qui n’avaient pas une vision suffisante de la situation ».

Au terme de ce long entretien entièrement consacré à l’Afrique, Michel Rocard revient encore sur le Rwanda et la politique que la France y a menée. Il conclut sur deux certitudes qui noircissent encore davantage le dossier rwandais de la France :

En tout cas, une chose est certaine : l’ensemble des colonisateurs –nous y compris- avons au total au total aggravé les clivages ethniques en Afrique. L’Afrique est diverse – comme nous-mêmes d’ailleurs […]. Or, en Afrique, nous avons excité les guerres entre ethnies diverses, alors que, du temps des grands empires africains, l’empire Mossi, l’empire du Bénin, quelques autres, ou le royaume (plus petit) du Rwanda, on se savait différents, mais on ne cohabitait pas trop mal et on ne s’entretuait pas.

Un dernier point : on peut être attaché à sa langue. Je suis personnellement très attaché à la langue française, je crois qu’elle porte des vertus. Mais nous nous ridiculisons quand nous faisons du combat linguistique des ex-colonisateurs une occasion de guerre fratricide en Afrique. C’est ce que nous avons fait au Rwanda, et c’est une honte. Je suis, pour ma part, persuadé que la défense des valeurs que nous portons sera d’autant mieux assurée que notre politique sera plus pacifique et plus pertinente[70].

Michel Rocard est sorti de son silence. Au même moment, il est entendu par la Mission d’information parlementaire sur le Rwanda.

32] Rapport de la Commission de recherche, La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi, op. cit. (chapitre 7).

[33] Ibid. (chapitre 7).

[34] « Le dépouillement systématique des archives de Michel Rocard, pour la période qu’il passe à Matignon, montre l’absence totale d’une quelconque implication » (ibid., p. 682).

[35] Marisol Touraine, « Note à l’attention de Michel Rocard », 15 mars 1993 (DOSSIER 1).

[36] « Politique intérieure du Rwanda », sans date, p. 2. (DOSSIER 1).

[37] 81 « Il s’agit en effet de déterminer comment les responsables souhaitent que l’Union européenne, notamment à travers la prochaine convention de Lomé, les aide à reconstruire et dynamiser cette région endommagée. » (DOSSIER 3).

[38] « La région des Grands Lacs : vers un nouveau dialogue Nord-Sud », 27 mai 1997, 3 p. (DOSSIER 2).

[39] p. 1 (DOSSIER 2).

[40] Jean Carbonare, Dieulefit le 9 octobre 1997, « Notes. Le Rwanda et l’Union européenne », 1 p. (DOSSIER 6).

[41] Institut français de recherche scientifique pour le développement en coopération.

[42] Un officier de police (française) est également du voyage.

[43] « L'initiative de cette mission revient à Jean Carbonare, ingénieur des Arts et métiers, qui a derrière lui une longue carrière de militant anticolonialiste commencée en Algérie avec Germaine Tillon et Robert Buron, poursuivie après 1962 dans la coopération technique internationale pour l'agriculture et la reforestation. S'étant rendu au Rwanda pour la première fois en 1993 avec la mission de la FIDH, il découvrit et dénonça les premières manifestations du génocide qui devait exploser en 1994, ce qui lui valut l'estime et la confiance des autorités du FPR, aujourd'hui les deux plus hautes autorités de l'État rwandais. » (Michel Rocard, « Rapport de la mission de Michel Rocard au Rwanda, du 28 Août au 1er Septembre 1997 », tapuscrit, septembre 1997, DOSSIER 5).

[44] Ibid.

[45] Michel Rocard, lettre au général Paul Kagame, 10 octobre 1997 (DOSSIER 11 BIS).

[46] Michel Rocard, lettre à Gil Robles Gil Delgado, 6 janvier 1998 (DOSSIER 11 TER).

[47] Cité in « Audition de M. Kagame le mardi 20 janvier 1998 » (DOSSIER 11).

[48] « Statement by H.E Major general Paul Kagame, vice-president and minister of defence to the development and cooperation committee of the European Parliament – 20th january, 1998 » (DOSSIER 11).

[49] Michel Rocard, « Rapport de la mission […] », op. cit. (DOSSIER 5).

[50] L’aide de Michel Levallois a été, semble-t-il, décisive pour la rédaction du Rapport. Voir sa lettre à Michel Rocard du 25 septembre 1997 (DOSSIER 5 BIS).

[51] L’ouvrage de Jean-Pierre Chrétien, Le défi de l’ethnicisme (Paris, Karthala, 1997) est notamment cité et exploité dans le rapport (DOSSIER 8).

[52] Michel Rocard a été reçu par « le Président de la République au cours d'une audience à laquelle devait également assister le vice-Président, ministre de la défense, mais il en fut empêché au dernier moment par une crise de paludisme. Par le Premier ministre et les ministres des affaires étrangères, des finances et du plan, en fait par son secrétaire d'État, par le Président et le bureau de l'Assemblée nationale. Le programme officiel avait prévu deux déplacement en province, le premier, dans le Sud, le surlendemain de mon arrivée, pour une visite de l'ossuaire de Murambi et une rencontre avec le recteur et les doyens de l’Université de Butaré, le second, dans le nord, pour la présentation d'une usine à thé réhabilitée avec l'aide de l'Union européenne et d'un village en construction (un shelter programme sur financement européen). Avec l'aide du chargé d'affaires français, en l'absence de l'ambassadeur retenu à Paris par son ministère pour la réunion des ambassadeurs, et celle de Jean Carbonare, j'ai pu compléter et enrichir ce programme officiel. C'est ainsi que j'ai tenu à rendre visite au Procureur adjoint du Tribunal international pour le Rwanda, à la mission d'observateurs des Droits de l'homme des Nations Unies, que j'ai reçu le représentant du PNUD, organisé un déjeuner des ambassadeurs des pays de l'Union Européenne représentés à Kigali, que j'ai eu des entretiens avec une délégation du FPR conduite par son Vice-Président et Secrétaire général, avec le Président du MDR, parti d'opposition mais membre du gouvernement d'union nationale, avec le Vice-Président de l'Alliance réformée mondiale, avec un théologien laïque de Butaré engagé dans une action de formation à la réconciliation, avec un prêtre proche du FPR, fondateur et animateur d'un [sic] agence d'information dissidente par rapport aux organes officiels de l'Eglise rwandaise. Un déplacement sur le terrain là où l'ARDEC, association crée par Jean Carbonare, reconstruit des maisons et appuie le développement agricole, a mis une dernière touche de concret et d'espoir au tableau que j'ai vu du Rwanda d'aujourd'hui. […] Les deux dernières heures de mon séjour à Kigali furent réservées à la presse: une interview à la télévision danoise, à l'Agence France Presse, et une conférence de presse à laquelle ont participé la télévision et la radio rwandaises, ainsi que plusieurs journaux locaux.» (Ibid.).

[53] Michel Rocard, « Rapport de la mission […] », op. cit. (DOSSIER 5).

[54] Des « responsabilités lourdes, accablantes » écrit le Rapport de la Commission de recherche (La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi, op. cit., p. 972).

[55] Discours de M. François Mitterrand, Président de la République, sur la démocratisation de l'Afrique, la proposition de créer une force d'intervention interafricaine pour la prévention des conflits et l'organisation du développement et de la croissance du continent, 8 novembre 1994 (https://www.elysee.fr/francois-mitterrand/1994/11/08/discours-de-m-francois-mitterrand-president-de-la-republique-sur-la-democratisation-de-lafrique-la-proposition-de-creer-une-force-dintervention-interafricaine-pour-la-prevention-des-conflits-et-lorganisation-du-developpement-et-de-la-croissance-du)

[56] Jean-Pierre Chrétien, « Un nazisme tropical », Libération, 26 avril 1994 ; « Un “nazisme tropical” au Rwanda ? Image ou logique d’un génocide », Vingtième siècle revue d’histoire, 1995, n°48, p. 131-142. 

[57] Voir la liste des destinataires (DOSSIER 7).

[58] Jacques Chirac, lettre à Michel Rocard, 13 octobre 1997 (DOSSIER 7).

[59] Michel Rocard, « Rapport de la mission […] », op. cit. (DOSSIER 5).

[60] DOSSIER 8.

[61] Michel Rocard, lettre à Hubert Védrine, sans date [vraisemblablement février 1998, après la venue de Paul Kagame au Parlement européen le 20 janvier] (DOSSIER 9).

[62] Michel Rocard songe à Charles Josselin, secrétaire d’Etat à la Coopération. « Sous un autre angle, on peut aussi penser à Alain Richard » (ibid.).

[63] Ibid.

[64] Alain Richard a répondu à la demande d’information de Jean-François Merle que cette note avait bien été reçue mais non discutée au sein du gouvernement.

[65] Michel Rocard, « Note. Pour une nouvelle politique africaine de la France. Choisir un exemple symbolique : le Rwanda », sans date (DOSSIER 10).

[66] Ibid.

[67] Ibid.

[68] « Entretien avec Michel Rocard », propos recueillis par Emile Malet, Passages, juin-juillet 1998, n°90, p. 21-26 (DOSSIER 12).

[69] Ibid., p. 24 (et pour les citations suivantes).

[70] Ibid., p. 26 (il est interrogé sur « le point de vue d’un grand historien français qui a dit, à propos de l’Afrique, qu’il fallait maintenant “passer de l’ethnique à l’Histoire” » ; il s’agit de la problématique défendue par Jean-Pierre Chrétien dont il reprend également les thèses sur le « nazisme tropical »).

Partager sur