Les « Assises du socialisme » d’octobre 1974
François Kraus, Octobre 2021
Introduction
L’échec du PSU aux élections législatives de mars 1973, le climat « unitaire » de la campagne présidentielle surprise d’avril 1974 et l’amicale « pression » de ses amis de la CFDT ont poussé à une vaste entreprise de reclassement politique qui va conduire Michel Rocard à passer, en moins de deux ans (novembre 1973 - octobre 1975), du secrétariat national du PSU à celui du Parti socialiste. Afin de faciliter l’entrée au PS de ses amis du PSU et de militants de divers mouvements d’origine chrétienne (CFDT, Objectif Socialiste, G.A.M., Vie Nouvelle, groupes Témoignage Chrétien), une démarche fut mise en place au lendemain de la campagne présidentielle dont le point d’orgue - la réunion des « Assises du socialisme » 12-13 octobre 1974 - devait symboliser le rapprochement du PS et de cette mouvance autour d’un corpus idéologique commun (l’autogestion). Mais les craintes suscitées par cette entreprise au sein des organisations impliquées par cette démarche (le PS, le PSU et la CFDT), le refus du PS d’envisager autre chose que des adhésions individuelles et l’accueil souvent déplorable fait aux nouveaux venus au sein du parti d’Epinay fera de cette opération un échec qui pèsera lourd sur l’avenir de Michel Rocard, dans la mesure où il le coupera d’une masse de militants dont le soutien lui aurait été bien utile lors des affrontements qui l’opposeront plus tard à Francois Mitterrand.
Le départ du PSU sanctionne l’impasse des années « gauchistes » du rocardisme
A la tête du parti depuis 1967, Michel Rocard constate en 1973 l’incapacité du PSU à présenter à ses amis de la CFDT et à toute une mouvance politico-syndicale d’inspiration chrétienne et soixante-huitarde une expression politique crédible à leurs aspirations sur le plan électoral. Il est vrai que le PSU a alors subi une importante diminution de ses effectifs militants et de son audience électorale.
En effet, si la période soixante-huitarde (1968-1969) du PSU avait généré un afflux massif de jeunes militants (plus de 4000) en majorité gauchistes, sa phase “ ultra-gauchiste ” (mars 1969-juin 1971) et de “ dégauchisation ” (du congrès de Lille de juin 1971 au congrès de Toulouse de décembre 1972), se traduisent par un effondrement de moitié de son assise militante entre 1969 et 1973, pour atteindre environ 8000 militants à la fin de 1973. S’accélérant après la victoire rocardienne au congrès de Lille de juin 1971, cette hémorragie militante est liée au processus d’élimination des courants gauchistes du parti, tels que la tendance trotskisante (à partir de janvier 1972), les maoïstes de la “ Gauche Révolutionnaire ” (exclus en juin 1972) ou la tendance “ populiste ” des Groupes Ouvriers et Paysans (à partir d’octobre 1972).
Mais parallèlement à ces départs vers “ la gauche ”, le parti perd aussi des figures historiques souvent détentrices des dernières positions électorales du parti. C’est notamment le cas en 1972 avec le départ vers le PS de 2 à 300 adhérents derrière Gilles Martinet, ou de Jacques Piétri, qui dénonce Le “ double langage ” d’un Michel Rocard alternant entre une phraséologie réaliste et moderniste et un verbalisme révolutionnaire gauchisant nécessaire à sa « survie » depuis la radicalisation idéologique et stratégique du parti post 68.
Enfin, le résultat des élections législatives de mars 1973 oblige Rocard à tirer les conclusions de l’impasse de cette stratégie : alors que le Parti socialiste recueille 19,1 % des suffrages exprimés, le PSU en obtient 1,98 % contre 3,94 % aux élections législatives de 1968, soit une perte de près de la moitié de son capital électoral. Ce fiasco électoral du PSU joue donc beaucoup dans la prise de conscience des rocardiens de leur échec à canaliser les aspirations de leur « clientèle électorale » habituelle, et en particulier celle de la sensibilité majoritaire de la CFDT.
Un PSU « lâché » par les forces syndicales et associatives qui le soutenaient jusque-là
L’opposition de la CFDT au projet d’intégrer le C.L.A.S. début 1973 et le triple refus d’Objectif Socialiste, de Vie Nouvelle et des G.A.M. durant l’hiver 1973/1974 d’inscrire ce collectif dans une logique de concurrence vis-à-vis du Parti socialiste, marquent l’impasse de la stratégie autonome du PSU. Les milieux qui étaient traditionnellement proches du parti de Mendès France décident de ne plus privilégier le PSU sur le plan partisan et d’inscrire leur action politique dans un cadre unitaire avec le PS Or, en diminuant le nombre de soutiens aux diverses initiatives du PSU, ces choix restreignent considérablement le champ politique du parti.
La prise de conscience de cet isolement à la suite des élections législatives de mars 1973 constitue le facteur décisif de la démarche de Michel Rocard et, plus largement, de toute une couche de militants syndicaux ou associatifs de mouvements d’origine ou à dominante chrétienne (CFDT, Objectif Socialiste, G.A.M., Vie Nouvelle, groupes Témoignage Chrétien) conscients de l’échec du PSU à assurer un rôle de médiateur politique crédible.
Dans ce contexte, la direction rocardienne du PSU profite du désarroi post-législatif interne et de l’éviction de la plupart de ses militants gauchistes pour imposer une redéfinition stratégique dans le sens d’un rapprochement avec le Parti socialiste.
Au lendemain des élections législatives de mars 1973, Rocard brise le premier le tabou du rapprochement tactique avec le PS en déclarant que « si le Parti socialiste fait des choix nets pour un socialisme autogestionnaire, nous saurons en tirer les conséquences. » (Le Monde, 5 avril 1973).
Mais le tollé interne suscité par ses propos l’oblige vite à la prudence et si la direction rocardienne impose au Conseil national de novembre 1973 une redéfinition de la stratégie autonome du PSU, elle en paye le prix par un effritement de sa majorité (tombant à 59,1 %).
La campagne présidentielle de 1974 et le choix de Rocard d’intégrer seul l’équipe de campagne de Mitterrand
La mort de Georges Pompidou le 2 avril 1974 et la campagne présidentielle « express » qui s’ensuit accélèrent alors ce processus de rapprochement en concrétisant la convergence des forces autogestionnaires (PSU, CFDT) et du Programme Commun (PS, P.C.F.) autour d’une candidature unique.
Mais la décision de la direction politique nationale du PSU d’apporter son soutien à la candidature unique de François Mitterrand le 7 avril aux dépens la candidature de Charles Piaget ébranle encore l’assise de la direction rocardienne au sein du parti.
En effet, si les amis de Michel Rocard sortent apparemment renforcés du Conseil National du 15 avril sur la question de la candidature unique (avec 63,1 % des mandats), sa direction subit la scission des animateurs de la minorité « populiste » et la création d’une nouvelle minorité regroupant près d’un quart des militants et dont les leaders (M. Mousel et B. Ravenel) préfèrent démissionner du Bureau National pour lutter “ contre ceux qui veulent l’amarrer à la social-démocratie ”.
Enfin, la condamnation – par 200 mandats contre 174 – des prises de positions personnelles de Rocard (4 avril) en faveur d’une candidature Mitterrand est, elle, encore plus révélatrice de l’étroitesse de sa marge de manœuvre. C’est donc dans un contexte interne qui lui est défavorable - sa condamnation pour avoir prôné sans l’aval du parti des positions unitaires - que Michel Rocard intègre seul l’équipe de campagne de Mitterrand.
Entérinant un processus de détachement progressif du PSU amorcé par sa démission du secrétariat national en septembre 1973, son intégration au brain-trust mitterrandien (à partir du 12 avril) ne fait que concrétiser une démarche personnelle attestée par les projets lancés lors des dîners chez André Salomon à partir du printemps 1973 et ratifiée, dès le début de l'année 1974, par sa décision d'intégrer à terme le PS. : cette décision étant située dès février par Claude Marti, mais en janvier par Kathleen Evin.
Si elle s’effectue avant tout sur la valorisation de ses ressources personnelles (la reconnaissance médiatique de ses compétences économiques), cette intégration dans l’orbite mitterrandienne l'incite quand même à chercher à renforcer son assise interne par d’autres ressources politiques, à savoir son capital militant (du PS U.), social (des milieux syndicaux et associatifs) et idéologique (autogestion, socialisme démocratique).
Le lancement du processus des « Assises » et la mise en minorité des rocardiens au sein du PSU
Lancée précipitamment et entachée de l'image "d'opération d'états-majors" qu'a engendré l'étrange simultanéité de ses appels (appel de Mitterrand au Comité Directeur du 25 mai, résolution de la Direction Politique Nationale du PSU du 26 mai, soutien du Bureau National de la C.F.D.T, du 27 mai), l'opération des Assises apparaît très vite fondée sur une ambiguïté fondamentale : la première composante (le PS.) inscrit le rassemblement des socialistes dans un simple renforcement de ses structures (sous forme d'adhésions individuelles) alors que les deux autres (PSU et mouvance syndicale et associative) appellent à une substitution de toutes les organisations par une nouvelle.
Amorçant le processus, l'appel dit de François Mitterrand - bien que rédigé presque intégralement par Michel Rocard à deux phrases et rectifications stylistiques près - est en effet indéniablement marqué par un flou stylistique dans la mesure où sa proposition n’évoque vaguement qu’un « lieu de rencontre où les socialistes se retrouveront avant de partir ensemble ».
Dans le cadre de la campagne d’explication de la démarche des Assises, les dirigeants rocardiens et leurs amis cédétistes s’attachent à justifier le bien fondé d’une remise en cause organisationnelle du PSU. Mais ces perspectives suscitent la constitution d’une double opposition qui va se traduire par la mise en minorité de Michel Rocard lors du Conseil national d’Orléans (octobre 1974).
L’opposition la plus importante aux Assises se structure autour de la tendance “ Leduc-Mousel-Ravenel ” vient essentiellement de fédérations de tradition laïque ou ouvrière où, souvent, le poids ou le caractère très “ SFIO ” et “ réformiste ” de leurs homologues du Parti socialiste dissuadent toute entreprise de régénération au Parti socialiste. Elle exprime donc un refus de s’engager dans une opération de régénération vouée localement à l’échec par la force militante ou d’inertie du Parti socialiste local.
Mais le rythme et le sens donné au processus des Assises provoquent la structuration d’une autre opposition autour de leaders qui avaient quitté l’opposition en décembre 1972 (André Barjonet, Christian Guerche, Jacques Compère), et de rocardiens en rupture de ban comme Pascal Dorival, Roland Cayrol (alias Gilbert Hercet) et Jean Berthinier. Or, la présence en son sein de certains anciens rocardiens comme Jean Berthinier, acceptant à terme la perspective d’un “ dépassement organisationnel ”, montre que certaines défections sont plus liées au rythme du processus qu’au fond de la démarche.
Ainsi, la mise en minorité des rocardiens à la veille des Assises apparaît autant comme le résultat du rythme rapide donné à l’opération que d’une sous-estimation des profondes réticences des fédérations, dont les possibilités de régénération de leurs homologues du Parti socialiste sont soit limitées par la faiblesse du PSU local et des forces “ vives ” d’origine chrétienne, soit freinées par le caractère très “ réformiste ” et SFIO du Parti socialiste local.
Ainsi, le Conseil national d’Orléans des 5 et 6 octobre voit l’effondrement de l’audience du courant rocardien (à un tiers des mandats) au profit de l’opposition radicale (en recueillant 40 %) et de la tendance intermédiaire (en recueillant un quart). Tenu à huit clos, dans une atmosphère houleuse ponctuée par les artifices de procédure, les assemblées de tendances et les batailles de motions et de contre-motions, le Conseil aboutit, après que la tension ait été portée à son paroxysme par la nouvelle de l’occupation du siège du parti par des militants aux ordres de Mousel, au renversement de direction rocardienne.
En brisant le mythe d’une réunification organisationnelle de la gauche socialiste, ce renversement réduit à néant les possibilités de voir le Parti socialiste accepter un changement de structures ou de sigle qui, même léger, manifesterait une volonté de se transformer.
Cet échec de Michel Rocard à rallier au moins symboliquement la moitié de son organisation constitue donc un des principaux facteurs de la faiblesse du mouvement d’adhésion au Parti socialiste consécutif aux Assises.
Discussions
Le processus des Assises nous apparaît plus comme la traduction des aspirations de la CFDT à un “ répondant politique ” plus crédible que le PSU que comme une simple stratégie “ personnalisante ” de Michel Rocard visant à son reclassement dans un parti de gouvernement.
Cependant, le refus du PS d’envisager autre chose que des adhésions individuelles et l’accueil souvent déplorable fait aux nouveaux venus au sein du parti d’Epinay réduira à quelques milliers les militants s’étant inscrits en même temps que Michel Rocard et ceci alors même que la mouvance cédétiste comptait des dizaines et des dizaines de milliers de militants actifs et politisés.
Echec flagrant sur le plan des adhésions, refonte des bases idéologiques du Parti socialiste plus factice que réelle, absence de renouvellement des pratiques politiques, l’opération présente bien donc pour Rocard et ses amis un bilan négatif d’autant que la désorientation, la désaffection puis le désengagement affectera nombre de militants lassés par l’absence de modification des pratiques militantes.
Mais sa portée sur l’entreprise politique de Michel Rocard dépasse les années 1970 car, en “ refroidissant ” profondément les ardeurs des milieux les plus susceptibles d’offrir des ressources militantes à ses luttes de pouvoir internes, elle le coupe des réseaux sociaux qui le soutenaient au PSU
La faiblesse de la croissance de son influence au sein du parti (21 % en 1979, 24,3 % en 1990) souligne qu’il reste, y compris lors de son accession au poste de premier secrétaire vingt ans après, largement minoritaire. Les appels à la société civile en 1985, en 1988 puis en 1994, resteront en grande partie lettre morte. Sans aller jusqu’à en conclure que l’avenir politique de Michel Rocard est scellé un soir d’octobre 1974, force est de constater que la faiblesse initiale de son capital militant hypothéquera sérieusement ses chances de prise de pouvoir interne.
François KRAUS
Directeur du pôle politique de l’Ifop, enseignant au département de sciences politiques de Paris X Nanterre et auteur d’un mémoire sur les assises du socialisme à Paris I - Sorbonne (2001)
Octobre 2021