Michel Rocard, inspecteur des finances
Pierre-Emmanuel Guigo, Janvier 2022
Dans les biographies de Michel Rocard, son passage à l'Inspection des finances est toujours évoqué, mais rapidement. Son véritable métier n'a guère été détaillé jusque-là. En nous appuyant sur les archives du ministère des Finances nous avons pu ainsi mieux connaître les dix ans que Michel Rocard passe dans ce grand corps de l'Etat.
Au sortir de l'ENA, le jeune Michel Rocard choisit l'Inspection des Finances sur les conseils de Simon Nora, et contre l'avis de son père Yves Rocard – qui aurait préféré qu'il choisisse le Conseil d'Etat –, afin de parfaire sa maîtrise de l'économie publique et parce qu'il fallait selon Simon Nora « noyauter l’Administration des finances qui a saboté la gauche en 1936. »
L'Inspection générale des Finances créée sous la Restauration a pour but de veiller à la bonne gestion des deniers de l’Etat et à la modernisation de l’administration. Missionné auprès d’une administration locale (Trésor Public, office HLM, association exerçant une mission d’intérêt général, société de développement régional) l'inspecteur des Finances peut enquêter sur pièce en se faisant ouvrir les livres de compte et tous les documents nécessaires à son rapport.
A peine arrivé à l'Inspection des Finances, Michel Rocard est envoyé en Algérie conformément à une décision du général de Gaulle d'envoyer tous les jeunes hauts fonctionnaires en Algérie pour renforcer l'administration du territoire qui n'est pas encore indépendant.
ll est logé dans un HLM de Birmandreis, dans la banlieue sud d’Alger, juste en dessous de Jacques Chirac. Alerté par Jacques Bugnicourt, c'est alors qu'il va entreprendre l'enquête puis le rapport sur les camps de regroupement désormais bien connu. Mais cette enquête, demandée par le délégué général Paul Delouvrier, est officieuse. Michel Rocard est officiellement chargé d'un rapport sur la propriété foncière en Algérie, dans le cadre de sa fonction d'Inspecteur des Finances.
Cet autre rapport, moins célèbre est toutefois intéressant à consulter. En lisant entre les lignes, on perçoit bien les critiques que Michel Rocard adresse à la politique de regroupement décrite comme intenable, et ne garantissant pas des moyens de survivre pour tous, même si le haut fonctionnaire se garde bien d'émettre un jugement tranché, en tout cas dans ce rapport couverture (Evolution récente de la situation foncière en Algérie, 28/05/1959). Il prône également le développement des coopératives agricoles pour favoriser la gestion par les Algériens eux-mêmes des terres. En Algérie il fera aussi un rapport sur l'office HLM d'Alger, et deux enquêtes auprès de receveurs des Finances.
L'année suivante il rentre en métropole. On suit ainsi ses inspections à travers la France, y compris dans les bourgs les plus reculés (comme la petite commune de Tannay dans la Nièvre où il inspecte le percepteur, ou encore à Latour-de-Carol, petite commune frontalière des Pyrénées dont il vérifie le travail de la douane). Envoyé dans un territoire, il contrôle également d'autres administrations de la zone pour rentabiliser son déplacement (Côtes du nord, Var, Hérault).
Ses rapports sont toujours très fouillés et précis. Après une présentation de l'administration et des équipes, il fait un bilan des comptes, des opérations et émet des remarques et des pistes d'amélioration. Ses rapports sont ensuite commentés par le responsable de l'administration étudiée qui peut ainsi répondre à des demandes et remarques de l'Inspecteur des Finances, qui peut par la suite compléter, préciser, voire relever que ses observations n'ont pas été prises en compte. Ces rapports sont ensuite synthétisés par le supérieur hiérarchique de Michel Rocard qui transmet le tout à l'administration responsable, parfois même au préfet ou au ministre.
En complément de ces rapport, l’inspecteur des Finances doit aussi remplir une fiche concernant les agents de l’Etat visités qui peut servir à leur avancement. Ses avis y sont toujours bienveillants, même quand des dysfonctionnements ont été observés dans le rapport. Il met particulièrement en valeur les compétences des personnes qu’il inspecte, ainsi après une inspection au bureau des recettes de Bône-banlieue :
« Entouré d’un personnel compétent auquel il sait faire largement confiance, M. L. exerce une autorité souriante et discrète. Dans le climat de travail qu’il a ainsi créé, la bonne tenue de la comptabilité résulte d’une discipline collective qu’il lui suffit d’encourager. Il lui est donc possible de réserver l’essentiel de son attention aux opérations de recouvrement et aux services gérés, dont la tenue ne mérite que des éloges. » (15/10/58).
Après avoir relevé de nombreux manquements dans le service du percepteur de Mezières en Drouais, Michel Rocard fait tout de même une feuille de personnel positive : « comptable compétent, M. Marcel R. pourrait accomplir sa tâche dans de bonnes conditions si son émotivité ne lui faisait considérablement grossir les difficultés qu’il rencontre. Le manque de soin relevé dans son travail semble moins résulter de mauvaises habitudes que d’un découragement passager. La confiance de ses supérieurs, que sa qualification professionnelle mérite encore, l’aiderait certainement à retrouver plus de sérénité et d’efficacité dans sa tâche. » (10/11/59)
Mais gare à ceux qui prendraient à la légère ses recommandations. Plutôt que dans ces fiches personnelles, c’est dans son rapport que l’inspecteur des Finances peut se montrer incisif (inspection Seine maritime).
Il est amusant de retrouver dans des rapports pourtant très précis certains des grands thèmes rocardiens. Ainsi, Michel Rocard dans son rapport sur l’association de sauvegarde de l’enfance et de l’adolescence du Var (28/11/59) suggère que la contractualisation des relations entre puissance publique et partenariat privé devrait être renforcée.
Il cherche aussi à simplifier la prise de décision pour accélérer les procédures et la clarté (rapport sur le service constructeur de l’Académie de Paris, 5/10/61). A contrario, il se montre très critique lorsque les administrations se chevauchent et que les décideurs ne sont pas clairs (« Procédures administratives et financières en matière de construction scolaire », 25/11/61).
Chargé de plusieurs enquêtes sur des services de développement régionaux (SDR), c’est pour lui l’occasion de valoriser l’échelon régional dont on sait qu’il occupera une large place dans sa conception de la décentralisation. Ces services de développement régionaux, créés à partir de 1955 sont décrits par lui comme un rouage essentiel dans le développement de l’activité des territoires et comme un moyen de favoriser l’emploi, en particulier dans des territoires ruraux. Elles prennent des parts d’entreprises ayant besoin de liquidités et des dividendes de 5% sont garanties par l’Etat. Le statut spécifique de ces SDR leur permet de ne pas être soumises à l’impôt sur les sociétés.
Outre, cette activité d'inspection, Michel Rocard est aussi consulté par un ministère afin de rédiger des rapports circonstanciés sur des problèmes concernant les finances de l'Etat. Le 16 mai 1960 il rédige ainsi une note sur : « Comptabilisation des frais d'assiette et de perception des taxes municipales perçues par l'administration des Contributions indirectes », suivie le 27 mai 1960 par une note intitulée « Assiette de la taxe annuelle sur les véhicules de tourisme des sociétés »
Ces archives riches ne sont toutefois pas exhaustives. Les passages postérieurs de Michel Rocard à l’Inspection des Finances, en particulier en 1973-1975, puis en 1991 restent à étudier.
Pierre-Emmanuel GUIGO
Maître de conférences à l'Unversité de Paris-Créteil
Membre du conseil scientifique de MichelRocard.org
Janvier 2022