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Fondation Jean Jaurès

Congrès de Nantes (1977) : le discours des « deux cultures »

Jean-François Merle, Avril 2016

Lorsque s’ouvre le congrès du Parti socialiste, le 17 juin 1977, à Nantes, cela fait un peu plus de deux ans et demi qu’à l’occasion des « Assises du socialisme », Michel Rocard a quitté le PSU, avec quelques centaines de militants, pour rejoindre le Parti socialiste. Durant cette période, il va chercher à jouer la carte de l’intégration et de l’assimilation au sein de la majorité du PS, s’opposant à toute identification ou structuration en « courant de pensée » et, sur un plan personnel, il va chercher à gagner la confiance de François Mitterrand. Ce choix ne sera pas partagé par la plupart de ses amis qui, avec notamment Robert Chapuis, Gilles Martinet, Patrick Viveret, maintiennent une structure de liaison du « courant des Assises », publient un bulletin interne (« Le Manifeste »), présentent au congrès de Pau (janvier 1975) un amendement – porté par Gilles Martinet, mais que Michel Rocard ne signera pas – destiné à se compter et qui recueille 15 % des voix, et lancent en 1976 la revue « Faire » pour nourrir le débat idéologique.

Michel Rocard au congrès de NantesFrançois Mitterrand, qui, renforcé par la campagne présidentielle de 1974, a choisi l’occasion du congrès de Pau pour rompre son alliance avec le CERES (qui lui avait permis de gagner le congrès d’Epinay mais devenait encombrante avec le temps), ne voulait pas donner l’impression de déséquilibrer la majorité du PS en accordant trop de responsabilités aux anciens du PSU et de la CFDT, critiques du programme commun de Gouvernement, au moment même où il était engagé dans une compétition décisive avec le Parti communiste pour le leadership à gauche, avec pour horizons les élections municipales de 1977 et les négociations d’actualisation du programme commun.

Pendant ces deux ans et demi, Michel Rocard et ses amis vont donc demeurer aux marges de la majorité mitterrandienne du Parti socialiste. Au lendemain du congrès de Pau, Michel Rocard est le seul ex-PSU à siéger au bureau exécutif (avec André Acquier, ex-CFDT) et il devra attendre huit mois pour entrer un secrétariat national, avec une responsabilité marginale et sans prise directe sur le parti, celle du secteur public. Paradoxalement, une partie de la presse interprète cette sortie du purgatoire comme l’adoubement, par François Mitterrand, d’un successeur. Mais, de l’intérieur, il devient vite évident que la greffe n’a pas pris : les rocardiens restent perçus (et parfois se perçoivent eux-mêmes) comme un corps étranger au sein du PS, la stratégie personnelle d’intégration de Michel Rocard, dissociée de celle d’affirmation idéologique de ses amis, est considérée comme un double jeu et l’influence de Michel Rocard dans l’opinion, relayée par les sondages, est tenue comme la preuve de l’existence d’un complot.

Fin 1976, début 1977, Michel Rocard lui-même convient de l’échec de la ligne d’assimilation et mesure les risques de banalisation, vis-à-vis de l’opinion, que lui ferait courir un effacement durable derrière François Mitterrand. Le Premier secrétaire, renforcé par les nombreux succès du PS aux élections municipales de mars 1977, qui voient éclore une nouvelle génération d’élus que l’on surnommera les sabras (Michel Rocard lui-même est cette année-là élu pour la première fois maire de Conflans-Sainte-Honorine), entend réduire, à l’occasion du congrès de Nantes, l’influence des « courants de pensée » structurés au sein du PS.

Au printemps 1977, Patrick Viveret résume dans une note adressée à Michel Rocard les conseils que son équipe formule pour aborder le congrès de Nantes : « dessiner un cadre stratégique de référence » qui permette au « courant autogestionnaire » d’affirmer sa capacité « à lier une base sociale, un projet, une culture politique et une capacité à affronter le pouvoir »[1]. Autant dire qu’il s’agissait, en fait, d’exprimer une ligne politique alternative à celle du programme commun de gouvernement et de l’union de la gauche définie par François Mitterrand depuis Epinay…

Si l’histoire immédiate a essentiellement retenu de ce discours la caractérisation des deux cultures qui irriguent la gauche socialiste depuis le début du XXème siècle, lointain écho du débat sur « les deux méthodes » qui opposa, le 26 novembre 1900, Jean Jaurès à Jules Guesde, on y retrouve en fait l’essentiel des thématiques qui constituent, depuis un demi-siècle, les constantes du rocardisme. Inventoriant les difficultés que rencontrerait un gouvernement de gauche après la victoire escomptée aux élections législatives de 1978, Michel Rocard place au premier plan « la contradiction du temps et de la confiance », c’est-à-dire l’écart entre les attentes immédiates de l’opinion et le temps nécessaire pour que les réformes de structure (nationalisations, planification démocratique) produisent leurs effets. Pour surmonter cette contradiction, « la clarté du projet » (et celle des étapes de sa réalisation) est indispensable. Et la clarté du projet suppose d’apporter des réponses nouvelles « aux trois questions fondamentales […] auxquelles ni la tradition social-démocrate, ni la tradition communiste n’ont jusqu’ici […] apporté de conclusions satisfaisantes » : la question de l’Etat, celle « du risque et de la sanction économiques », c’est-à-dire des rapports au marché, et celle de la contrainte internationale, en particulier européenne. Et il invite le congrès à chercher ces réponses à partir des fondamentaux de la culture « autogestionnaire » de la gauche française et à faire de « la nouvelle culture socialiste, l’instrument, le ciment d’une véritable force ».

On trouve certes aussi dans ce discours des concessions de circonstance à la doxa majoritaire du Parti socialiste : ainsi, l’affirmation étonnante que le programme commun de gouvernement « est un honnête et bon compromis entre ces deux cultures, à l’horizon des cinq premières années » ou encore le fait qu’ « injecter 50 milliards de francs lourds dans l’économie française » pour mettre fin « au passé d’injustices de la France » était un objectif « tenable » - ce qui n’est pas exactement ce que dira le ministre du Plan en 1981… Mais pour l’essentiel, il s’agit bien d’un discours fondateur de l’identité rocardienne[2].

Ultérieurement, Michel Rocard dira que ce discours était une « faute stratégique », dans la mesure où l’identification des différences l’empêcherait par la suite d’endosser le costume de rassembleur du Parti socialiste[3]. Et il est vrai que les termes utilisés pour caractériser ces deux cultures de la gauche poussaient plus au choix qu’à la synthèse. Mais sur le moment, ce discours, s’il irrita passablement les hiérarques du PS, reçut un accueil très favorable de la base militante et de la presse ; François Mitterrand lui-même dira que Rocard avait prononcé là « son meilleur discours » - mais sans doute s’agissait-il d’un compliment à double clé[4]… Il n’en reste pas moins que le cahier des charges proposé par la note de Patrick Viveret était amplement rempli et que, sur cette base, allait se structurer et se renforcer le courant rocardien au sein du PS, dans une progression qui allait s’amplifier jusqu’en 1980.

Jean-François Merle (avril 2016)

[1] Kathleen EVIN, Michel Rocard ou l’art du possible, Editions Jean-Claude Simoën (Paris, 1979), p. 173.

[2] Jean-Louis ANDREANI, Le mystère Rocard, Editions Robert Laffont (Paris, 1993), p. 160.

[3] Jean-Paul LIEGEOIS et Jean-Pierre BEDEI, Le feu et l’eau, Editions Grasset (Paris, 1990), p. 212.

[4] Kathleen EVIN, ibid., pp. 175-176.

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