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Les relations Mauroy-Rocard analysées par Jean Peyrelevade, ancien directeur adjoint de cabinet de Pierre Mauroy

Jean Peyrelevade, Mars 2022

1. Dans les années 70, vous participez aux cercles d’experts économiques réunis par Michel Rocard alors même que vous êtes un proche de Pierre Mauroy. Quel sens donnez-vous à cette participation ?

Dès le lendemain d’Epinay, Pierre Mauroy pense qu’il faut élargir le PS et au nom de l’unité de la gauche socialiste, regrouper, faire revenir le PSU et un grand nombre de cadres et militants de la CFDT.

Pierre Mauroy a des relations amicales et personnelles avec Michel Rocard et Edmond Maire.

Dès 1973, commencent ainsi des réunions régulières et totalement confidentielles entre Rocard, Maire et Mauroy chez André Salomon, rue Jacques Bingen, ancienne maison de Maupassant.

Le docteur Salomon est lui-même un rocardien convaincu et très attaché à la réunion des forces socialistes et très anti-mitterrandiste.

Pourquoi cela devait rester confidentiel : Edmond Maire ne voulait pas afficher ses relations avec des politiques et Michel Rocard était alors toujours au PSU. Nous réfléchissions à ce que l’on pouvait faire ensemble pour préparer un rassemblement plus vaste. La première étape était de fonder une revue commune : Faire. Je ne connaissais alors ni Michel Rocard, ni Edmond Maire. Mais je travaillais avec Pierre depuis plus de 10 ans et il m’avait pris comme sherpa. Je suis ainsi devenu une sorte d’ambassadeur permanent de Pierre Mauroy auprès de la rocardie.

Les choses se sont brutalement accélérées au lendemain de la mort de Pompidou. Je rentrais des sports d’hiver. On avait deux jours après une réunion chez André Salomon avec le numéro 0 de Faire. Pierre Mauroy arrive et dit : « il faut qu’on accélère ». L’idée des Assises du socialisme est née ce soir-là. La défaite de François Mitterrand donnait un argument supplémentaire au maire de Lille pour convaincre le Premier secrétaire de faire les Assises. En même temps il était clair que ce rassemblement potentiel était très mal vu des conventionnels, car ça diluait leur pouvoir et par Chevènement et ses amis pour des raisons politiques : cela se traduisait par une arrivée dans le PS d’une force de chrétiens de gauche. Les Assises du socialisme ont été un succès, mais relatif. Beaucoup de dirigeants et d’adhérents de la CFDT ont adhéré comme Jacques Chérèque. Mais Michel Rocard n’a emporté avec lui qu’une grosse minorité du PSU.

 

2. Vous dites dans un texte pour l’Institut Pierre-Mauroy que « vous n’avez jamais été convaincu par Michel Rocard malgré une proximité intellectuelle ». Pourtant vous participez à la revue Faire. Comment avez-vous vécu cette expérience ?

Je m’entendais très bien avec les rocardiens. J’ai toujours été girondin, le rejet du jacobinisme de l’Etat m’allait très bien. C’était en outre des gens brillants et intelligents. Peu à peu ils m’ont intégré dans l’état-major rocardien. Juste après les Assises du socialisme, j’étais considéré comme un des fondateurs de Faire sous un pseudo : Jean Rey. Et j’étais intégré dans l’état-major, au point que je participais tous les jeudis aux déjeuners de travail au Bd St Germain.

Je participais aussi aux groupes d’experts économiques avec Hubert Prévôt, François-Xavier Stasse qui devint l’un de mes amis, et l’un des seuls à l’Elysée à partir de 1981. Même au niveau du courant Mauroy qui n’était pas pro-rocardien à 100%, j’étais considéré comme un ami des rocardiens. Pour Mitterrand j’étais une variante du rocardisme.

Et pourtant, tous ces braves gens se trompaient. Je n’ai jamais oublié que je n’étais pas rocardien. J’étais dans la Rocardie, mais comme ambassadeur permanent de Pierre Mauroy. Pour moi la période de 1979, congrès de Metz jusqu’à 1995 c’est l’échec du réformisme. Et cet échec provient entre autres du fait que les vrais leaders réformistes : Pierre Mauroy, Michel Rocard et Jacques Delors n’ont jamais été capables de constituer entre eux une vraie force commune au sein du PS. Et cela de mon point de vue est dû aux ambitions présidentielles de Michel Rocard. La divergence entre Michel Rocard et Pierre Mauroy était uniquement sur ce point. Pierre Mauroy avait décidé que le meilleur candidat possible était François Mitterrand et il avait un accord sur ce sujet avec lui. Pour moi, la première erreur des deux c’est de ne pas avoir fusionné au congrès de Metz. Michel Rocard a voulu avoir son courant. Cela polarisait sur lui la haine d’une partie des conventionnels et de tous les chevènementistes. L’annonce de Michel Rocard de faire de Pierre Mauroy le premier secrétaire du PS s’il l’emportait à Metz a été faite sans son accord. Christian Blanc a joué un rôle très négatif en poussant Michel Rocard à critiquer Mitterrand. Pierre Mauroy en était furieux.

Il y a une histoire longue entre Pierre Mauroy et Mitterrand. Il ne faut jamais oublier qu’Epinay a été construit par les deux hommes. C’est le moment où Pierre Mauroy s’est détaché de Guy Mollet. Il s’allie avec Mitterrand et l’accord initial était que s’ils arrivaient à prendre la majorité, François Mitterrand serait désigné candidat à la présidentielle et Pierre Mauroy premier secrétaire du PS. Et c’est Mauroy lui-même qui a viré de bord et a demandé à Mitterrand de rester premier secrétaire du PS. Plus un engagement verbal entre les deux hommes, que personne ne connaissait qui était de nommer Pierre Mauroy premier ministre dès l’arrivée éventuelle au pouvoir. Mauroy nous l’a dit en arrivant à Matignon.

Les tensions étaient de plus en plus fortes à la fin des années 1970 entre sociaux-démocrates d’un côté et conventionnels-chevènementistes de l’autre. Là-dessus l’arrivée de Michel Rocard a exacerbé le problème.

 

3. En 1981, la question de la dévaluation dès l’entrée en fonctions du nouveau gouvernement et celle des nationalisations vont opposer Pierre Mauroy et Michel Rocard. Selon vous, était-ce d’abord une divergence politique ou plutôt économique ?

La demande de dévaluation immédiate de Michel Rocard nous a laissé de marbre sur le fond. C’est une de mes critiques fondamentales à l’égard de Michel Rocard : on a eu le droit à son égo avant 1981, mais aussi après. A partir du moment où Pierre Mauroy est nommé premier ministre, minoritaire à Metz, une large partie du groupe parlementaire et des conventionnels ne comprennent pas pourquoi c’est lui qui a été nommé premier ministre. Notre objectif est de trouver des appuis dans le gouvernement. Au départ on ne connait pas très bien Delors, mais l’alliance Delors-Mauroy se fabrique assez vite. Dieu merci.

Contrairement au mouvement naturel des choses, nous n’avons jamais réussi à avoir un soutien clair et explicite de Michel Rocard au gouvernement. Sans se rendre compte que c’est contre-productif pour lui, Michel Rocard joue un jeu personnel. Michel Rocard a toujours été un bon économiste quand on parlait d’économie réelle, mais ses connaissances sont nulles en matière monétaire. Il portait en lui, comme Chevènement d’ailleurs, l’idée que la monnaie était au service d’une politique de relance. Un outil comme un autre de celle-ci.

Il ne comprenait pas qu’on était en régime de flottement des monnaies et que contrairement à une hypothèse très répandue à gauche, une dévaluation a un coût. Ça coûte économiquement, mais aussi socialement. Si elle est mal conduite, elle aura des effets contraires à ce que l’on annonce. Une dévaluation mal conduite peut aggraver le déficit commercial. Elle va vous entraîner dans une chute ininterrompue.

Nous savons pour notre part que l’on doit dévaluer. Notre relation avec Pierre Mauroy a quelque chose d’exceptionnel. Pendant les 10 ans qui précèdent, il nous demande à Henri Guillaume et moi des leçons d’économie. Ces leçons continueront à Matignon. Or, depuis le 15 mai nous connaissons l’état des lieux. Par des hasards professionnels je maîtrise bien ce sujet puisqu’au Crédit lyonnais je suis chargé entre autres choses de la réglementation des changes. Je vois tout de suite que les sorties de capitaux sont massives depuis l’élection de Mitterrand, qu’on n’a plus de réserve. Oui il va falloir dévaluer.

On sait que pour qu’une dévaluation réussisse, il faut peser instantanément sur l’équilibre interne. La dévaluation agit sur l’équilibre extérieur : le prix d’exportation diminue, donc les exportations augmentent. Mais le prix des importations augmente aussi. Donc si on veut éviter l’inflation, il faut compenser l’augmentation de prix des importations en pesant sur la demande interne et en limitant le volume d’importations. Il faut un plan d’accompagnement solide. En 1981, tout le programme du PS c’est le contraire de cela. On sait qu’on va arriver au pouvoir avec une relance de la demande, le contraire de ce qu’il faut pour réussir la dévaluation. Si on dévalue tout de suite, cela ne servira à rien. Il faut attendre que la raison revienne et que l’on soit capables de fabriquer un plan d’accompagnement de rigueur.

Ce que ne sait pas Rocard, c’est que dans le même temps où il dit qu’il faut dévaluer massivement, on parle à Pierre Mauroy depuis plusieurs jours. Pendant le grand déjeuner de célébration de l’investiture le 21 mai, je lui fais passer une note disant qu’il ne faut pas dévaluer. Elle n’est pas pour lui, mais à destination du président. Ce même jour où Michel Rocard coince le premier ministre pour lui demander de dévaluer, Pierre Mauroy vient justement d’obtenir que l’on ne dévalue pas immédiatement.

Nous savions que cette dévaluation devait arriver, mais plus tard une fois la fuite des capitaux calmée. Elle aura finalement lieu en octobre 1981, menée par Delors mais elle ne s’accompagnera pas d’un plan d’accompagnement comme nous l’avions envisagé. On sait donc en octobre 1981 que cette dévaluation ne servira à rien.

Le tournant de la rigueur commence en février-mars 1982, Mauroy nous fait venir dans son bureau : « où est-ce qu’on va ? ». On lui répond : « droit dans le mur ». « Mais encore ? ». « Tu connais le dernier gouvernement de pays développé qui a été obligé de demander l’aide du FMI ? C’est le dernier gouvernement travailliste anglais, juste avant Thatcher ». « Comment vous voyez la suite » nous demande Pierre, ce à quoi nous répondons en bloc : « Il doit y avoir une deuxième dévaluation. » On savait que la fuite de capitaux avait recommencé. Pierre nous dit : « bon soyons sérieux, faites-moi une note pour le président ». Le plan de rigueur démarre ce jour-là. La note a été rédigée de A à Z à Matignon et elle a été remise à Mitterrand, le soir du grand dîner de Versailles, où il avait encore l’illusion qu’il allait obtenir de Reagan et Thatcher un plan de relance. Matignon a dès lors dirigé cette dévaluation en plein accord avec Jacques Delors. Les relations avec Delors sont devenues excellentes. Pierre Mauroy et lui ont pris l’habitude d’avoir un déjeuner hebdomadaire.

Au contraire, Michel Rocard est resté complètement extérieur. Il ne nous apparaissait pas fiable. Donc on échangeait peu avec lui. On n’a jamais eu de soutien de sa part. Ni des rocardiens au sein du PS. Et pourtant cela nous aurait été utile. En juin 1982, Mitterrand comprend la nécessité de la dévaluation. Delors et Mauroy sont seuls à comprendre ce plan, seul moyen de convaincre les Allemands et les Néerlandais de réévaluer leur monnaie. Pourtant quand le plan d’accompagnement est présenté au gouvernement, tous les ministres s’y opposent sauf Delors. Mitterrand finit par arbitrer : « monsieur le Premier ministre vous voyez que vous êtes isolé ». Mauroy répond « oui, mais je maintiens » et parvient à obtenir l’accord de Mitterrand.

 

4. Michel Rocard a-t-il eu une influence sur la politique économique du gouvernement Mauroy, en particulier lors du « tournant de la rigueur » en 1982 ?

En mars 1983, c’est la même chose. A ce moment-là, aucun soutien de Michel Rocard non plus. Pire, les rocardiens nous ont beaucoup attaqué sur le blocage des revenus. Le blocage des prix tout le monde était d’accord. Mais Henri Guillaume et moi, nous avons expliqué à Mauroy que l’on ne pouvait pas faire l’un sans l’autre. On a une inflation de 14%. Mauroy comprend très bien, mais il fait face à la réticence de Delors. Delors dit : « oui, mais il faut faire confiance à l’esprit de responsabilité des syndicats, du patronat ». On a réuni tous les partenaires sociaux à Matignon et Pierre a vite compris que ce serait impossible d’avoir l’assentiment de tous. Nous avons donc dû le faire. C’est une avancée énorme : en très peu de temps nous avons cassé le taux d’inflation. Delors a théorisé cela par la suite : « on va abaisser le taux d’inflation français au niveau du taux d’inflation allemand ». Ce qui choquait les autres ministres. Mais nous avons réussi à atteindre progressivement l’objectif. Quant aux autres équilibres économiques ils ont aussi été rétablis : la balance commerciale dès 1984 par exemple. Le pouvoir d’achat des Français entre 1981 et 1986 n’a pas diminué et il a même augmenté plus vite que la moyenne européenne.

 

5. Michel Rocard a aussi fait part de son opposition aux nationalisations entreprises en 1981-1982. Quelles étaient les réactions du cabinet de Pierre Mauroy face à cette position ?

Rocard se trompe de diagnostic une fois de plus. Sur ce sujet nous sommes minoritaires au sein du PS et du gouvernement. Même Defferre est pro-nationalisations. Seul Delors est sur la même longueur d’onde que Mauroy.

Les nationalisations dans le secteur industriel ne font pas débat. Toutes ces entreprises, sauf Saint-Gobain, sont en mauvais état et il faut changer les choses. Les banques faisaient elles plus l’objet de discussions. Michel Rocard a ainsi évoqué l’idée d’une nationalisation à 51%, mais son plan m’est toujours apparu comme incohérent : comment nationaliser à 51% tout en respectant l’égalité des actionnaires ? On nationalise une action sur deux ? Actionnaire par actionnaire ? Et l’on pense que le Conseil Constitutionnel va approuver cela ?

Sa solution était donc impraticable. Ce que nous cherchions c’était d’éviter une nationalisation à tous les étages, y compris dans les filiales. Et d’éviter aussi une nationalisation à 100% des entreprises déjà contrôlées depuis 1946 comme la BNP ou le Crédit Lyonnais. Ce combat là nous l’avons perdu, et n’avons reçu aucun soutien. Nous avons donc dû renationaliser à tous les étages, ce qui a été une perte d’énergie et d’argent.

 

6. Quel regard Pierre Mauroy portait-il sur l’action de Michel Rocard quand celui-ci était à Matignon ?

Pierre Mauroy a toujours tout fait pour le soutenir par la suite. Il a été loyal à l’égard de Michel Rocard. D’autant qu’il est devenu Premier secrétaire du PS avec l’appui de Jospin et des rocardiens. Il y a une espèce de coalition qui s’est formée là-dessus.

Pour Mauroy il était assez clair que c’est à l’intérieur de cette coalition que se fabriquerait l’avenir du PS. Il était en outre violemment anti-Fabius. Pendant ces trois années, Mauroy a toujours soutenu Rocard. Tout en regrettant ce qu’il considérait comme des fautes manœuvrières. Il n’y avait plus de rivalité entre les deux hommes, si tant est qu’il n’y en ait jamais eu.

Mauroy a même considéré que l’avenir présidentiel du PS c’était Michel Rocard. Il a poussé dans ce sens-là en le proposant comme « candidat virtuel ». Et il n’est pour rien dans l’échec de Michel Rocard.

 

Propos recueillis par Pierre-Emmanuel Guigo,

Mars 2022

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