« Les Inrocks » : c'est l'histoire d'une interview absolument fondatrice
Véronique Servat, Juillet 2018
C’était il y a presque deux ans. Un week-end noir, de ceux qui font passer des nuits blanches aux rédactions. Le décès du poète Yves Bonnefoy marque l’entrée dans le mois de juillet ; le lendemain celui de l’écrivain, survivant des camps, Elie Wiesel intervient ; on annonce également la disparition du cinéaste américain Michael Cimino. À cette liste funeste s’ajoute encore le nom de Michel Rocard. Aussitôt sur les réseaux sociaux, les journalistes de la rédaction des Inrockuptibles réagissent, exhumant de leurs archives le visuel de la couverture du numéro 8[1] de l’hebdomadaire[2] assorti de commentaires pour l’heure limités à 140 signes.
Ainsi, Christophe Comte tweete à propos du Numéro dont on nous parle le plus 20 ans après ; Sylvain Bourmeau rappelle que Michel Rocard n’aura jamais été président puis évoque ses souvenirs émus de tant de rencontres depuis plus de trente ans, avec une place particulière pour cet entretien fleuve qui fit la Une des Inrocks dans l’entre deux tours de la présidentielle de 1995, avec une photo de l’ami Depardon ; Emmanuel Lemieux, collaborateur éphémère du titre de presse, s’empare à son tour de la couverture du numéro pour se remémorer Quand Michel Rocard était une star des Inrocks en Columbo magnifique. Le 6 juillet 2016, le numéro 1075 de l’hebdomadaire Les Inrockutpibles est disponible en kiosques. Une autre photo de Depardon est en couverture, Michel Rocard, imperméable taché de quelques gouttes de pluie apparaît de trois quart, comme sur le départ. Le nouveau rédacteur en chef du titre, Pierre Sianowski, signe un édito qui commence ainsi : C’est l’histoire d’une interview absolument fondatrice.
L’entretien de 1995 possède la marque des Inrockuptibles, il est long : les huit heures d’enregistrement initiales captées par Sylvain Bourmeau et Christian Fevret[3] se sont transformées en sept pages imprimées dans lesquelles Michel Rocard évoque les racines de son engagement politique, sa trajectoire au PSU puis au PS dans l’ombre de Mitterrand, son expérience du pouvoir, ses relations avec les autres ministres. En mars 1995, la France sort lentement de quatorze années de présidence socialiste – certes hachées par deux périodes de cohabitation – et l’avenir est incertain. Rocard n’est pas candidat, et, dans l’entre deux tours, sa liberté de parole est totale. Cette thématique sert d’amorce à l’entretien. Pour autant, Rocard ne se prive pas d’envisager les suites.
Ce va et vient entre passé, présent et futurs possibles à l’aune de la trajectoire particulière de l’ancien premier ministre donne une publication tout à fait inédite pour la revue. La version hebdomadaire des Inrockuptibles est née avec la campagne électorale. Pour les premiers numéros, M. Assayas a écrit de courts billets au vitriol sur les meetings de Philippe de Villiers le Jack Lang en sabots et costume folklorique[4] et Edouard Balladur dont il donne ce portrait peu flatteur : Qu’il voyage en avion ou en autocar, Balladur s’installe toujours à la même place : au 1er rang et seul…. Rien ne doit perturber la solitude du roi dont toute l’essence de la dignité est contenue dans la parfaite immobilité.[5] Mais le titre de presse n’a jamais aussi profondément investi le terrain de la politique, sa réputation s’est bâtie sur le traitement presque militant accordé à un paysage musical particulier (celui de l’indie pop anglo-saxonne pour le dire vite), sur un univers visuel construit par le photographe maison R. Monfourny, sur un festival qui, à l’automne anime la vie culturelle à Paris et en Province, et sur une fenêtre radiophonique qui est un prolongement de tous ces projets, les émissions de Bernard Lenoir sur France Inter.
L’entretien fleuve effectué avec Michel Rocard suit la grammaire qui est la marque de fabrique du titre : longueur, empathie, épaisseur du propos, références (F. Furet est notamment cité par l’interviewé). Sa publication fait moins débat que sa promotion en couverture. En effet, en titre un peu expérimenté de la presse magazine, Les Inrocks mesurent le caractère déterminant de ce qui est mis en Une pour stimuler l’achat en kiosques. Le lectorat pourtant fidèle de l’ancien mensuel, qui a accepté de se pré-abonner à l’hebdo dès décembre 1994 sans rien avoir vu du projet[6], exprime ses doutes dans les nouvelles pages Ping pong, qui font désormais office de courrier des lecteurs[7]. L’intrusion de l’actualité politique dans un hebdomadaire culturel est source d’interrogations. Mais c’est en conférence de rédaction que l’épisode vire à la foire d’empoigne. Seul cas connu dans l’histoire du titre, l’affaire de la couverture, devenue inextricable, se règle au vote ! L’épisode frappe donc la mémoire de celles et ceux qui y ont participé. Le numéro sera donc mis en vente avec Rocard en couverture. Alea jacta est.
Dispensé d’adoubement pour ses pages culturelles, Les Inrocks ne font-ils pas fausse route avec la publication et la promotion assumée de cet entretien. Tel est l’enjeu des divergences exprimées sur ce huitième numéro de la revue. Le premier pari gagné est celui des ventes. Disponible le mercredi, pour mieux concurrencer Télérama, le numéro est un succès : il s’en écoule plus de 50 000 exemplaires[8], et fait l’objet d’un retirage. Mais cela ne s’arrête pas là. Dans les jours qui suivent, les grands titres de la presse quotidienne nationale, tout particulièrement, Le Monde et Libération s’emparent de l’entretien pour alimenter en bonnes phrases articles et éditos. Après le lectorat, Les Inrockuptibles obtiennent la reconnaissance des titres dominants de la presse politique.
Par la suite, loin d’en faire une recette, les Inrocks, cheminent en politique suivant tantôt des itinéraires bis (pour parler de Thatcher avec Ken Loach et Noel Gallagher), tantôt des autoroutes. Ainsi, les Inrocks accompagnent avec Bourdieu le mouvement social de novembre 95, initient le soutien aux sans papiers après Saint Bernard contre les lois Pasqua Pandraud ; ils prolongent cet activisme après que la gauche plurielle renie la promesse de les abroger, avec toujours leur marque de fabrique qui mêle culture et engagement[9].
Quand on évoque les quinze premières années d’existence des Inrockuptibles, on fait peu de liens avec la politique. Le titre laisse la trompeuse impression d’avoir participé à l’écriture de cette histoire en pointillé. C’est ce que Sylvain Bourmeau, rédacteur en chef adjoint de l’hebdo, appelle l’oubli perpétuel d’une évidence[10]. Car, entre 1992 et 1994, que font les Inrocks à interviewer successivement Spike Lee, Toni Morrison ou le groupe de rap d’Atlanta, Arrested Development, si ce n’est documenter, au prisme des productions culturelles, la question éminemment politique des africains-américains dans une société chamboulée après le tabassage de Rodney King et les émeutes de South Central[11] ? Le numéro avec Michel Rocard s’inscrit dans une suite logique. La controverse et l’effet de dévoilement qui accompagne sa sortie ne sont que les stigmates d’un choix désormais assumé.
Véronique Servat
Professeure d'histoire-géographie, doctorante Centre d'Histoire Sociale du XXè siècle (Paris 1)