Pierre Mauroy et Michel Rocard : amis ou concurrents de la social-démocratie française ?
Pierre-Emmanuel Guigo, Mars 2022
La politique est rarement un milieu dans lequel se forgent des amitiés à toute épreuve, encore moins lorsqu’il s’agit de deux personnalités de premier plan.
En outre, quoi de commun entre le grand gaillard du nord, petit-fils de bûcheron et fils d’instituteur et le haut fonctionnaire parisien élevé dans le protestantisme et dans les meilleurs établissements parisiens ?
Pourtant Michel Rocard et Pierre Mauroy incarnent une amitié qui a connu peu de nuages pendant 60 ans de cheminement politique. Il faut dire que malgré leurs différences, les deux hommes partagent un point commun ontologique pour eux : l’attachement au socialisme.
Pierre Mauroy y tombe dès son enfance dans un milieu ouvrier. Michel Rocard le découvrira à Sciences Po. Le socialisme réunira d’ailleurs les deux jeunes hommes pour la première fois, lorsque Michel Rocard prend la tête des étudiants socialistes en 1954 et qu’il rencontre au siège de la SFIO, Pierre Mauroy, alors président des jeunes socialistes. Ils partagent dès cette époque le rejet du colonialisme et des guerres qu’il engendre, même si Pierre Mauroy n’en tirera pas les mêmes conséquences en 1958.
Leurs chemins se séparent donc au moment du retour du général de Gaulle au pouvoir, Pierre Mauroy restant alors fidèle à Guy Mollet et à la SFIO, alors que Michel Rocard participe à la fondation du PSA, puis du PSU. Pourtant le lien n’est jamais totalement coupé entre eux. Ce qui facilitera leurs retrouvailles lors de la campagne présidentielle de François Mitterrand en 1974 que Michel Rocard soutient d’emblée. En fait, depuis plusieurs mois le docteur Salomon réunissait chez lui les deux hommes, ainsi que le secrétaire général de la CFDT Edmond Maire.
Après l’élection présidentielle qui se conclut sur une défaite très serrée de François Mitterrand, démarre le processus de réunification de la gauche socialiste avec les Assises. A nouveau, Michel Rocard et Pierre Mauroy sont à la manœuvre pour construire un grand parti des socialistes. La suite est bien connue : la majorité du conseil national du PSU s’y oppose entraînant la dimension de la direction du parti. Michel Rocard rejoint donc le PS, mais avec peu de militants derrière lui, par rapport au PS de l’époque.
Pierre Mauroy et Michel Rocard sont dans la majorité du PS, mais le maire de Lille depuis 1973 est alors le n°2 du parti, alors que Michel Rocard est marginalisé au secrétariat national au secteur public.
Leurs positions se rejoignent au moment de la renégociation du Programme commun de gouvernement. Les deux sont rétifs aux demandes d’actualisation du Parti communiste, perçues comme une surenchère. Après la rupture de l’Union de la gauche, Michel Rocard et Pierre Mauroy vont faire partie au sein du PS de ceux qui rejettent la surenchère des nationalisations et plaident pour le maintien d’un programme économique réaliste. Les ambitions de Michel Rocard sont de plus en plus claires et froissent le courant mitterrandiste qui s’en prend vivement au maire de Conflans. Pierre Mauroy soutient alors Michel Rocard et cosigne avec lui une tribune en vue du Congrès de Metz. Mais l’alliance entre les deux hommes ne durera pas. Ils présentent des motions différentes au congrès, Michel Rocard obtient 20,5% des mandats et Pierre Mauroy 16,5%. A eux deux ils restent loin des 45% de François Mitterrand et forment donc une minorité. Pierre Mauroy affiche son soutien tant à François Mitterrand qu’il recommence à voir après Metz, qu’à Michel Rocard qu’il reçoit chaleureusement dans le nord et l’entraîne dans un puits près de Lens en avril 1980.
Mais c’est finalement François Mitterrand qui se présente comme candidat à l’élection présidentielle et finit par l’emporter. Pierre Mauroy, pardonné de son crime de lèse-majesté de Metz accède lui à Matignon.
Dans le gouvernement Mauroy Michel Rocard cherche sa place. Il vit très mal sa nomination au ministère du Plan sans véritables moyens, ce qu’il qualifiera de « cage dorée ». Ses rapports avec le Premier ministre sont donc assez tendus. Son image à Matignon n’est pas très bonne. Ses interventions au Conseil des ministres, assez critiques à l’égard de la politique menée, ne sont pas appréciées comme en témoigne Pierre Mauroy :
« On se regardait tous, on était effarés. Indirectement, tous les ministres en prenaient pour leur grade. Rocard se mettait tout le monde à dos, et apparemment ne se rendait compte de rien. » (Robert Schneider, La haine tranquille).
C’est surtout la politique économique qui préoccupe Michel Rocard. Les mesures sociales subites grèvent la balance des paiements et la dette publique contribuant à un déséquilibre économique déjà bien marqué. C’est ainsi que dès l’investiture de François Mitterrand, Michel Rocard avait alerté Pierre Mauroy sur la nécessité d’une dévaluation qui n’interviendra finalement qu’un an plus tard. Durant l’été 1981 (27 août 1981) Michel Rocard rédige d’ailleurs une note à Pierre Mauroy dans lequel il s’explique à ce sujet :
« Tu connais ma doctrine : l’inflation est un cancer redoutable qui ronge petit à petit les fondements sociaux de nos pays et en outre les structures actuelles sont ainsi faites que l’infla- tion, qui fut un encouragement à la production, est devenue productrice de chômage parce qu’elle est une inflation par les coûts. Je suis donc totalement solidaire de Delors dans l’idée que le combat contre l’inflation et pour la valeur de notre monnaie est d’une importance décisive. Mais je crois que nous menons ce combat avec de mauvaises armes et une mauvaise doctrine monétaire, et je suis fondé à penser que Jacques Delors s’interroge aussi là-dessus. »
Il ne sera pas entendu. Et si le « tournant de la rigueur » a finalement lieu, c’est sans Michel Rocard.
Le départ de Pierre Mauroy de Matignon finit par rapprocher les deux hommes. En effet, un nouvel homme accède désormais à la place de potentiel successeur de François Mitterrand : Laurent Fabius. Face à ce nouvel adversaire, Pierre Mauroy et Michel Rocard renouent des relations apaisées. Au Congrès de Lille en 1987, Pierre Mauroy souligne clairement qu’il n’y a pour lui que deux candidats pouvant incarner le PS à la présidentielle de 1988 : François Mitterrand bien sûr, mais aussi Michel Rocard.
Lorsque Michel Rocard accède à Matignon en mai 1988, il peut compter sur le soutien de son prédécesseur Pierre Mauroy qui vient, lui, de prendre la tête du Parti socialiste. Celui-ci a sans doute apaisé les critiques des socialistes à l’égard de la politique rocardienne. Pendant les trois ans à Matignon, les frictions entre Matignon et la rue de Solférino seront assez rares. Ce qui n’empêchera pas le Premier secrétaire de se plaindre d’une politique sociale trop timorée. Il reproche ainsi au Premier ministre de pratiquer un socialisme « d’accompagnement » et non « de transformation ».
Lors du Congrès de Rennes en 1990, Michel Rocard sommé de ne pas intervenir par François Mitterrand semble néanmoins pencher du côté de Pierre Mauroy et Lionel Jospin contre Laurent Fabius. Il ne s’opposera pas néanmoins à sa prise de pouvoir sur le PS en 1992.
Mais alors que le PS connaît son plus grave échec électoral depuis 1969 aux législatives de 1993, c’est avec le soutien des mauroyistes que Michel Rocard parvient à évincer Laurent Fabius et à prendre la tête du PS pendant un peu plus d’un an.
Tous deux n’accéderont plus au gouvernement, même après la victoire de la gauche plurielle en 1997. Ils apparaîtront désormais comme des figures de sages prodiguant leurs conseils aux jeunes générations du socialisme, Pierre Mauroy soutenant notamment l’ascension de sa successeur à Lille, Martine Aubry, et Michel Rocard distribuant bons et mauvais points aux dirigeants socialistes des années 2000 et 2010.
Pierre-Emmanuel GUIGO
Mars 2022