Michel Rocard à « Apostrophes » en 1987
Pierre-Emmanuel Guigo, Mars 2018
Lorsque Bernard Pivot convie Michel Rocard sur son canapé, il n’en est pas à son coup d’essai. Il peut paraître étonnant de recevoir des politiques dans une émission littéraire – surtout à une époque où le mélange des genres est moins qu’aujourd’hui à l’ordre du jour à la télévision –, mais depuis les années 1970 le présentateur vedette a l’habitude d’inviter les principaux leaders partisans et gouvernementaux. François Mitterrand est d’ailleurs devenu l’invité rituel des émissions de Bernard Pivot dans la décennie précédente.
Mais c’est bien la première fois, et aussi la dernière que Michel Rocard vient devant l’étrange lucarne pour parler littérature. Le voir commenter des graphiques, évoquer la balance des paiements, ou parler de l’inflation, les téléspectateurs en ont pris l’habitude, au moins depuis la fin des années 1960. Mais, la littérature, Michel Rocard n’a guère eu l’occasion, ni l’envie, semble-t-il d’en parler. Elle relève sans doute pour lui beaucoup plus du domaine privé. Quand il parle politique, il préfère donc s’appuyer sur les sciences sociales comme l’économie, la sociologie qui semblent plus efficacement accompagner l’action gouvernementale.
Au contraire, François Mitterrand, en a fait depuis les années 1960 l’une de ses armes. En s’ouvrant sur ses goûts et en n’hésitant pas lui-même à prendre la plume pour des écrits de qualité, il se montre plus humain. Le même François Mitterrand est devenu depuis 1981, président de la République. Parler littérature devient donc une convention, ce qui explique que nombreux hommes politiques de la décennie se rendent eux aussi sur le plateau, comme ce fut le cas de Raymond Barre quelques semaines auparavant. Michel Rocard n’y échappe pas qui veut lui aussi s’élever à la position du chef de l’Etat. Alors à quelques mois de l’élection présidentielle, et alors qu’il sort lui-même son premier ouvrage, c’est bien sur le plateau de Bernard Pivot qu’il se rend. Pour se hisser à la hauteur du président de la République, il cherche lui aussi à acquérir l’image d’un candidat-écrivain.
Il réussit plutôt bien l’exercice en montrant une assez grande culture littéraire. Surtout, loin d’imiter le président de la République, aux goûts plutôt conservateurs, il présente un horizon littéraire original, très tourné vers l’international, l’Afrique notamment et l’Amérique du sud.
Sur le plateau, Michel Rocard retrouve deux invités de son choix, Georges Conchon, un écrivain reconnu et l’historien Pierre Nora qui vient alors de publier ses Lieux de mémoire, bientôt un ouvrage de référence. Tous deux sont de vieilles connaissances de Michel Rocard puisqu’ils ont été adhérents du PSU. Enfin, comme invité surprise, Bernard Pivot convie André Franquin, le dessinateur du Marsupilami ou de Gaston Lagaffe et dont Michel Rocard est un fervent lecteur. Michel Rocard, parfois peu à l’aise dans ses interventions télévisées, se montre au contraire très détendu dans cet échange informel. Il n’hésite pas à utiliser son humour et à oser une blaguer sur l’embonpoint du présentateur.
Amateur de littérature, c’est aussi un Michel Rocard homme de lettres qui se confie au grand public. Il vient ainsi présenter son dernier livre Le cœur à l’ouvrage. Après plusieurs ouvrages collectifs ou des collections de discours, c’est bien un livre complet et écrit dans un style plus littéraire que livre cette fois Michel Rocard. Il n’entend pas laisser le terrain de la belle plume au seul François Mitterrand et se montre lui aussi capable de confidences, mais aussi d’un propos plus profond sur la démocratie, le tout usant du plus beau langage. Aidé de Guy Carcassonne et de Pierre Encrevé, notamment, Michel Rocard a consacré beaucoup de travail à la rédaction de cet ouvrage qui compte parmi ses plus aboutis.
Cette émission, relativement unique dans le vaste panel des interventions télévisées de Michel Rocard, est ainsi une bonne occasion d’appréhender un Michel Rocard plus intime.
Pierre-Emmanuel Guigo