MichelRocard.org

> Recherche avancée

Fondation Jean Jaurès

Où est passée la proposition de loi de Michel Rocard sur le droit à l’avortement ?

Jean-François Merle, Novembre 2022

Le 8 novembre 1972 s’ouvrait devant le tribunal de Bobigny la principale audience de ce qui deviendra « le procès de Bobigny », un moment majeur du combat pour le droit à l’avortement dans les années 70.

Ce procès a, de fait, commencé courant octobre, par la comparution devant le tribunal pour mineurs de Marie-Claire, la jeune fille tombée enceinte à la suite d’un viol, âgée de 16 ans au moment de fait. En novembre, vient la comparution des accusées majeures, dont la mère de la jeune fille, défendue par Me Gisèle Halimi. 

Gisèle Halimi a décidé, avec l’accord des accusées, d’en faire un procès politique et cite de nombreuses personnalités comme témoins : Simone de Beauvoir et Jean Rostand, Jacques Monod et François Jacob, Delphine Seyrig et Françoise Fabian – par ailleurs signataires du « manifeste des 343 » femmes qui revendiquent de s’être fait avorter, publié par Le Nouvel Observateur. Trois hommes politiques seulement, parmi ces célébrités : Michel Rocard, à l’époque secrétaire national du PSU et unique député de ce parti, Aimé Césaire, député-maire de Fort-de-France, même s’il est plus souvent mentionné comme écrivain, et Louis Vallon, gaulliste de gauche, chacun aux marges de son camp.  

Le président du tribunal, qui souhaite limiter l’impact politique du procès, se montre donc particulièrement vétilleux à l’égard des témoins, invités – conformément au code de procédure pénale – à justifier qu’ils connaissent soit les faits, soit les prévenues, ce qui n’est évidemment pas le cas de Michel Rocard. Appelé à décliner son identité et ses qualités, Michel Rocard énonce donc « député des Yvelines, signataire de la proposition de loi sur la liberté de l’avortement rédigée par l’association « Choisir » et, pour justifier sa qualité de témoin[1], il explique qu’il « prépare une proposition de loi à l’Assemblée Nationale, destinée à modifier la législation sur l’avortement ».

Gisèle Halimi enfonce le clou : « M. Rocard vient de nous le dire, et c’est en cette qualité que je l’ai cité moi-même, qu’il est signataire d’une proposition de loi déposée devant l’Assemblée Nationale, proposition de loi concernant la liberté de l’avortement. »

A ce stade, on ne sait pas très bien s’il s’agit d’une proposition déjà déposée et enregistrée à l’Assemblée nationale ou qui est « en préparation ».

Quatre jours plus tard, le 12 novembre, dans les colonnes du Monde, Philippe Boucher recadre les choses : « S'étonnera-t-on alors que le mouvement Choisir ait rédigé une proposition de loi dont M. Michel Rocard, député des Yvelines (P.S.U.), a accepté d'être, avec d'autres bientôt, le signataire à l'Assemblée nationale ? » et cite les deux premiers articles de cette proposition de loi. C’est donc un peu plus clair : il s’agit d’un texte, en forme de proposition de loi, rédigé par une association, et que des parlementaires, dont Michel Rocard, se sont engagés à déposer sur le bureau de l’Assemblée nationale.

Quelques semaines plus tard, le 7 décembre, intervenant à l’Assemblée nationale dans un débat sur une proposition de loi tendant à créer un « Office national d’information et d’éducation familiale » déposée par le député UNR Lucien Neuwirth (connu pour ses positions libérales sur la question du contrôle des naissances), Michel Rocard déclare : « Dans cette Assemblée très figée, je me propose, avec trois de mes collègues, M. Aimé Césaire, M. Louis Vallon et M. David Rousset, de déposer dans quelques jours une proposition de loi à laquelle nous travaillons encore et qui vise à libéraliser la législation concernant l’avortement, précisément pour lui donner un statut, médical notamment. »

La clarté devient moins évidente : il ne s’agit plus du texte de l’association « Choisir », que Gisèle Halimi avait présenté « clés en mains » en marge du procès de Bobigny, mais d’une proposition encore en cours d’élaboration, par trois des parlementaires cités comme témoins par Gisèle Halimi, auxquels s’est joint David Rousset, lui aussi gaulliste de gauche et grande figure de la Résistance. Pourtant, entre le 7 décembre 1972 et la fin de la législature le 31 mars 1973, aucun texte déposé par Michel Rocard, par Aimé Césaire, par David Rousset ou par Louis Vallon ne figure aux tables nominatives de l’Assemblée nationale. Ni Rocard, ni Rousset, ni Vallon ne seront réélus en mars 1973.

En revanche, le 18 mai 1973, est déposée sur le bureau de l’Assemblée nationale une proposition de loi, n° 464, « concernant la contraception et l’avortement », présentée par Yves Le Foll, député-maire PSU de Saint-Brieuc, devenu à son tour, après la défaite de Michel Rocard dans les Yvelines, l’unique représentant parlementaire de ce parti. Sur le fond, cette proposition de loi est quasiment identique à celle présentée par Gisèle Halimi et le mouvement « Choisir » et n’a été modifiée que sur des aspects légistiques. Intervenant le 13 décembre 1973 dans un débat sur un projet de loi relatif à l’interruption volontaire de grossesse[2], présenté par le Garde des Sceaux de l’époque, Jean Foyer (connu pour son conservatisme foncier sur les questions de société), Yves Le Foll évoque la proposition de loi qu’il a déposée en ces termes : « la proposition de loi élaborée par le PSU, que j’ai déposée sur le bureau de l’Assemblée ».

Que s’est-il donc passé entre novembre 1972 et mai 1973, et qu’est devenue la proposition de loi annoncée par Michel Rocard – il est vrai dans des termes un peu différents selon les occurrences ?

« Des droits des femmes au féminisme »[3], ouvrage consacré par Jean-Claude Gillet à « la participation du Parti Socialiste Unifié à la lutte des femmes pour leur émancipation (1960-1990) », est muet sur cette question. Il ne mentionne l’intervention de Michel Rocard comme témoin du procès de Bobigny que dans une note de bas de page et n’évoque pas la proposition de loi annoncée, pas plus d’ailleurs que celle effectivement déposée par Yves Le Foll.

Le livre de Bernard Ravenel sur l’histoire du PSU, « Quand la gauche se réinventait »[4], n’est pas plus disert sur le sujet : s’il consacre trois pages dans son chapitre 12 portant sur les années 1971-72 intitulées « le PSU et le mouvement des femmes », il s’arrête à l’été 1972 et n’évoque même pas le procès de Bobigny.

Renée Feltin, qui sous le pseudonyme d’Irène Charamande, était alors responsable du secteur Femmes au bureau national du PSU, dans la majorité de Michel Rocard, et que nous avons interrogée sur ce sujet, n’a pas davantage de souvenirs concernant le cheminement aléatoire de cette proposition de loi.

En l’absence de sources, on ne peut donc faire que des conjectures. Comme le montrent les ouvrages cités de Gillet et Ravenel, le courant féministe était à cette époque traversé par de profondes interrogations et divergences surgies notamment dans la foulée de mai 68. C’est le cas au sein du Mouvement français pour le Planning familial (MFPF), dans lequel militent de nombreuses femmes du PSU, qui hésite à se positionner en faveur du droit à l’avortement. C’est ainsi que se crée le Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception (MLAC), qui regroupe des militantes du Mouvement de libération des femmes (MLF), du MFPF favorables au droit à l’avortement mais aussi des syndicalistes, notamment de la CFDT. L’articulation entre la question sociale et la question sociétale est souvent au cœur de ces polémiques, comme en témoignent en 1972 des controverses dans les pages de Tribune socialiste, l’hebdomadaire du PSU, entre Michèle Legendre – qui deviendra peu après l’épouse en secondes noces de Michel Rocard – et Michèle Descolonges, journaliste de cet hebdomadaire.

Par ailleurs, Michel Rocard se trouvait dans une situation complexe à l’intérieur de son parti, obligé de composer avec une aile plus « gauchiste » à la veille du congrès qui devait se tenir en décembre 1972 à Toulouse et auquel devait être soumis le manifeste autogestionnaire « Contrôler aujourd’hui pour décider demain », quelques mois avant l’échéance des élections législatives.

L’hypothèse que nous formulons, en l’absence de preuves ou de témoignages directs, est la suivante : le dépôt d’une proposition de loi issue du mouvement « Choisir » par l’unique député du PSU était apparue « politiquement incorrecte » à une fraction du courant féministe à l’intérieur du PSU (et du MLAC), qui avait des désaccords de fond avec « Choisir », notamment sur le fait de savoir si l’avortement devait rester un acte purement médical, et qui voyait dans cette organisation une courroie de transmission vers le Parti socialiste ; Michel Rocard a cherché, sans y parvenir avant la fin de son mandat de député, à contourner cet obstacle et ce conflit.

Cette hypothèse est confortée par le témoignage d’un autre incident, survenu un an plus tard, fin novembre 1973. Michel Rocard avait accepté d’écrire, pour Le Monde, à la demande de Gisèle Halimi une recension de son livre « La Cause des femmes ». Et puis, juste avant la publication de cet article, Michel Rocard écrit à Gisèle Halimi : « J’ignorais tout de la situation politique qui règne dans le secteur des mouvements qui se battent sur les problèmes d’avortement. Je savais vaguement sans en avoir suivi le détail que les militants du PSU qui sont loin de figurer parmi les gauchistes, étaient en désaccord avec toi. / Mais j’ignorais que ce fut grave à ce point et surtout que cela était loin de concerner le seul PSU, mais semble-t-il des éléments de la CFDT, et même certains éléments internes au PS. J’avais bien trouvé à la lecture de ton livre que tu étais fort discrète sur la participation du PSU à nos travaux communs, et que ton texte faisait au PS des fleurs qu’il ne méritait guère. / (…) Je ne veux pas déclencher une tornade dans ce secteur ; les difficultés sont trop grandes entre ton équipe et la mienne. Je te demande donc et je demande au Monde de ne pas publier ce papier. » Ce courrier, ainsi qu’une lettre de même teneur adressée au rédacteur en chef du Monde, André Fontaine, est daté du jour même où Michel Rocard abandonne ses fonctions de secrétaire national du PSU pour les transmettre à Robert Chapuis.

Mais au printemps 1973, la proposition de loi initialement proposée par « Choisir », ripolinée par les commissions du PSU, deviendra sous la signature d’Yves Le Foll une proposition dont l’appellation d’origine ne sera plus en discussion.

Jean-François MERLE

Vice-président délégué de MichelRocard.org

Novembre 2022

[1] Michel Rocard publiera d’ailleurs ce témoignage dans son livre compte-rendu de mandat « Un député pour quoi faire ? ».

[2] Ce projet de loi, très en retrait sur les aspirations de la société, a présenté la singularité d’avoir été rejeté à la quasi-unanimité en commission, majorité et opposition confondues.

[3] Jean-Claude GILLET avec la collaboration de Josette BOISGIBAULT, « Des droits des femmes au féminisme : la participation du Parti Socialiste Unifié à la lutte des femmes pour leur émancipation (1960-1990) », Éditions du Croquant, Dossiers et documents de l’institut Tribune socialiste, 2021.

[4] Bernard RAVENEL, « Quand la gauche se réinventait : le PSU, histoire d’un parti visionnaire 1960-1989 », Éditions La Découverte, 2016.

Partager sur