Michel Rocard et l’élection présidentielle de 1969
Christophe Keroslia Janvier 2018
Le 27 avril 1969, le Général de Gaulle démissionne de la présidence de la République. Un nouveau scrutin doit avoir lieu. Si l’ancien Premier ministre, Georges Pompidou, apparaît comme le favori, il doit faire face au Président du Sénat, Alain Poher, qui est crédité de 35% d’intentions de vote. Face à eux, la gauche est divisée. Contrairement à l’élection présidentielle de 1965 qui avait vu François Mitterrand à la tête de l’Union de la gauche, aucun candidat ne suscite l’adhésion des divers courants. Les socialistes, après d’âpres discussions lors du congrès d’Alfortville, portent finalement leur choix sur Gaston Defferre. Les opinions anticommunistes de ce dernier poussent le PCF à présenter son propre candidat, Jacques Duclos, l’une des figures historiques du Parti.
Le 4 mai, en marge de ces discordes, Michel Rocard, alors jeune Secrétaire national du Parti Socialiste Unifié, annonce sa candidature[1]. Celle-ci témoigne à la fois de l’importance de Michel Rocard au sein du Parti, notamment depuis les démissions de Pierre-Mendès France et de son principal concurrent, Marc Heurgon, considéré comme « le leader révolutionnaire du PSU »[2], ainsi que de la place qu’a pris le parti au sein du paysage politique français. En effet, malgré le choc électoral qui a frappé l’ensemble des partis de gauche lors des élections législatives anticipées de 1968, le PSU connaît un véritable essor, tant en terme d’effectif militant, qu’au regard de son poids électoral. S’il perd les quatre députés élus lors des élections de 1967, son score national progresse de 2.21 à 3.94%.
Toutefois, cette campagne électorale s’annonce complexe. D’une part, elle se fait dans l’urgence, le premier tour étant fixé au 1er Juin, les candidats ont très peu de temps pour la préparer. D’autre part, elle nécessite des moyens financiers et humains importants qui font défaut aux petits partis politiques tels que le PSU. Au lendemain de sa candidature, Raymond Barrillon écrit dans Le Monde : « Le PSU devra se saigner aux quatre veines pour assurer la campagne de Monsieur Michel Rocard (une propagande modeste représentant une dépense de 30 millions d’anciens francs) »[3]. Cependant, cette élection offre l’opportunité aux candidats d’accéder quotidiennement aux médias (radio et télévision). En effet, depuis la première élection présidentielle au suffrage universel direct en 1965, la télévision a pris une place de plus en plus conséquente au sein de la vie politique. Par ailleurs, elle encourage le phénomène de personnalisation de la vie politique. Cette campagne va offrir un temps d’antenne précieux à Michel Rocard pour développer ses idées auprès des milliers de téléspectateurs, mais plus encore, mettre en avant sa personnalité.
En 1965, la télévision a joué un rôle à la fois novateur et important durant la campagne présidentielle[4]. Certains candidats, à l’exemple de Jean Lecanuet, ont alors bénéficié de leurs passages à la télévision pour construire et améliorer leur image auprès de l’opinion. Quatre ans après cette première expérience, il semble que la campagne de 1969 n’échappe pas à la prégnance de ce média sur le déroulement de l’élection. Mais contrairement aux précédentes élections, la configuration des émissions de cette campagne est complètement bouleversée. Jusqu’alors les candidats seuls, filmés de face, se contentaient, pour la plupart d’entre eux, de lire leur texte avec plus ou moins d’aisance. Désormais, ils sont souvent amenés à s’entretenir, sur un plateau, avec une ou plusieurs personnes, sous la forme d’un entretien. Cela résulte, pour partie, du fait que l’élection présidentielle offre la possibilité aux candidats d’enregistrer des émissions plus longues : d’une dizaine de minutes au minimum jusqu’à une trentaine pour les plus conséquentes. Dès lors, il est plus facile d’intégrer un journaliste de son choix, voire des invités, qui permettent d’aérer les propos du candidat, de varier les rythmes, rendant ainsi cet exercice moins protocolaire.
Michel Rocard peut ainsi diversifier le ton et le format de ses enregistrements. Pour sa première émission, au soir du 15 mai, il se présente seul devant la caméra. A l’instar de son intervention télévisée lors de l’élection législative de 1968, il adopte un ton offensif envers ses adversaires. Ainsi, il entame son discours par une critique acerbe envers Georges Pompidou dont l’émission vient tout juste d’être diffusée : « Vous venez d’entendre, l’homme, qui plus que tout autre est responsable de la crise politique, économique et sociale que traverse notre pays »[5]. Contrairement à l’année précédente, son débit de parole est mieux contrôlé, le rythme de son discours est également plus dynamique. Michel Rocard varie entre des passages graves, maîtrisés, durant lesquels il s’efforce de détacher chaque mot et des phases d’entrain, où il s’emporte, à l’exemple de sa conclusion, lorsqu’il déclare : « Aujourd’hui, la tâche consiste à se rassembler autour de la solution socialiste […] ainsi nous préparerons efficacement notre avenir. C’est la sens de ma candidature, comme c’est le sens de votre vote »[6].
Cette évolution, dans les prestations télévisuelles de Michel Rocard à la télévision, tient autant à l’expérience et l’intérêt qu’il porte à ce média, qu’à son appropriation via un entraînement rigoureux. En effet, malgré un calendrier de campagne extrêmement serré, le candidat du PSU et son entourage (notamment Roland Cayrol et Claude Neuschwander) prennent en compte la nécessité de préparer soigneusement ses interventions et pour cela, font installer une caméra dans son bureau rue de Rivoli. Son équipe de campagne et les journalistes venus lui prêter main forte vont s’employer à corriger les défauts, « en calmant son débit, en l’aidant à trouver un vocabulaire moins complexe et moins technique. »[7] Ainsi, grâce à cette série d’exercices, Michel Rocard parvient à s’imposer comme un homme politique moderne, capable de s’adapter à ce nouveau medium, au moment même où les grandes personnalités de la IVème République comme Gaston Defferre ou Alain Poher se retrouvent en grande difficulté lors de leur passage à la télévision.
Alors qu’il apparaît seul devant la caméra lors de sa première intervention, Michel Rocard va par la suite adopter la forme de l’entretien. Si cela n’est pas réellement une nouveauté (certains candidats tels que François Mitterrand l’avaient expérimenté lors de l’élection de 1965), nous constatons qu’elle se démocratise lors de ce scrutin, puisque l’ensemble des candidats prennent soin d’inviter un journaliste, proche de leur courant politique, pour leur servir d’interviewer. Pour jouer ce rôle, le leader du PSU va porter son choix sur Edouard Guibert. Ce dernier a une grande expérience du média, puisqu’il commença sa carrière de journaliste à l’ORTF. Par ailleurs, il fut une figure importante du mouvement de contestation des journalistes de radio-télévision lors des grèves de mai 1968. Un symbole fort, pour un Parti Socialiste Unifié qui a toujours dénoncé la mainmise du pouvoir gaulliste sur les programmes de l’ORTF.
Ce format permet à Michel Rocard d’apparaître plus décontracté, moins figé dans un plan fixe face à la caméra. Plus encore, il lui permet d’allier les questions de fonds avec la mise en avant de sa personnalité qui, pour un scrutin présidentiel sous la Vème République, reste un élément capital. Cela se retrouve lors de l’émission du 20 mai durant laquelle Edouard Guibert, après une brève présentation du candidat, lui demande : « est-ce que vous pensez que vous êtes un homme d’avenir ? ». Nous pouvons alors voir Michel Rocard, dans un plan épaule, se pencher quelque peu vers la caméra tout en lâchant un rire maîtrisé. Gardant ce sourire, il se relève et répond : « On verra bien, comment voulez-vous que je le sache ? », puis, levant légèrement la tête et reprenant un ton plus sérieux, il ajoute « ce que je crois plus important de dire, c’est que j’ai l’impression de me battre pour une force et pour un projet d’avenir. »[8] De même, lorsque le journaliste met en avant l’image de « technocrate » que Michel Rocard semble renvoyer, celui-ci en profite pour démontrer ses connaissances du système fiscal, avant d’élargir son propos à la question de la spéculation. Loin de s’emporter dans un discours technocratique, le candidat du PSU prend soin de lier son raisonnement à l’exemple concret de la situation paysanne. Il parvient ainsi à se montrer à la fois sérieux, compétent, pragmatique et proche du quotidien des milliers de téléspectateurs-électeurs. La télévision, contrairement aux meetings, a cette particularité de pouvoir donner l’illusion de s’adresser individuellement à chaque électeur.
Au-delà de la forme de l’entretien, les candidats à l’élection présidentielle de 1969 intègrent à leur campagne télévisuelle de nombreux invités. Michel Rocard, n’échappe pas à ce phénomène et met lui aussi en avant des proches de son parti. Il est à noter que parmi ces derniers, la grande majorité des candidats s’efforcent de présenter des femmes, qui sont l’un des thèmes forts de ce scrutin. Le secrétaire national du PSU prend donc soin de présenter Françoise Villiers, militante de la Confédération syndicale des familles, lors de l’émission du 21 mai 1969[9]. Nous retrouvons là encore la volonté pour Rocard de confronter sa vision politique aux problèmes pragmatiques des électeurs et dans cet exemple, des électrices. Il réitère ce format d’émission la semaine suivante, en conviant le syndicaliste Victor Madeleine, par ailleurs maire PSU de la ville de Nilvange en Loraine[10]. Après quelques mots de Michel Rocard, la parole est donnée à son invité. Loin de servir de simple faire-valoir, celui-ci intervient sur près de la moitié de l’émission. Durant le temps d’antenne qui lui est consacré, Victor Madeleine s’attache à démontrer, via des exemples précis, le rôle néfaste du grand patronat, la place de la lutte chez les ouvriers et l’importance des syndicats. Les derniers mots de l’émission sont accordés à Michel Rocard qui élargit le propos à la place de l’homme dans le monde du travail, au regard de sa conception du socialisme.
Si comme nous l’avons vu, la campagne télévisuelle de Michel Rocard se veut dynamique sur le fond, elle l’est aussi sur sa forme. Lors de l’émission du 27 mai, Edouard Guibert laisse sa place au journaliste de l’ORTF, Roger Louis. Cet homme d’expérience n’en est pas à sa première émission de campagne présidentielle, puisque quatre ans auparavant, il interrogeait le candidat de l’Union de la gauche, François Mitterrand. Par ailleurs, il fut, tout comme Edouard Guibert, l’une des principales figures de la contestation au sein de l’ORTF lors des événements de mai 1968. Il est d’ailleurs victime des licenciements qui touchent les journalistes de la radio et de la télévision. La présence de ce grand reporter de l’émission Cinq colonnes à la Une aux côtés du leader du PSU est importante pour Rocard, car elle renforce la légitimé de sa candidature et sa place au sein des divers courants de la gauche, représentés lors de cette élection par deux grandes figures politiques : Jacques Duclos pour le PCF et Gaston Defferre pour la SFIO. Cela se manifeste dans la conclusion de son intervention sur le « vote utile », où il déclare avec un grand dynamisme « est-ce qu’un jardinier qui va dans son jardin […] arrose les vieux troncs, ceux qui ont déjà poussé, dont la croissance est terminée et qui commencent à pourrir ou au contraire les jeunes pousses, encourageant l’avenir ? »[11] Une formule qui est reprise dès le lendemain par la presse, à l’exemple du quotidien Le Monde, qui reproduit une grande partie de son intervention[12].
Avant même le soir des résultats du premier tour, la campagne de Michel Rocard semble, à la lecture de la presse, être une réussite. Au-delà des meetings, c’est principalement sa campagne télévisuelle qui est louée par les journalistes. L’ensemble des candidats conscientise l’importance de « bien passer » à la télévision, d’autant que dorénavant plus de deux tiers des ménages en sont équipés, un taux qui monte à plus de 70% chez certaines catégories sociales[13]. Nous constatons, par ailleurs, que la presse écrite, dans sa globalité, porte une attention tout particulière à ce média. Philippe Labro, dans France Soir, voit dans ce nouveau moyen de communication, “ l’arbitre ” politique des scrutins modernes[14]. Dès lors, les journalistes analysent les moindres paroles et gestes des candidats, décryptent leurs attitudes et critiquent leurs prestations.
Cet intérêt de la presse écrite pour les interventions des candidats à la télévision et à la radio, bouleverse la médiatisation de la campagne électorale. De fait, le poids de ces émissions dans la couverture médiatique du scrutin, augmente significativement. Une évolution médico-politique qui n’échappe pas à Michel Rocard et à son entourage. Pierre-Emmanuel Guigo souligne le parcours intellectuel du leader du PSU sur ces questions, ainsi que ses expériences au sein du Club Jean Moulin (à l’exemple de la campagne de communication « M. X » en 1964) et son entourage, composé notamment de « spécialistes en sciences sociales très intéressés par l’usage des médias de masse, des sondages et des moyens de la publicité […] L’homme bénéficie également d’un tissu de relations dense, tout particulièrement au sein du monde journalistique. »[15] Il va donc s’employer à faire une campagne dynamique, organisée et maîtrisée, en intégrant pleinement les nouveaux outils de la communication dont la télévision semble être le claveau.
Une stratégie qui fonctionne si l’on en croit le sondage Sofres du 24 mai 1969. Celui-ci indique que 65% des électeurs ayant regardé les émissions de Michel Rocard ont une meilleure opinion de lui. Il devance ainsi l’ensemble des candidats, notamment le socialiste Gaston Defferre qui ne récolte que 39% d’opinions favorables[16]. Il est intéressant d’observer nque sa progression dans les sondages ne se fait que lors de cette dernière semaine de campagne. En effet, à la suite de sa candidature, le 4 mai, le candidat du PSU plafonne médiocrement autour des 1% d’intentions de vote, à égalité avec le candidat de la Ligue communiste révolutionnaire Alain Krivine. Il faut attendre le sondage du 22 mai, pour que Michel Rocard décolle enfin et atteigne les 3 %[17]. Néanmoins, malgré l’importance croissante de son rôle dans la vie politique, nous devons nous garder de penser que la télévision fait à elle seule l’élection. Elle participe toutefois au phénomène de personnalisation de la vie politique, qui voit l’essor des hommes au détriment des partis. Cela va changer la stature politique de Michel Rocard, passant de secrétaire national d’un parti minoritaire au sein des courants de la gauche à celui d’une des principales figures politiques nationales.
Au soir du 1er Juin, en direct de l’ORTF, les résultats tombent. Pour sa première participation à une élection présidentielle, le PSU, mais plus encore son candidat, obtient 3,6% des votes. Si ce score est inférieur à celui des élections législatives de 1968 durant lesquelles le PSU avait obtenu 3.9%, il est pourtant extrêmement prometteur pour Michel Rocard qui talonne le candidat socialiste, Gaston Defferre, parvenant difficilement à atteindre les 5%. Au-delà du score électoral, cette élection va être un véritable tremplin pour la carrière politique de Michel Rocard. Ce scrutin, et, à travers lui, ses nombreuses apparitions médiatiques, vont permettre au secrétaire national du PSU de se faire connaître de l’ensemble des électeurs et d’apparaitre comme l’une des figures montantes de la gauche, au moment même où la SFIO s’apprête à disparaître. Cette « légitimité médiatique » va le servir quelques mois plus tard, en octobre 1969, où il est élu député de la quatrième circonscription des Yvelines face à l’ancien Premier Ministre du Général de Gaulle, Maurice Couve de Murville, lors d’une élection législative partielle.
Christophe Keroslian
Historien des médias, il travaille sur la communication politique du Parti communiste français. Son Master de recherche porte sur la campagne de Jacques Duclos lors de l’élection présidentielle de 1969 (Prix encouragement de l’Inathèque 2016).
1 Le Comité national vote en faveur de sa candidature avec 360 voix pour et 119 contre.
2 Bernard Ravenel, Quand la gauche se réinventait. Le PSU, histoire d’un parti visionnaire 1960-1989, La découverte, Paris, 2016.
3 Raymond Barrillon, Le Monde, « La gauche bloquée », 9 mai 1969, p. 5.
4 Christian Delporte, « Lecanuet en 1965 : l'effet télévision ? », Matériaux pour l'histoire de notre temps, n°46, 1997, pp. 32-35.
5 « Campagne électorale officielle de Michel Rocard », INA, ORTF, 16 mai 1969, 12 : 14.
6 Ibid.
7 Pierre-Emmanuel Guigo, Le chantre de l’opinion. La communication de Michel Rocard de 1974 à 1981. Paris, INA éditions, 2013, p. 43.
8 « Campagne électorale officielle de Michel Rocard », INA, ORTF, 20 mai 1969, 25 : 48.
9 « Campagne électorale officielle de Michel Rocard », INA, ORTF, 21 mai 1969, 10 : 50.
10 « Campagne électorale officielle de Michel Rocard », INA, ORTF, 29 mai 1969, 12 : 52.
11 « Campagne électorale officielle de Michel Rocard », INA, ORTF, 27 mai 1969, 11 : 44.
12 « M. Rocard il faudra inventer la société socialiste et non recopier ce qui existe ailleurs », Le Monde, 29 mai 1969, p. 4.
13 « En dix ans, l’auto et la télévision ont pris dans le budget des Français plus d’importance que les vacances », la Voix du nord, 21 mai 1969, p. 11.
14 Philippe Labro, « La course à l'Elysée : Maintenant c'est la “ télégénie ” qui va jouer », France-Soir, 11 mai 1969, p. 2.
15 Pierre-Emmanuel Guigo, Le chantre de l’opinion. La communication de Michel Rocard de 1974 à 1981, op. cit. p. 35.
16 Alain Girard (dir), « Des événements de mai 1968 au référendum d’avril 1969 », Sondage, revue française de l’opinion publique, 1969, n°3, p. 54.
17 « Sondages élection présidentielle », SOFRES, 26-27 mai 1969, p. 11, « sondothèque », référence : n°5960, archives CEVIPOF, Centre de recherches politiques de Sciences Po.